Que faut-il à Banksy pour devenir Banksy ?

Exit Through the Gift Shop, improprement traduit Faites le mur, création cinématographique du street artist Banksy, n'est pas seulement le film que vous feriez mieux d'aller voir au lieu de glander devant votre PC, c'est aussi une magistrale leçon d'art et, peut-être, de sociologie.

Résumons brièvement le film (ici, ceux qui ne l'ont pas vu s'arrêtent de lire et vont voir la bête parce que tout ce que je pourrais en dire sera de toutes façons inférieur à l'expérience cinématographique elle-même, aussi nécessaire que soit ce résumé pour mon propos).


FAITES LE MUR! - Bande Annonce VOSTFR
envoyé par faiteslemur. - Court métrage, documentaire et bande annonce.

Thierry Guetta est un français expatrié à New-York visiblement un brin halluciné : vendeur de vêtements d'occasions hors de prix pour la classe de loisir de Los Angeles, il passe son temps à filmer tout, tout le temps - une courte séquence fait remonter cette obsession au décès prématuré de sa mère, explication qui sent bon les commentaires psychologisant de critiques d'art à la petite semaine. Se découvrant cousin avec Space Invaders, un street artist bien connu pour ses mosaïques qui égayent nos villes (voir la photo qui suit, prise par mes soins parce que Bubble Bobble a bercé mon enfance), il se met à filmer les street artists au travail, ces taggueurs et graffiteurs nocturnes qui naviguent entre art contemporain et dégradation des biens publics. Il est notamment obsedé par le plus célèbre d'entre eux, Banksy, connu notamment pour ses peintures sur le "mur de la honte" entre Israël et la Palestine, ses rats, son générique des Simpsons (qui suffit à lui attirer ma sympathie totale et inconditionnelle) et quelques autres trucs.


Il finit par le rencontrer et par le suivre dans ses productions, notamment l'installation d'une poupée gonflable en forme de prisonnier de Guantanmo à Disneyland qui lui sert de baptême du feu : après qu'il ait refusé de cracher le morceau au servie de sécurité du parc, Banksy le reconnaît comme un ami. Ayant accumulé une quantité impressionnante de bande, il tente de monter un documentaire sur le Street Art. Lorsque Banksy visionne la chose, il voit à quel point c'est une merde. Il lui demande donc de le laisser retravailler les bandes pour faire quelque chose de potable, et renvoie Thierry Guetta à L.A. en lui conseillant de monter une petite exposition - inspiré par ses modèles, il a commencé à faire un peu de Street Art. Ce dernier le prend au mot, et jette toute sa fortune et son talent commercial dans un projet fou : devenir du jour au lendemain un artiste qui compte. Et, sous le nom de M. Brainwash, il va y arriver.

Mon résumé ne rend certainement pas justice à la densité et à la profondeur du film, qui parle, en dernière analyse, de l'art, de sa marchandisation et de sa perte de sens. Le Street Art y est d'abord présenté par la voix off comme le mouvement contestataire le plus important depuis le punk. Ce qu'il est bien, en un sens : les œuvres de Banksy, comme le slogan "One nation under CCTV" ou même le récent générique pré-cité, sont en effet d'une puissance critique importante. Concernant les Simpsons (vidéo ci-dessous), non seulement l'artiste a parfaitement compris l'esprit de la série, mais il arrive à délivrer un message plus subtil qu'en apparence : la marchandisation de la série tue son esprit merveilleux (la licorne enchaînée...). A l'heure où certains se plaignent que le vénérable dessin-animé perd de sa force, c'est un formidable exercice de critique et d'auto-critique que la série a osé faire (oui, je suis un fan, ça vous étonne tant que ça ?).



Mais cet accent critique pose problème. Lorsque Banksy commence à devenir un artiste reconnu, il se trouve en tension. Une image laisse brièvement voir un tag sur la vitrine d'une galerie où ses œuvres sont exposées : "Banksy vendu" ai-je eu le temps de lire dans les sous-titres. En devenant une institution, une référence, un nom dans le monde de l'art, Banksy perd de la marginalité qui donnait sens à son œuvre.

Mon hypothèse est qu'il se rend alors compte que la capacité critique de son œuvre en est affaiblie ou, pire, n'a jamais été aussi forte qu'il le pensait. En effet, que faut-il à Banksy pour devenir Banksy ? C'est-à-dire que faut-il à un individu pour devenir une "institution", un nom dont la seule mention est attachée à une valeur ? C'est là qu'il est bon - comme souvent - de relire un peu de Howard Becker :

Imaginez que vous êtes conservateur du département des sculptures dans un musée et que vous avez invité un sculpteur éminent à exposer une œuvre récente. Il arrive au volant d'un semi-remorque qui transporte une construction gigantesque associant plusieurs éléments de grosses machines industrielles agencés en un volume tout à faire intéressant et séduisant. Vous êtes enthousiasmé. Vous demandez au sculpteur de conduire le camion devant la plate-forme de chargement du musée. Et là, vous vous apercevez tous les deux que la porte est trop petite. Elle mesure quatre mètres cinquante de haut, et l'œuvre est beaucoup plus grande [...]. Finalement, le sculpteur, très contrarié, s'en va avec son œuvre (Les mondes de l'art, p. 51-52)

Pour pouvoir rentrer dans un musée, et donc être reconnue et avoir une chance de devenir une institution, une œuvre doit pouvoir passer la porte. D'une façon plus générale, elle doit se plier aux conventions en vigueur dans le monde de l'art considérée, elle doit être cohérente avec les autres institutions, ou au moins, avec un certain nombre d'entre elles : si on peut agrandir la porte, encore faut-il que le sol du musée supporte le poids de la sculpture, que la hauteur de plafond soit suffisante, que le public puisse circuler autour, etc.

La leçon est terrible pour les artistes : pour être révolutionnaire et contestataire, comme Banksy, il faut ne pas remettre en cause toutes les institutions de l'art. Il faut passer la porte. Autrement dit, pour devenir une institution comme Banksy, il faut remettre un peu les choses en question, afin de profiter du prestige charismatique et révolutionnaire qui est propre aux artistes, mais pas trop, ou du moins pas toutes. Il faut produire des oeuvres qui se plient à suffisamment de règles pour qu'elles soient montrables et appréciables par un public existant. De la même façon que les punks jouaient sur une scène des morceaux de trois minutes. De la même façon que Robert Parker attribue de bonnes notes à la plupart des vins qui ont déjà une réputation et ne subvertit la hiérarchie classique que sur une minorité de crus... Les oeuvres de Banksy ayant passé la porte, sont-elles aussi contestataires qu'il l'aurait voulut ?

La deuxième partie du film parle de cela. On doute de l'existence réelle de M. Brainwash et de Thierry Guetta : différents commentateurs ont avancé l'idée qu'il n'était qu'une création de Banksy. Le fait est que ses œuvres ont un sérieux air de déjà vu, reprenant des tics du Street Art sans originalité, et qu'on ne voit jamais l'artiste les réaliser lui-même (il en confie toute la réalisation technique à ce que Becker appellerait du "personnel de renfort"). Et il apparaît plus intéressé par la publicité (jusqu'à l'utilisation du nom de Bansky lui-même) et la communication qu'à la réflexion sur son travail. De fait, qu'il s'agissait d'un canular de Banksy ou d'un vrai illuminé, le propos du film est assez clairement critique à son encontre. Parvenant à devenir un artiste sur la base de rien (si ce n'est le capital social accumulé auprès d'artistes et de journalistes), vidant de son sens le Street Art, l'avènement de M. Brainwash apparaît comme une critique mordante de la marchandisation de l'art, de la transformation d'une forme urbaine fleurtant avec les frontières de l'art et de la loi à une reproduction en série de poster (M. Brainwash se demande comment rendre des posters identifiques uniques alors que Banksy n'a jamais apposé aucun copyright sur ses œuvres). "Exit througt the gift shop" ou comment tout art finira en souvenir marchand.

Il me semble que cette mise en scène, qu'il s'agisse ou non d'un canular, est surtout un moyen pour Banksy de réduire le conflit qu'il peut lui-même entretenir avec la marchandisation de son art. Et ce film révèle, jusque dans sa construction en deux partie et ses aller-retours constants entre le commentaire des "vrais" artistes et l'odyssée bouffonne de M. Brainwash, de l'habitus des artistes contemporains (et peut-être même pour les artistes en général). Habitus pris ici au sens de Norbert Elias, comme l'existence d'une tension entre les pulsions et l'autocontrôle. Les artistes semblent, au prisme de ce film, travaillés par un désir de radicalité - les pulsions - et la nécessité de se tenir à certaines conventions - l'autocontrainte. Et à cette première tension s'en rajoute une seconde entre le désir du succès et l'éthique du refus de la marchandisation. Deux tensions elles-mêmes en tension qui font toute la complexité de la position. Ainsi, en cachant son visage, Banksy refuse bien la marchandisation de son art, mais se plie en même temps à des conventions artistiques anciennes... et se rend d'autant plus audibles auprès d'institutions qui lui font prendre le risque de la marchandisation.

Pour les artistes, la situation est inextricable. Les voilà obliger de composer avec ces tensions, ces contradictions et tout leur cortège d'incompréhension et de mésinterprétation de leurs démarches et de leurs œuvres. Les Street Artists font des œuvres éphémères... mais ils sont contents, dans le film, que quelqu'un les filme et leur donne une permanence... mais cette permanence fait prendre le risque d'une marchandisation qu'ils méprisent... mais leur donne une reconnaissance à laquelle ils aspirent... Il n'y a pas de solution. Et c'est plutôt bien. C'est sans doute ce qui peut donner de la dynamique aux mondes de l'art.
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Google fight. Reloaded.

Google vient de lancer Google Ngram View, une base de donnée de 500 milliards de mots en plusieurs langues, et sur lequel on peut lancer des petites recherches - on peut aussi télécharger les fichiers pour des exploitations plus poussées. Intéressant pour la recherche, ça permet aussi de régler quelques problèmes.

Par exemple, la querelle entre Bourdieu et Boudon peut trouver une réponse assez définitive lorsqu'on fait une recherche sur la "bande des quatre" de la sociologie française, qui reste un pont-aux-ânes de nombreux manuels (le succès continu de Touraine s'explique sans doute par une certaine homonymie)(cliquez sur les images pour les voir en plus grand) :


Le "déclin des classes sociales" peut également être relativisé : il s'agirait en fait d'un déclin de la classe ouvrière :


Le débat entre mondialisation et globalisation, pénible mise au point de vocabulaire, pourrait être réglé une bonne fois pour toute : en France, c'est la mondialisation qui s'impose comme traduction.


Par contre, les débats sur le niveau scolaire s'avèrent plus conflictuels que je ne l'aurais spontanément pensé : les courbes se suivent, sauf sur deux périodes : du milieu des années 40 à celui des années 50, et depuis les années 1970, où il y a un net déclin du "le niveau monte".e


L'émergence, récente en France, de Simmel par rapport aux deux autres fondateurs de la discipline, Durkheim et Weber est relativement claire, tout comme la domination de l'allemand sur le français à partir des années 1980 :


Mais ils sont tous écrasés lorsque l'on rajoute Marx, même si on voit un incontestable déclin de ce dernier sur les deux dernières décennies du XXème siècle :


On peut faire les deux mêmes graphiques pour la langue anglaise :



Pas de gros changement par rapport à la situation française, même si je me serais attendu à ce que Simmel soit plus présent, étant donné son influence sur la tradition de Chicago.

Pour finir, on peut voir que j'exerçais déjà une influence dans le passé, avec un intéressant pic entre 1940 et 1960 :

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L'éternel retour de la responsabilité individuelle

C'est avec pompe et une certaine bienveillance médiatique que l'Inpes, institut national de prévention et d'éducation pour la santé, lance une énième campagne publicitaire contre la consommation de drogue. Le thème de l'année ? "Contre les drogues, chacun peut agir". Sous-entendu : si vous ne faites rien, c'est de votre faute. Sous-entendu aussi : on se drogue parce qu'on est faible ou que les autres sont faibles.

La campagne publicitaire étant devenue le degré zéro de l'activité politique, regardons donc un des clips de cette nouvelle campagne : on y rencontre Michaël, un jeune homme qui, nous dit-on, prend de la cocaïne.


Contre les drogues, chacun peut agir - Cocaïne
envoyé par Inpes. - L'actualité du moment en vidéo.

Mais pourquoi Michaël prend-t-il de la cocaïne si on s'en tient à cette vidéo ? On ne le sait pas. De fait, cela semble du point de vue des concepteurs de cette campagne assez hors sujet. Ce qui compte, c'est que si "ceux qui l'aiment" lui avait dit de ne pas le faire, il ne l'aurait pas fait. Des motivations de Michaël lorsqu'il a pris de la drogue pour la première fois, de ses motivations pour continuer, du fait qu'un jeune lycéen soit en mesure de s'en procurer ou encore de sa situation économique, psychologique ou sociale, on ne saura rien, car cela ne semble pas tellement compter. "Quand on veut, on peut" : ne pas se droguer, c'est un effort de la volonté, si ce n'est de la sienne, au moins de celle de ses parents ou de sa copine.

De fait, cela ne compterait pas si Michaël était le seul jeune à prendre de la cocaïne. On pourrait alors voir cela comme une simple "épreuve personnelle". Mais lorsqu'il s'agit d'une pratique plus nettement répandue dans la population des jeunes et des moins jeunes, il est difficile de continuer à penser qu'il n'y a là qu'un écart personnel : la drogue devient, à ce niveau, un "enjeu collectif de structure sociale" comme le disait Charles Wright Mill dans ce classique des classiques qu'est L'imagination sociologique :

Qu'on songe au chômage. Que, dans une ville de 100 000 habitants, un seul homme soit au chômage, il traverse là une épreuve personnelle ; pour le soulager, il faut tenir compte de son caractère, de ce qu'il fait faire et des occasions qui peuvent se présenter. Mais lorsque, dans une nation de 50 millions de salariés, 15 millions d'hommes sont au chômage, on a affaire à un enjeu, et ce n'est pas du hasard qu'on attendre une solution. La structure même su hasard est détruite. L'énoncé correct du problème réclame, au même titre que ses solutions possibles, l'examen préalable des institutions économico-politiques de la société, et non plus des seules situations et des caractères propres à une diaspora d'individus.

L'imagination sociologique, c'est précisément de prendre garde à la façon dont les biographies, les trajectoires individuelles, celle de Michaël qui l'a conduit à la drogue, s'inscrivent dans des enjeux collectives, dans une histoire plus large. C'est faire le lien constant, et de diverses façons, entre ce qui se passe à un niveau individuel, ou micro, et ce qui se passe à un niveau collectif, ou macro. C'est dans cette tension constante que réside précisément la sociologie. C'est "l'idée que l'individu ne peut penser sa propre expérience et prendre la mesure de son destin qu'en se situant dans sa période".

Certains seront sans doute tenter de penser qu'il n'y a là qu'une manière à bon compte de trouver des excuses aux gens : se réclamant le plus souvent du libéralisme, ils diront que cette imagination nie la rationalité des acteurs en faisant d'eux de simples jouets des forces sociales. Ils ont tort. Si on regarde la publicité ci-dessus, on se rend compte que l'éthique qu'elle propose, cette éthique de la responsabilité individuelle, du "quand on veut, on peut", fait également l'économie de la rationalité et de la logique propre des individus. Michaël n'a-t-il pas de "bonnes raisons" de se droguer ? Sa prise de cocaïne n'a-t-elle pas quelque chose de rationnel ? Visiblement, c'est également hors sujet. On ne s'adresse pas à l'intelligence des personnes, mais on les suppose faibles et sans volonté : le drogué a forcément un manque, ce n'est pas un individu solide. C'est dommage car savoir pourquoi Michaël se drogue permettrait peut-être de comprendre pourquoi la récurrence de ce type de campagne n'a jamais été suivi d'effets réels...

Mais cette éthique de la responsabilité individuelle, qui fait reposer les problèmes collectifs sur un simple défaut de volonté de la part des individus, est puissante : sa simplicité fait qu'elle se glisse partout. On la retrouve dans cette publicité britannique (signalée en son temps par Sociological Images, mais je ne parviens pas à retrouver la note) pour lutter contre l'obésité infantile, où la responsabilité des mères vient effacer toute la structure sociale qui propose et impose aux enfants des produits gras et sucrés :



Là encore, on ne dit rien de la motivation des parents (d'ailleurs ramenés ici à la seule mère, parce que, comme on peut le supposer, nourrir les gosses, c'est un truc de gonzesse...), dont le souci peut être, simplement, de faire plaisir à un enfant qui réclame ce qu'on lui être pour lui. Des parents qui se coltinent entre les contradictions inhérentes à l'exercice d'une autorité parentale non autoritaire où l'on devrait aimer ses enfants tout en les privant.

Cela me rappelle cette conversation récurrente dans de nombreuses salles des profs : comment se fait-il que des élèves dont on sait que les parents ne roulent pas sur l'or soient dotés de rutilants téléphones portables et de vêtements de marque aux prix parfois exorbitants ? Et chacun de mettre en cause la mauvaise gestion des parents. Ce qui revient le plus souvent, si on pousse l'argument à bout, à dire que les pauvres sont pauvres parce qu'ils ne savent pas gérer leur argent : une explication explicitement en vogue aux Etats-Unis, comme en témoigne des débats récents sur le Montclair Socioblog. Qui se dira que, lorsque sa situation économique n'est guère brillante, accepter quelques sacrifices pour donner à son enfant ce dont il rêve - parce que comme tous il fait partie d'une société où la possession de ces choses est quelque peut valorisée... - n'est pas si irrationnel ? Que c'est là un moyen de montrer à ses enfants qu'on les aime ou de leur éviter de ressentir un stigmate trop fort lié à la pauvreté... Bref que c'est plus parce que les parents se soucient de leurs enfants et répondent à des normes dominantes que parce qu'ils ne savent pas gérer leur maison.

Mais l'éthique de la responsabilité individuelle nous cache tout cela. Elle nous fait préférer le "quand on veut on peut". Le problème réside tout entier dans la célèbre remarque de Maslow : si le seul outil dont vous disposez est un marteau, alors tous les problèmes ont l'air d'être des clous. De même, si la seule explication dont vous disposez est la responsabilité individuelle, alors tout peut se régler par la sanction individuelle. Et on abandonne toutes les autres formes d'action, comme par exemple améliorer la situation des jeunes pour qu'ils aient moins de tentation de se droguer. L'imagination sociologique pourrait venir au secours de l'imagination politique. C'est pas gagné.
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Petits paris sur les courses (de Noël)

C'est la période des fêtes, un moment que j'imagine être une grande souffrance pour tous les journalistes de France, plus ou moins tenus de faire un énième marronnier sur les fêtes de Noël, sachant que celui-ci tombera dans l'oubli le plus total dans les 14 secondes qui suivront sa diffusion. Par solidarité avec eux, je me livre moi aussi à l'obligation du post à tendance "fêtes de fin d'année". Tiens, puisque les jeux en ligne ont été autorisés, je vous propose de prendre quelques paris.

Pari n°1 : Combien de temps avant que la pratique des courses de Noël sur Internet ne se généralise et devienne sinon dominante au moins suffisamment importante pour affecter quelque peu la foule dans les magasins ?

Pari n°2 : Combien de temps avant que les journalistes ne proclament que ça y est, c'est la dernière mode, l'avenir, et que tout le monde fait ça, sauf quelques bouseux au fin fond de la cambrousse ? Vous savez, avec un reportage sur Bernard qui achète le doberman empaillé de son épouse sur stuffedanimals.com ou ce genre de chose, et un manutentionnaire interviewé en tant qu'expert qui dodeline de la tête pour répondre aux questions.

Pari n°3 : Combien de temps avant qu'un intellectuel médiatique qui a des vieux relents fonctionnalistes - probablement Alain Finkelkraut ou Alain-Gérard Slama ou un autre philosophe avec un nom plus difficile que sa pensée - fasse une tribune dans le Monde ou un Rebond dans Libé pour crier au délitement du lien social et à la fin des institutions qui organisent la vie sociale parce que l'on ne va plus mélanger sa sueur dans des magasins surchauffés pour acheter le dernier DVD de Franck Dubosc ? Un peu comme les apéros Facebook qui témoignent d'une érosion des institutions ou Twitter d'un déclin de la sphère publique ou plus généralement Internet de la fin du vivre-ensemble et de l'éclipse des Lumières et la levée de tous les totalitarismes contre la philosophie française et le café de Flore.

Paris n°4 : Combien de temps avant que Michel Maffesoli ne fasse à ce propos un commentaire contenant les mots "orgiatiques", "fusion", "post-moderne", "archaïque" et "dyonisiaque" ?

Indice : le temps proposé pour le pari n°1 n'est pas forcément le plus court.

Pour décider des gagnants, il n'y a qu'à attendre : le temps nous apportera les réponses aussi sûrement que la rivière amène les cadavres de nos ennemis.

Allez, il faut faire vivre les traditions, non pas parce qu'elles instituent la société, mais parce qu'elles nous autorisent à manger du foie gras. Alors joyeuses fêtes à tous.
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Ce que fait un tableau d'affichage, et ce que l'on en fait

Elle est apparue un jour sur la porte de la salle des profs, juste à côté de la machine à café, au beau milieu de toutes sortes d'autres paperasses : une feuille, format A4, portant l'impression d'un poème de Victor Hugo, dont un passage avait été passé au surligneur jaune fluo. Que faisait-elle là ? Quel était le sens de cet affichage ? Je m'interroge encore.



Les photos sont prises au téléphone portable, que l'on me pardonne la médiocre qualité qui pourtant l'avantage d'anonymiser à bon compte cette petite incursion dans l'intimité de la salle des profs. Voici donc, ci-dessus, la fameuse feuille. L'impression a été faite, apparemment, à partir du site d'une écrivaine, mais rien ne permet d'affirmer que c'est là quelque chose de significatif - ce peut-être simplement le premier lien que Google a proposé. Le passage surligné, qui doit bien faire sens pour celui qui est l'auteur de cette mise en scène, est le suivant :

Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire
À vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité ;
D’une tutelle avare on recueille les suites,
Et le mal qu’ils vous font, c’est vous qui le leur fîtes.
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main,
Et renseignés sur l’ombre et sur le vrai chemin ;
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ;

Le texte n'a pas été affiché n'importe où : il est épinglé au milieu de la porte d'entrée de la salle des profs, point stratégique s'il en est. En effet, d'une part, tous ceux qui passent dans cette fameuse salle empruntent à un moment ou à un autre cette porte, qui constitue l'entrée principale, et donc se confrontent à l'ensemble des messages qui y sont laissés. D'autre part, elle se trouve juste à côté de la machine à café, donc près du cœur névralgique des discussions routinières et des moments de pause, là où l'on peut facilement laisser traîner son regard, où l'on a besoin de quelque chose à se mettre sous les yeux quand on attends son café, quand on souffle dessus pour qu'il refroidisse ou quand on se cherche une contenance parce que l'on est encore seul dans cette fameuse salle en attendant que retentisse la sonnerie de la récréation et que l'agitation n'atteigne son plus haut niveau.


Ce n'est pas le seul message affiché. Ils sont légions sur cette porte : messages de l'administration du lycée ou des collègues, messages syndicaux, informations internes diverses... On y met aussi bien l'annonce de la prochaine sortie qui perturbera quelques cours que la pétition pour la sauvegarde de telle ou telle matière ou encore le récit de telle expérience avec des élèves ou des parents que l'on pense important de donner à l'attention de tous. Au final, ce dazibao complexe, où les messages finissent souvent par se recouvrir entraînant parfois discussions, négociations et désaccords sur la hiérarchie à donner à l'information, matérialise la vie du lycée. Plus que cela, il la crée, la rend possible et quelque part l'organise. Ce maigre espace - il y a d'autres panneaux dans la salle, mais, moins stratégiques, ils sont moins utilisés ou pour des informations qui prêtent moins à l'urgence et à la lutte - oblige à superposer, renouveler et confronter les messages. Il crée une lutte de l'information par la simple limite de sa surface.

Plus que cela, une information affichée là change de statut. Elle acquiert une gravité et une officialité plus grande du fait que l'on a voulut la transformer de simple transmission orale en écrit portée à la connaissance de tous. On n'affiche pas à la légère, et on compartimente même assez clairement selon le sens que l'on veut donner à son message. Il existe un code subtil que l'on apprends assez vite. On peut afficher un message humoristique, mais on ne le mettra pas là. Un autre tableau, dans un autre espace de la salle des profs, sera préférée, modifiant de fait la nature du message. Raconter une anecdote relative à un élève pourra être une histoire drôle affiché là ou une dénonciation épinglée ici.

C'est dire que l'affichage de ce poème n'est pas anodin. De fait, ce n'est pas une grande nouveauté. D'autres poèmes, ou chansons, ou textes littéraires ont pu être affichés dans cette salle des profs comme dans toutes celles de France. On comprend la présence de certains - ailleurs, je me souviens de la photocopie d'une page de livre relatant un projet de privatisation des services publics par l'OCDE, dûment surlignée en jaune (fidèle surligneur qui permet de dire tant de chose sans passer par les mots). Ce qui m'a frappé, ici, c'est que la raison d'être de cet affichage m'est resté mystérieuse. Et j'ai pris conscience soudain de la récurrence de ces messages, et j'ai commencé à m'interroger sur leurs buts. Quelle était l'intention du collègue qui a imprimé, surligné et affiché ce texte ? En dessous, peut-être épinglé dans le même mouvement, on peut apercevoir une pétition portant sur les transformations à venir au CNED : y a-t-il un lien ? Il n'est pas évident, c'est le moins que l'on puisse. S'agissait-il plutôt de susciter un débat justement par le côté mystérieux de l'affichage ?

Puis je me suis rendu compte que ce n'était peut-être pas la question la plus importante. Des messages comme ça, il y a en des dizaines dans toutes les salles des profs de France. On en trouve peut-être dans d'autres contextes, dans des salles de pause, près des machines à café et distributeurs de chocolat. Le sens de chaque affichage peut bien se perdre, les messages demeurent. Et sont lus, avec plus ou moins de compréhension, et sans doute une bonne dose d'interprétation et de réinterprétation. Mais ces panneaux imposent de fait à un groupe certaines problématiques dont il faudra discuter : ils sont la matérialisation d'une mise sur agenda. Et les messages qu'ils portent contribuent à définir la situation dans laquelle vivent ceux qui les lisent. Ce petit poème et son surlignage contribuent mine de rien à définir la réalité dans laquelle vivent les enseignants. Et ce d'autant plus qu'il a été choisi dans le pot commun de la culture légitime suffisamment grand public pour pouvoir espérer en "imposer" à ceux qui le lisent (qui socialement ont toutes les chances d'être sensible à cette légitimité). Petit acte de langage, petite écriture anodine en apparence, mais qui mise en relation avec toutes les autres, fait finalement beaucoup de nos vies.

Quelques jours après que j'ai vu pour la première fois la fameuse feuille, elle était déjà recouverte par une autre. La construction de la réalité se fait toujours dans la lutte.
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L'école, l'ascenseur et le marronnier

On le sait, les mythes ont la peau dure. Et le sociologue, chasseur de mythes comme le disait Norbert Elias, aura beau les cribler de balles et de flèches, voire les exploser au bazooka, ils continueront encore et encore à venir hanter le débat public. Le Monde publie aujourd'hui un article sur les derniers résultats Pisa : lamentations marronnière sur les faibles performances des élèves français. Et évidemment, cet inter-titre : "L'école ne joue plus son rôle d'ascenseur social".

Ce fameux ascenseur social... Faut-il encore rappeler que La Reproduction de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron date de 1970 ? Les Héritiers du même duo de 1964 ? Et que donc le fait que ce fameux ascenseur social n'a de fait jamais fonctionné ? On serait bien en peine de savoir à quelle période se rapporte cet "âge d'or" d'une école permettant glorieusement aux plus méritants et aux plus travailleurs des élèves de s'élever au rang de l'élite.

Mais la récurrence de cette référence est peut-être plus intéressante sur ce qu'elle révèle de la conception française de la place dévolue à l'école. Car finalement c'est bien de celle-ci que l'on attends la fameuse élévation sociale (car de mobilité sociale, on ne parle ici qu'à la hausse). Sans doute a-t-on en tête la formidable croissance des conditions d'existence de nos Trente Glorieuses également mythifié, lorsque les élèves devenus étudiants obtenaient sur le marché du travail des conditions d'emploi et de rémunération bien supérieure à celles de leurs parents.

Justement, tout est dit. Cet "ascenseur social" a été collectif alors que nous le pensons aujourd'hui comme essentiellement individuel : il n'a pas consisté à l'élévation des meilleurs mais à celle du plus grand nombre. Et il n'a pas reposé seulement sur l'école, mais également sur des conditions économiques favorables sur le marché du travail. C'est la conjonction entre l'école d'un côté, et le marché du travail de l'autre qui a permis "l'ascension". Pas l'école seule.

Or dans l'utilisation récurrente de l'expression "ascenseur social", on ne fait référence qu'au rôle de l'école, et seulement à des "élévations" individuelles et non à une amélioration collective. C'est d'elle que l'on attends l'amélioration de la condition de vie des élèves. Ce qui permet de laisser de côté non seulement la question de l'emploi et du chômage mais aussi celle de l'amélioration générale des conditions de vie et de travail.

Cela est d'autant plus notable dans le fait que l'enquête Pisa ne mesure absolument pas la mobilité sociale. Ce qu'elle met à jour, c'est l'effet de l'origine sociale sur la réussite des élèves à des tests concernant certaines compétences fondamentales en lecture, en mathématique, en science. Cela est tout à fait important, mais ça ne dit rien des inégalités en terme de parcours scolaires et encore moins en termes de trajectoires sociales des élèves. Il est tout à fait possible que des élèves obtenant de bons résultats à de tels tests se trouvent, à plus ou moins court terme, exclus du système scolaire français : il suffit, par exemple, qu'ils ne poursuivent pas dans les classes préparatoires ou les filières d'élites. Ce qui est tout à fait possible si, par exemple, leur milieu familial ne les y encourage guère, parce que leurs parents ne perçoivent pas l'utilité de telles études ou ne maîtrisent pas les codes qui permettent d'y avoir accès.

Et même s'ils arrivent jusqu'à dans ces fameuses filières d'élites, rien ne dit qu'ils connaissent pour autant des parcours scolaires équivalents à ceux de ceux qui sont mieux familiallement mieux dotés qu'eux. Pour s'en convaincre, on peut lire ce passage d'un article récent des Actes de la recherche en sciences sociales sur les élèves de milieux populaires dans les grandes écoles de commerce :

HEC et l’ESSEC affichent des taux d’insertion professionnelle proches de 100% six mois après la fin de la scolarité. Si deux tiers des recrutements s’effectuent dans les métiers du conseil et de la finance suivis, de loin, par le marketing et la vente, les positions sont loin d’être équivalentes [pour les élèves bénéficiant d’une bourse d’études] en termes de prestige, de rémunération et de pouvoir. [...]
En effet, par leur socialisation familiale, une majorité d’élèves ont une perception relativement claire [des parcours scolaires à avoir] et peuvent jouer dès leur entrée en école la stratégie du « curriculum vitae », leur sens du placement leur permet de choisir des cours, stages et fonctions associatives rentables socialement et cohérents avec leur objectif professionnel, une qualité très appréciée dans les processus de recrutement.
Au contraire, les élèves issus des fractions dominées de l’espace social ont une représentation partielle de l’univers des possibles et tendent à sous-estimer la rentabilité des investissements extrascolaires ainsi que de la sociabilité informelle4 dans le fonctionnement du marché du travail. Dès lors, leur scolarité prend un caractère hésitant perçu comme un signal négatif par les recruteurs et, en amont, par les jurys chargés d’affecter les étudiants dans les « majeures » (HEC), « chaires » et « filières » spécialisées à l’ESSEC, au cours d’entretiens de motivation. C’est pourquoi il apparaît qu’aujourd’hui encore « la réussite professionnelle est beaucoup plus étroitement liée à l’origine sociale qu’à un indicateur de capital scolaire tel que le rang de sortie de l’école » (Pierre Bourdieu).

Autrement, même lorsqu'il s'ouvre un tout petit peu en termes quantitatif - comme le voudrait par exemple le mot d'ordre des "30% de boursiers dans les grandes écoles" - le système scolaire ne suffit pas à garantir la mobilité sociale des individus. La distinction et la reproduction des élites s'appuient sur d'autres institutions - les entretiens d'embauche, la sociabilité informelle, etc. - et d'autres signes et codes - les investissements extrascolaires, les façons d'être, ou, pour le dire mieux, l'habitus - que l'on met trop rarement à la question.

Alors pourquoi cette métaphore de l'ascenseur social, avec tout ce qu'elle contribue à dissimuler, demeure-t-elle si puissante ? On pourrait penser que c'est justement parce qu'elle permet de dissimuler tout cela, mais c'est prendre le risque d'un certain complotisme. On pourrait aussi penser à une simple habitude se reproduisant et se renforçant au fur et à mesure qu'elle est réutilisé, morceau d'une certaine culture politique et journalistique. J'aurais tendance à penser que l'origine en est plus générale : elle est le résultat d'un long dressage à une façon de penser individualisé, qui prend son origine dans le fonctionnement même de l'école, qui, bon an mal an, continue à proclamer auprès de ceux qui passent entre ses mains l'idéologie du don qui était déjà dénoncée par Bourdieu et Passeron. L'ascenseur social se maintient parce qu'il s'agit d'une métaphore cohérent avec la façon dont nous nous représentons toujours les parcours des élèves : celui d'individus dont l'école doit accoucher les qualités et les dons cachés. C'est peut-être par là qu'il faudrait commencer à s'interroger sur la justice de l'école.
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La "révolution" de Cantona : sur le capitalisme et la morale

Depuis quelques jours, un appel au "bank run" de l'ancien footballeur Eric Cantona a fait couler pas mal d'encre et de salive. On parle de révolution... Vraiment ?

Plus alertes que moi, vous avez sans doute déjà vu la fameuse interview. Je la remet quand même parce que je lui trouve un petit côté fascinant.



Je l'avoue : je m'attendais à quelques précisions, à une certaine analyse de la part du l'ex-footballeur/acteur, pas une analyse économique profonde, mais un semblant d'explication. Mais non. La conversation ressemble à une brève de comptoir et sent plus le pastagas et la pétanque que la sueur des fronts d'une avant-garde révolutionnaire penchée sur la recherche de nouveaux moyens d'actions.

Une idée simple, servie à la louche : faire sauter les banques en retirant son argent. La crise de liquidité, peu probable car on ne voit pas pourquoi la banque centrale refuserait de refinancer les banques, comme arme politique... Je m'attendais vaguement à ce que soit reprise l'idée fausse qui veut que la monnaie scripturale ne soit pas de la "vraie" monnaie, idée popularisé par le film L'argent-dette et que tout élève de première ES peut contester les doigts dans le nez une main dans la poche, mais même pas.

Il est d'ailleurs assez drôle de voir les instigateurs de ce mouvement soutenir que la plupart des gens ne connaissent pas suffisamment les principes de la création monétaire (ce qui est sans doute vrai) et que eux veulent les y sensibiliser alors qu'ils se contentent d'opérer un vif retour à l'étalon-or. Jacques Rueff aurait été ravi.

Le plus étonnant, et le plus significatif, est la fin de la vidéo. Car même si son plan diabolique fonctionnait, que propose de faire Eric Cantona ? Ben... rien. Si : "on va nous écouter autrement". Comme projet révolutionnaire, on m'accordera que c'est un peu court.

Y a-t-il quelque chose de plus développé du côté du site bankrun2010.com (tiens, un .com pour un tel projet, l'ironie est savoureuse une fois de plus) ? Voyons ça :


Nous, les citoyens du 21ème siècle, héritiers des générations qui se sont sacrifiées pour que nous soyons et demeurions des citoyens libres et dignes, nous exigeons la création d’une BANQUE CITOYENNE, au service des CITOYENS, une banque qui mettrait notre argent à l’abri des fièvres spéculatives, à l’abri des bulles financières toutes condamnées à exploser un jour, à l’abri des opérations qui transforment nos emprunts en actifs et se servent de nos dettes pour acheter d’autres richesses.

Nous voulons des banques qui ne prêtent que les richesses qu’elles possèdent. Des banques qui aident les petites et moyennes entreprises à relocaliser l’emploi, des banques qui prêtent à taux zéro. Des banques qui soutiennent les projets qui profitent aux citoyens plutôt qu’aux « marchés » Des banques où déposer notre argent tout en ayant la conscience tranquille. Des banques dont nous n’aurons plus à nous méfier. Des banques dont le succès sonnera le glas des marchands de morts, de maladies et d’esclaves. Sur les ruines de l’ancien système, nous voulons construire un système bancaire qui ne sacrifiera plus la dignité humaine sur l’autel du profit.

En un mot comme en cent : ils veulent des "banques solidaires". Voilà le projet révolutionnaire. Je lisais justement il y a peu cet article sur la légitimation des banquiers solidaires. En voici une petite citation :

le micro-crédit [profite] d’un nouvel âge, d’un « nouvel esprit » du capitalisme (Boltanski, Chiapello, 1999) ; ce nouvel esprit reposant sur la valorisation de la contribution positive de l’entreprise pour la collectivité en termes de lutte contre l’exclusion et de respect des droits fondamentaux. Le prêt contracté dans un organisme solidaire renvoie aux mêmes pratiques qu’un prêt bancaire classique (calcul du ratio de risques, élaboration d’un système de garantie, échelonnage de la dette, évaluation du projet d’utilisation des fonds). Les activités, prises en charge la plupart du temps par des professionnels de la finance, relèvent, dans les deux cas, de la comptabilité, de l’évaluation par bilan comptable.

Ce mouvement, comme bien d'autres qui pensent être dans la contestation sans concession du capitalisme, fait l'erreur de croire que le capitalisme est sans morale ou amoral, et que le "moraliser" serait un acte révolutionnaire (pourtant cette thématique a pu être reprise par des personnes dont le statut de révolutionnaire peut, tout au moins prêter à débat). C'est oublier que le capitalisme a toujours eu besoin de s'appuyer sur une morale extérieure à lui. Elle était religieuse à l'origine, s'appuyant sur les principes d'un certain protestantisme pour justifier la poursuite effrénée du profit. Aujourd'hui encore, les traders ne sont pas dénué de morale. Qu'on lise cet extrait d'un entretien que j'ai fait il y a quelques temps avec précisément un trader :

Par contre, moi, j'ai aucun problème à faire... par exemple, BP, tu vois, BP, c'est une compagnie pétrolière, elle a eu son problème en Louisiane, etc. L'action a été divisé par quatre. Moi, je veux dire, ils ont que ce qu'ils méritent. Moi, j'y vais, je vends BP comme un porc, parce que tu sais que les mecs, de toutes façons, ils vont perdre de l'argent et je veux dire, ils l'ont bien mérité. La Grèce, par exemple, je suis désolé, la Grèce l'ont bien mérité aussi. Ils ont dépensé... ils ont dépensé au-dessus de leurs moyens. C'est vraiment l'histoire de la cigale et de la fourmi. C'est la cigale, ils ont dansé tout l'été, ils ont dépensé, ils ont eu un déficit budgétaire énorme, et maintenant, ils vont dire "oh, y'a des grands méchants traders qui veulent plus nous prêter d'argent". Oui, ben, fallait dépenser moins d'argent.

On retrouve bien une morale dans la juste punition tombant sur ceux qui l'ont mérité, sur ceux qui ont abusé de la dette publique... Tiens, d'ailleurs, la condamnation de la dette publique se retrouve également chez nos amis de bankrun, pour d'autres raisons certes (parce que ce ne serait pas de la "vraie" monnaie) mais quand même. D'ailleurs, en faisant la critique de la création monétaire par les banques, que font-ils si ce n'est promouvoir un comportement de "fourmi", une gestion "de bon père de famille", voire de "vertueux ascète protestant" ?

La transformation du capitalisme par le biais d'une modification de son "esprit" moral n'est pas une mauvaise idée. Encore faudrait-il réfléchir sérieusement sur ce fameux esprit et ce que l'on va en faire, pour ne pas faire la promotion de principes économiques dépassés. Et surtout ces mouvements gagneraient à prendre conscience de ce qu'ils réclament vraiment, à savoir une plus grande association des citoyens aux prises de décision économique. Se déplacer sur le terrain de la démocratie, aussi bien étatique que dans l'entreprise, serait peut-être plus efficace que de préparer un énième happening politique qui, pour médiatique qu'il soit, a peu de chance de porter ses fruits.
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