Lors d'une précédente vague de suicide frappant à l'époque l'entreprise Renault et son Technocentre, j'avais mobilisé l'analyse durkheimienne pour expliquer ce qui se passait : les suicides témoignaient d'une difficulté à transformer les problèmes du travail en enjeux collectifs, les difficultés individuelles en conflits sociaux. Le problème résidait donc dans une conflictualisation insuffisante que les vagues de suicides et leurs traitements médiatiques pouvaient, peut-être, contribuer à faire émerger. Face aux derniers évenements documentés désormais au jour le jour, je n'ai rien à ajouter sur le fond de cette analyse. Mais le rappel des chiffres initié par Eco89, et qui tend à souligner que l'on ne se suicide pas tant que ça en ce moment à France Telecom, invite à reprendre la question sous un angle un peu différent. On semble en effet se poser désormais la question suivante : si les suicides témoignent vraiment d'un malaise au travail, pourquoi n'y a-t-il pas eu plus de suicides, plus tôt, ou pourquoi n'ont-ils pas eu lieu ailleurs ? Cette question est très mal posée - et une bonne petite analyse sociologique va nous permettre de savoir pourquoi.
Eléments de sociologie des épidémies de suicides
On peut reprendre un cadre d'analyse que j'ai déjà utilisé sur un problème tout à fait différent : celui de Mark Granovetter à propos des effets de seuil. Petit rappel : dans les modèles de seuil que propose le sociologue américain, on considère que chaque individu n'adopte un comportement donnée qu'à la condition qu'un certain pourcentage des personnes situées proches de lui l'adopte préalablement. L'exemple de l'article original est celui des émeutes : si un individu a un seuil de 50%, il ne prendra part à une protestation collective violente qu'à partir du moment où au moins 50% de ses proches seront rentrés dans la bataille. Comme le signale Granovetter, ce cadre théorique peut s'étendre à bien d'autres problèmes : la diffusion des innovations, les grèves, le vote, la réussite scolaire, la décision de quitter une réunion publique, l'immigration, les rumeurs et les maladies.
Ce dernier point suggère bien qu'il peut convenir à une pathologie comme le suicide. Il y a de bonnes raisons de penser qu'un individu donné à d'autant plus de chances de se suicider qu'un certain nombre de personnes autour de lui l'ont déjà fait. Empiriquement, on constate souvent qu'un suicide dans une organisation ou un lieu de vie collective est souvent suivi par d'autres actes similaires. Gabriel Tarde avait proposé d'expliquer cela par l'imitation, hypothèse qu'Emile Durkheim avait rejeté avec la toute première force, la trouvant inacceptable. La solution ici proposée ne consiste pas à un retour à Tarde : les individus ne se contentent pas d'imiter, ils trouvent simplement leurs actes facilités par le fait que d'autres les ont précédés.Le fait que les seuils soient différents d'une personne à l'autre permet de prendre en compte, justement, que l'imitation n'est pas mécanique. On peut envisager des cas où le seuil est égal à 0% ou même négatif : l'individu se suicide alors quoi qu'il arrive. Symétriquement, le seuil peut être supérieur à 100% : dans ces cas-là, l'individu ne se suicide jamais, même si tous ses proches le font.
On peut dès lors mieux comprendre la dynamique des vagues de suicides : chaque nouvel acte peut en entraîner un nouveau, puisqu'il peut atteindre le seuil d'un individu proche. L'intérêt d'un tel raisonnement est de souligner la fragilité d'une situation apparemment stable : il suffit qu'il arrive dans une organisation donnée un individu un peu plus sensible pour que se déclenche une vague importante de suicide. Imaginons qu'à France Telecom/Orange, à un moment T, on ait la répartition suivante en terme de seuil : aucun individu dont le seuil est de 0%, un quart de l'effectif réparti de façon régulière entre 0% (exclu) et 20%, puis tous les autres individus avec des seuils supérieurs à 30%. Cette situation est stable : personne n'a de raison de se suicider. Il suffit d'introduire un individu dont le seuil est de 0% - ou qu'un évenement exogène vienne abaisser le seuil du plus fragile - et alors immédiatement on a une vague de suicide qui couvre le quart de l'effectif total. Voilà notre vague de suicide.
Le lien entre suicide et conditions de travail
Que nous apprend ce raisonnement ? Que la question dont nous sommes parti, pour légitime qu'elle puisse sembler être, est plutôt mal posée. En effet, se demander pourquoi il n'y a pas eu de suicides plus tôt ou de suicides ailleurs ne permet pas de dire qu'il n'y a pas de liens entre les conditions de travail actuelles et les suicides, comme le suggèrent désormais beaucoup de commentateurs qui n'ont pas la prudence des journalistes d'Eco89. Cela revient en effet à supposer qu'il ne peut exister qu'un lien mécanique entre conditions de travail et suicides : s'il n'y a pas correspondance entre les deux, alors c'est qu'il n'y a pas de lien. La conclusion - les suicides sont sans rapports avec les conditions de travail - découle d'une hypothèse de base non explicitées et complément érronée : soit le rapport est total, soit il n'existe pas.
Ce que le raisonnement de Mark Granovetter nous permet de comprendre, c'est que entre une situation X et une réaction collective Y, les choses ne peuvent justement être mécaniques. Elles dépendent de la composition du groupe : il suffit d'une petite variation dans la distribution des seuils pour que le résultat soit totalement différent. Considérez un groupe de 100 personnes dont le seuil le plus bas est 0% et dont les autres se répartissent de façon linéaire jusqu'à 99%. Ce groupe est promis à une mort certaine par suicide collectif : le premier se suicide de toute façon, puis celui dont le seuil est de 1%, puis celui dont le seuil est de 2%, etc. Retirez maintenant l'individu dont le seuil est de 2% et remplacez-le par quelqu'un dont le seuil est de 3% : il n'y a plus que 2 suicides (celui dont le seuil est de 0%, celui dont le seuil est de 1%).
Ainsi, tout dépend de la distribution des différents seuils à un moment T : si les seuils sont mieux distribués pour la réaction "faire grève" que pour la réaction "se suicider", alors c'est une grève qui aura lieu et non une épidémie de suicide. La baisse des suicides chez France Telecom ne témoigne donc pas d'une amélioration de la situation de l'entreprise en termes de conditions de travail : elle peut très bien dépendre d'une simple variation dans la répartition du seuil du fait de l'épuisement des individus les plus sensibles ! De même, considérer que parce que l'on se suicide moins qu'ailleurs, c'est que les choses vont mieux, est également une erreur : tout dépend de la répartition des seuils ici et là.
Le normal et le pathologique
Reste donc un problème : l'analyse précédente, si elle permet de comprendre qu'une baisse ou une absence de suicide ne peut être imputé simplement à de meilleures conditions de travail, nous oblige également à dire qu'il n'est dès lors pas nécessaire qu'une augmentation des suicides signalent des conditions de travail plus mauvaises. Peut-on alors conserver l'idée que les suicides au travail, qu'une vague de suicide dans une entreprise, signale bel et bien un malaise ? En se reportant une fois de plus à Emile Durkheim, il y a de bonnes raisons de le penser. Cette fois, il est nécessaire de reprendre quelques cours de méthode en relisant le chapitre 3 des Règles de la méthode sociologique, deuxième grand ouvrage de Durkheim, paru en 1895. Ce chapitre s'intitule "Règles relatives à la distinction du normal et du pathologique".
Voilà qui tombe à point nommé puisque c'est précisement ce que l'on essaye de savoir depuis un certain temps : la vague de suicide que la presse nous rapporte traduit-elle bel et bien un malaise, une maladie, une situation pathologique dans l'entreprise France Telecom, voire dans l'ensemble des entreprises ? C'est sur ce point d'analyse que s'affrontent désormais les acteurs : il s'agit de donner sens à ce qui se passe. Reposons donc la question de Durkheim en ouverture de son chapitre 3 : "La science dispose-t-elle de moyens qui permettent de faire cette distinction ?". Son objectif est de dépasser le simple affrontement idéologique pour poser une méthode scientifique permettant de repérer les états pathologiques de la société, comme le médecin distingue la maladie du fonctionnement sain du corps humain.
Quel critère retenir pour distinguer ainsi le normal et le pathologique ? Durkheim, après en avoir repoussé plusieurs, en propose un relativement simple qui s'applique aussi bien à l'individu qu'à la société : l'écart à la moyenne statistique.
C'est donc l'écart à une norme propre à une espèce donnée qui va permettre de réperer une situation pathologique. Cette distinction a des conséquences fondamentales. Ainsi, Durkheim va considérer le crime comme un phénomène normal : celui-ci présente en effet une certaine régularité dans la plupart des sociétés. Il y occupe de plus deux fonctions importantes, ce qui permet de passer de la "normalité de fait" à la "normalité de droit" : il permet aux normes et aux règles d'être réaffirmées, et il peut introduire des innovations (c'est le cas du "crime" de Socrate). Pour autant, s'il venait à ce que les crimes deviennent trop nombreux par rapport à la normalité statitistique, ou s'il advenait que les crimes ne soient plus reprimés, on tomberait alors dans une situation pathologique, car s'écartant du type normal, du fonctionnement normal et courant de la société.
Quelles conséquences cela peut bien avoir sur la question des suicides à France Telecom ? Pour établir si la situation est ou non pathologique, il convient donc de la rapporter au "type normal", selon l'expression durkheimienne, à la moyenne statistique. Une épidemie, même brêve, de suicide témoigne bien d'un écart à la norme : elle est le symptôme d'un mal plus profond, anomie ou autre. L'analyse de Mark Granovetter vient utilement compléter cette définition en nous permettant de comprendre que ce symptôme ne sera pas forcément durable, du moins sous une forme donnée : les suicides peuvent se transformer par la suite en d'autres manifestations du malaise, dépressions, consultations auprès du médecin du travail, protestations et manifestations... Du coup, la baisse des suicides chez France Telecom témoigne peut-être plus d'une transformation des modes d'expression du malaise que d'une amélioration. Après tout, l'attention médiatique qui se porte sur cette entreprise peut venir modifier les seuils : certains individus se trouvent d'un seul coup un intérêt pour d'autres formes de mobilisation entraînant dans leur sillage d'autres personnes... Comme souvent, l'observation modifie l'objet observé.
Au final, il convient de prendre ces affaires de suicides avec la plus grande prudence : il ne faut pas nier les problèmes, ni les surestimer. Le rappel des chiffres est toujours utile, mais il ne doit pas contribuer à invisibiliser certains phénomènes. Les suicides sont un indicateur assez imparfait des conditions de vie d'un groupe : les épidémies ne peuvent être saisies seules, elles doivent être mises en rapport avec d'autres formes de symptômes. Et ce d'autant plus que la centration sur cette forme n'est pas dénuée d'ambiguité. Des études plus complètes doivent être menées, et c'est pour cela que l'on a besoin de sociologues. A bon entendeur.
Eléments de sociologie des épidémies de suicides
On peut reprendre un cadre d'analyse que j'ai déjà utilisé sur un problème tout à fait différent : celui de Mark Granovetter à propos des effets de seuil. Petit rappel : dans les modèles de seuil que propose le sociologue américain, on considère que chaque individu n'adopte un comportement donnée qu'à la condition qu'un certain pourcentage des personnes situées proches de lui l'adopte préalablement. L'exemple de l'article original est celui des émeutes : si un individu a un seuil de 50%, il ne prendra part à une protestation collective violente qu'à partir du moment où au moins 50% de ses proches seront rentrés dans la bataille. Comme le signale Granovetter, ce cadre théorique peut s'étendre à bien d'autres problèmes : la diffusion des innovations, les grèves, le vote, la réussite scolaire, la décision de quitter une réunion publique, l'immigration, les rumeurs et les maladies.
Ce dernier point suggère bien qu'il peut convenir à une pathologie comme le suicide. Il y a de bonnes raisons de penser qu'un individu donné à d'autant plus de chances de se suicider qu'un certain nombre de personnes autour de lui l'ont déjà fait. Empiriquement, on constate souvent qu'un suicide dans une organisation ou un lieu de vie collective est souvent suivi par d'autres actes similaires. Gabriel Tarde avait proposé d'expliquer cela par l'imitation, hypothèse qu'Emile Durkheim avait rejeté avec la toute première force, la trouvant inacceptable. La solution ici proposée ne consiste pas à un retour à Tarde : les individus ne se contentent pas d'imiter, ils trouvent simplement leurs actes facilités par le fait que d'autres les ont précédés.Le fait que les seuils soient différents d'une personne à l'autre permet de prendre en compte, justement, que l'imitation n'est pas mécanique. On peut envisager des cas où le seuil est égal à 0% ou même négatif : l'individu se suicide alors quoi qu'il arrive. Symétriquement, le seuil peut être supérieur à 100% : dans ces cas-là, l'individu ne se suicide jamais, même si tous ses proches le font.
On peut dès lors mieux comprendre la dynamique des vagues de suicides : chaque nouvel acte peut en entraîner un nouveau, puisqu'il peut atteindre le seuil d'un individu proche. L'intérêt d'un tel raisonnement est de souligner la fragilité d'une situation apparemment stable : il suffit qu'il arrive dans une organisation donnée un individu un peu plus sensible pour que se déclenche une vague importante de suicide. Imaginons qu'à France Telecom/Orange, à un moment T, on ait la répartition suivante en terme de seuil : aucun individu dont le seuil est de 0%, un quart de l'effectif réparti de façon régulière entre 0% (exclu) et 20%, puis tous les autres individus avec des seuils supérieurs à 30%. Cette situation est stable : personne n'a de raison de se suicider. Il suffit d'introduire un individu dont le seuil est de 0% - ou qu'un évenement exogène vienne abaisser le seuil du plus fragile - et alors immédiatement on a une vague de suicide qui couvre le quart de l'effectif total. Voilà notre vague de suicide.
Le lien entre suicide et conditions de travail
Que nous apprend ce raisonnement ? Que la question dont nous sommes parti, pour légitime qu'elle puisse sembler être, est plutôt mal posée. En effet, se demander pourquoi il n'y a pas eu de suicides plus tôt ou de suicides ailleurs ne permet pas de dire qu'il n'y a pas de liens entre les conditions de travail actuelles et les suicides, comme le suggèrent désormais beaucoup de commentateurs qui n'ont pas la prudence des journalistes d'Eco89. Cela revient en effet à supposer qu'il ne peut exister qu'un lien mécanique entre conditions de travail et suicides : s'il n'y a pas correspondance entre les deux, alors c'est qu'il n'y a pas de lien. La conclusion - les suicides sont sans rapports avec les conditions de travail - découle d'une hypothèse de base non explicitées et complément érronée : soit le rapport est total, soit il n'existe pas.
Ce que le raisonnement de Mark Granovetter nous permet de comprendre, c'est que entre une situation X et une réaction collective Y, les choses ne peuvent justement être mécaniques. Elles dépendent de la composition du groupe : il suffit d'une petite variation dans la distribution des seuils pour que le résultat soit totalement différent. Considérez un groupe de 100 personnes dont le seuil le plus bas est 0% et dont les autres se répartissent de façon linéaire jusqu'à 99%. Ce groupe est promis à une mort certaine par suicide collectif : le premier se suicide de toute façon, puis celui dont le seuil est de 1%, puis celui dont le seuil est de 2%, etc. Retirez maintenant l'individu dont le seuil est de 2% et remplacez-le par quelqu'un dont le seuil est de 3% : il n'y a plus que 2 suicides (celui dont le seuil est de 0%, celui dont le seuil est de 1%).
Ainsi, tout dépend de la distribution des différents seuils à un moment T : si les seuils sont mieux distribués pour la réaction "faire grève" que pour la réaction "se suicider", alors c'est une grève qui aura lieu et non une épidémie de suicide. La baisse des suicides chez France Telecom ne témoigne donc pas d'une amélioration de la situation de l'entreprise en termes de conditions de travail : elle peut très bien dépendre d'une simple variation dans la répartition du seuil du fait de l'épuisement des individus les plus sensibles ! De même, considérer que parce que l'on se suicide moins qu'ailleurs, c'est que les choses vont mieux, est également une erreur : tout dépend de la répartition des seuils ici et là.
Le normal et le pathologique
Reste donc un problème : l'analyse précédente, si elle permet de comprendre qu'une baisse ou une absence de suicide ne peut être imputé simplement à de meilleures conditions de travail, nous oblige également à dire qu'il n'est dès lors pas nécessaire qu'une augmentation des suicides signalent des conditions de travail plus mauvaises. Peut-on alors conserver l'idée que les suicides au travail, qu'une vague de suicide dans une entreprise, signale bel et bien un malaise ? En se reportant une fois de plus à Emile Durkheim, il y a de bonnes raisons de le penser. Cette fois, il est nécessaire de reprendre quelques cours de méthode en relisant le chapitre 3 des Règles de la méthode sociologique, deuxième grand ouvrage de Durkheim, paru en 1895. Ce chapitre s'intitule "Règles relatives à la distinction du normal et du pathologique".
Voilà qui tombe à point nommé puisque c'est précisement ce que l'on essaye de savoir depuis un certain temps : la vague de suicide que la presse nous rapporte traduit-elle bel et bien un malaise, une maladie, une situation pathologique dans l'entreprise France Telecom, voire dans l'ensemble des entreprises ? C'est sur ce point d'analyse que s'affrontent désormais les acteurs : il s'agit de donner sens à ce qui se passe. Reposons donc la question de Durkheim en ouverture de son chapitre 3 : "La science dispose-t-elle de moyens qui permettent de faire cette distinction ?". Son objectif est de dépasser le simple affrontement idéologique pour poser une méthode scientifique permettant de repérer les états pathologiques de la société, comme le médecin distingue la maladie du fonctionnement sain du corps humain.
Si donc nous trouvons un critère objectif, inhérent aux faits eux-mêmes, qui nous permette de distinguer scientifiquement la santé de la maladie dans les divers ordres de phénomène sociaux, la science sera en état d'éclairer la pratique tout en restant fidèle à sa propre méthode.
Quel critère retenir pour distinguer ainsi le normal et le pathologique ? Durkheim, après en avoir repoussé plusieurs, en propose un relativement simple qui s'applique aussi bien à l'individu qu'à la société : l'écart à la moyenne statistique.
Tout phénomène sociologique, comme, du reste, tout phénomène biologique, est susceptible, tout en restant essentiellement lui-même, de revêtir des formes différentes suivant les cas. Or, parmi ces formes, il en est de deux sortes. les uns sont générales dans toute l'étendue de l'espèce ; elles se retrouvent, sinon chez tous les individus, du moins chez la plupart d'entre eux, et si elles ne se répètent pas identiquement dans tous les cas où elles s'observent, mais varient d'un sujet à l'autre, ces variations sont comprises entre des limites très rapprochées. Il en est d'autres, au contraire, qui sont exceptionnelles ; non seulement elles ne se rencontret que chez la minorité, mais, là même où elles se produisent, il arrive le plus souvent qu'elles ne durent pas toute la vie de l'individu. Elles sont une exception dans le temps comme dans l'espace. [...] Nous appelerons normaux les faits qui présentent les formes les plus générales et nous donnerons aux autres le nom de morbides ou de pathologiques.
C'est donc l'écart à une norme propre à une espèce donnée qui va permettre de réperer une situation pathologique. Cette distinction a des conséquences fondamentales. Ainsi, Durkheim va considérer le crime comme un phénomène normal : celui-ci présente en effet une certaine régularité dans la plupart des sociétés. Il y occupe de plus deux fonctions importantes, ce qui permet de passer de la "normalité de fait" à la "normalité de droit" : il permet aux normes et aux règles d'être réaffirmées, et il peut introduire des innovations (c'est le cas du "crime" de Socrate). Pour autant, s'il venait à ce que les crimes deviennent trop nombreux par rapport à la normalité statitistique, ou s'il advenait que les crimes ne soient plus reprimés, on tomberait alors dans une situation pathologique, car s'écartant du type normal, du fonctionnement normal et courant de la société.
Quelles conséquences cela peut bien avoir sur la question des suicides à France Telecom ? Pour établir si la situation est ou non pathologique, il convient donc de la rapporter au "type normal", selon l'expression durkheimienne, à la moyenne statistique. Une épidemie, même brêve, de suicide témoigne bien d'un écart à la norme : elle est le symptôme d'un mal plus profond, anomie ou autre. L'analyse de Mark Granovetter vient utilement compléter cette définition en nous permettant de comprendre que ce symptôme ne sera pas forcément durable, du moins sous une forme donnée : les suicides peuvent se transformer par la suite en d'autres manifestations du malaise, dépressions, consultations auprès du médecin du travail, protestations et manifestations... Du coup, la baisse des suicides chez France Telecom témoigne peut-être plus d'une transformation des modes d'expression du malaise que d'une amélioration. Après tout, l'attention médiatique qui se porte sur cette entreprise peut venir modifier les seuils : certains individus se trouvent d'un seul coup un intérêt pour d'autres formes de mobilisation entraînant dans leur sillage d'autres personnes... Comme souvent, l'observation modifie l'objet observé.
Au final, il convient de prendre ces affaires de suicides avec la plus grande prudence : il ne faut pas nier les problèmes, ni les surestimer. Le rappel des chiffres est toujours utile, mais il ne doit pas contribuer à invisibiliser certains phénomènes. Les suicides sont un indicateur assez imparfait des conditions de vie d'un groupe : les épidémies ne peuvent être saisies seules, elles doivent être mises en rapport avec d'autres formes de symptômes. Et ce d'autant plus que la centration sur cette forme n'est pas dénuée d'ambiguité. Des études plus complètes doivent être menées, et c'est pour cela que l'on a besoin de sociologues. A bon entendeur.
3 commentaires:
Le titre est assez dur !
Mais il faut que ça change et vite...
Le stress est le premier maux au travail en France.
Bon week-end à vous !
Gael
Si j'ai bien compris, l'idée est que les conditions de travail ne fournissent pas une cause suffisante des suicides, alors on peut ajouter la théorie des effets de seuil.
Mais si on ne peut pas expliquer pourquoi les seuils sont différents dans telle ou telle entreprise, nous ne sommes pas plus avancés pour les comparer et expliquer les suicides... Non ?
Ah, si, cela n'invalide en rien les autres explications sociologiques du suicide, notamment en terme d'intégration et de régulation comme l'avance Durkheim. Simplement, on peut comprendre à un niveau plus fin que ces mêmes troubles peuvent prendre des formes différentes, en fonction de la situation de l'institution étudiée. Donc cela invite à faire de la sociologie, c'est-à-dire des enquêtes. Ce que, à mon niveau de modeste blogueur, je ne peux évidemment pas faire (enfin, si, mais pas sur ce sujet-là)
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