Cette note est dédiée à mes première ES2 de l'année 2008-2009, pour l'année agréable passée avec eux.
Voilà, la fin de l'année scolaire approche, avec son lot de marronniers journalistiques - sujets de philosophie du baccalauréat, élèves qui ont plus de 20 de moyenne, etc. C'est aussi la période où l'on dit au revoir aux classes avec qui on a travaillé toute une année. Dans certains cas avec soulagement, dans d'autres - comme moi avec mes premières de cette année - avec une certaine émotion. Tous les profs : il y a des classes qui marchent bien et d'autres qui ne marchent pas, certaines où l'on rentre dans la salle avec un certain plaisir, d'autres où l'on cherche une bonne raison de s'attarder à la photocopieuse... Penchons-nous un peu sur cette étrange alchimie, ses conséquences et surtout ses causes.
Les résultats de la sociologie de l'éducation concernant le rôle du milieu social d'origine sont aujourd'hui bien connu. Et les travaux portant sur l'effet-maître, c'est-à-dire la contribution propre de l'enseignant aux progrès des élèves, se diffusent peu à peu - bien que souvent de façon caricaturale - à la faveur des débats sur la rémunération au mérite des fonctionnaires. Mais l'idée d'effet-classe est moins souvent discuté : les progrès des élèves sont pourtant bel et bien influencés par les interactions qui se nouent au sein des classes.
Chacun connait le lien qui existe entre l'origine sociale des élèves et la réussite scolaire. L'origine sociale, mesurée par la profession des parents et leur niveau de diplôme, explique environ 15% de la variabilité des acquis des élèves à l'école élementaire et au collège.
Le poids de l'effet classe est à peu près similaire. C'est dire que, sur une année scolaire, la classe fréquentée par l'élève compte autant que la profession et le niveau de diplôme des parents. [1]
Ce poids est cependant à relativiser car, alors que la profession des parents exerce son influence en continu sur toute la scolarité de l'enfant, les classes se renouvellent chaque année. Il n'en reste pas moins qu'une "bonne classe" peut jouer un rôle important dans la trajectoire d'un élève, qui peut expliquer des écarts plus ou moins grands à la trajectoire socialement prédictible par l'origine sociale. Dans le même sens, les travaux de Thomas Piketty [2] ont montré que la taille des classes n'était pas sans effet : en s'appuyant sur des comparaisons empiriques, il montre que les classes de ZEP dont la taille est réduite réussisent mieux que les autres, et réduisent l'écart qui les séparent des autres classes.
Les enseignants n'ont pas vraiment d'influence sur la taille des classes, qui dépend d'abord de considérations budgétaires et de situations démographiques. Ils peuvent par contre chercher à influencer la composition des classes. Et ils le font très souvent : dans une écrasante majorité de lycée, les enseignants disposent d'information provenant des collèges pour constituer des classes qui "fonctionnent" ; de même entre les niveaux, il n'est pas rare que les administrations se voient proposer des listes d'élèves ou, a minima, des conseils de séparer telle ou telle personne.
Et pourtant, même en l'absence d'évaluation précise de ce genre de dispositifs, il semble que le résultat soit plus qu'aléatoire, les résultats en terme d'ambiance de classe ne suivant pas forcément, les groupes "à mauvais esprit" comme on dit souvent perdurant malgré tout. Evidemment, il faut prendre en compte tous les petits "bugs" qui peuvent venir ruiner une composition savamment pensée, notamment les demandes des familles, les stratégies d'options ou d'enseignements au choix, les "magouilles" diverses des élèves pour se retrouver avec le/la copain/copine (en la matière, on assiste parfois à de véritables stratégies se jouant des défaillances organisationnelles, les élèves sachant souvent à quelle personne s'adresser pour obtenir ce qu'ils veulent...). Mais même en prenant cela en compte, il n'en reste pas moins que les classes "qui marchent" ne sont ni courantes, ni plus nombreuses lorsque les groupes sont constituées plutôt que répartis "au hasard". Sans doute évite-t-on ainsi certains problèmes majeurs - comme la concentration d'élèves "difficiles" dans une même classe - mais cela n'empèche pas les classes à problèmes ni ne crée mécaniquement une ambiance de travail.
Comment expliquer ce décalage entre les tentatives gestionnaires des enseignants et les résultats obtenus ? C'est comme souvent chez Mark Gronvetter que je vais aller chercher la réponse. Celui-ci a en effet proposer de réfléchir à un certain nombre de problèmes à partir de modèles de seuil [3]. Basiquement, il s'agit de supposer que les individus adoptent un comportement donné à partir du moment où un certain pourcentage de personnes dans leur entourage plus ou moins immédiat adopte ce même comportement. L'intérêt de ces modèles est de mieux comprendre le passage du niveau micro au niveau macro, et ainsi de mieux saisir, entre autre, les actions collectives.
Mark Granovetter s'appuie essentiellement sur l'exemple de la participation à une émeute, mais on peut facilement le transférer au fonctionnement d'une classe. Considérons la participation à un chahut pour commencer. Pour simplifier, supposons qu'une classe comporte cent élèves - cette simplification n'a d'autre but que de rendre les calculs plus aisément compréhensibles. Un élève dont le seuil de participatioin au chahut est de 50% y participera seulement si 50% des élèves - donc 50 dans une classe de 100 - chahutent déjà. On peut bien sûr imaginer des seuils inférieurs ou régaux à 0% - l'élève chahute de toute façon, même s'il est le seul - et supérieurs à 100% - même au coeur du maelstorm, l'élève reste stoique et continue à lire La princesse de Clèves.
Si, dans notre classe de cent élèves, la répartition des seuils est "régulière", c'est-à-dire que l'on a un élève qui a un seuil de 0%, un élève qui a un seuil de 1%, un élève qui a un seuil de 2% ... un élève qui a un seul de 100%, alors cette classe sera forcément en chahut. En effet, l'élève dont le seuil est de 0% lancera la chahut d'une façon ou d'une autre, il sera rapidement suivit par celui dont le seuil est de 1%, puis celui dont le seuil est de 2% les rejoindra et ainsi de suite jusqu'à la participation de tous, sauf peut-être de celui dont le seuil est de 100% - mais cela a peut d'importance à ce moment-là, puisque aussi appliqué soit-il il subira de toute façon les conséquences du chahut, c'est-à-dire l'absence de cours. Par contre, il prend le risque de recevopir certaines sanctions sociales de la part de ces camarades après le cours - souvenons-nous de Martin Prince dans les Simpson... - ce qui laisse à penser que les seuils de 100% et au-delà doivent être plutôt rares chez les élèves.
Modifions maintenant très légèrement la composition de notre classe : retirons l'élève dont le seuil est de 2% et remplaçons-le par un élève avec un seuil légèrement supérieur, 3%. Que se passe-t-il alors ? L'élève dont le seuil est de 0% commence à chahuter, rapidement suivit par celui dont le seuil est de 1%. Et après ? Rien. Le chahut en reste là. En effet, les élèves suivants - les deux à 3% - ne les rejoignent pas, donc tous ceux qui suivent non plus. Le chahut reste limitée à deux élèves, ce qui est très facilement gérable pour un enseignant - quelques heures de colles, une ou deux exclusions, et hop. Le reste de la classe peut donc travailler sereinement (ou renâcler à travailler sans chahut, c'est toujours ça de pris).
Que nous apprend ce petit raisonnement théorique ? Simplement qu'une différence très légère de composition entre deux groupes peut déboucher sur deux comportements collectifs complètement différents et opposés. Si on regarde nos deux groupes du point de vue de leurs compositions moyennes - par exemple, leurs résultats scolaires passés, leurs catégories sociales d'origines, etc. - les deux groupes sont probablement identifiques. Mais la petite différence dans la composition des seuils amènent des dynamiques différentes et donne des résultats macros opposés.
Ce raisonnement d'ailleurs n'a pas à s'appliquer qu'au chahut, mais doit d'une façon plus générale s'étendre à l'ensemble des comportements collectifs qui permettent ou gênent le travail d'une classe. Le suivi du cours, la lecture d'un livre conseillé, le travail à la maison, l'apprentissage des leçons, la préparation des contrôles, l'organisation de la triche, la communication par petits mots, la fabrication d'avions en papier ou autres pendant le cours, etc. : tout cela peut répondre à un modèle de seuil. Et rien ne dit que, pour un même élève, il n'existe qu'un seul et unique seuil commun à tous ces comportements : un élève peut avoir un seuil bas pour la participation à la triche et un seuil élevé pour le travail personnel.
Tout cela est cohérent avec les théories du capital social, tel que ce dernier a été défini notamment par James S. Coleman [4]. La densité des relations entre les individus d'un groupe, et plus encore l'exclusivité de ces relations, c'est-à-dire la fermeture du groupe, contribuent à l'application des normes et encourage leur respect. L'exemple classique est celui des diamentaires de New York : ceux-ci, dans l'étude fameuse de Coleman, s'échangent des pierres de grandes valeurs sans contrats ni reçus ni autres, l'opportunisme étant découragé par le risque de ne plus poouvoir du tout travailler. Dans une classe, ce capital social peut, du point de vue institutionnel, aussi bien jouer en "positif" - encouragement au travail et au sérieux - qu'en négatif - solidarité contre les enseignants et l'institution, etc. On peut supposer que ce capital social peut se mesurer par les seuils des individus : celui-ci sera d'autant plus fort que les individus sont sensibles aux comportements des autres.
Les choses sont cependant compliquées par le fait qu'un élève n'est pas seulement le membre d'une classe, mais aussi de l'ensemble des élèves de l'établissement et de divers groupes informels de pairs. Il n'est donc pas seulement sensible aux comportements de ses camarades de classes, mais peut aussi être plus ou moins affecté par les comportements en cours dans d'autres classes - et les enseignants de collèges savent bien comment certaines classes se font concurrence entre elles pour le chahut. Des enjeux d'honneurs et de réputations peuvent alors venir affecter les niveaux de seuil individuels, lesquels sont le produit à la fois de dispositions incorporées par les individus au cours de leurs socialisations et de la position structurale de ces individus dans un cadre particulier.
Au final, les enseignants, au moment où ils forment les classes, disposent d'une information on ne peut plus incomplète. La plupart du temps, ils travaillent à partir de données "moyennes" sur les élèves : bulletins scolaires, établissements d'origines, renseignements divers sur la famille, etc. Il forme donc des groupes qui, sur cette base, doivent fonctionner, mais que les relations internes à chaque classe, que l'on peut comprendre au travers des modèles de seuils, vont venir "perturber", en bien ou en mal. Les conséquences d'une composition de classe est simplement imprévisible, parce que le comporement collectif d'un groupe ne peut se déduire strictement des caractéristiques moyennes de ses membres. La composition des classes est donc un exercice limitée - et il faudrait pouvoir en tester la portée exacte en comparant des classes aléatoires à des classes construites. Il n'est pas sûr alors que les secondes obtiennent significativement de meilleurs résultats que les premières.
Heureusement, il reste pour les enseignants d'autres ressources, et tout n'est pas joué d'avance. Car les interactions entre la classe et le professeur joue également un rôle, et il est possible, véritablement, de construire une "bonne ambiance de classe", peut-être en modifiant les seuils des élèves... La chose n'est pas forcément simple, et demande souvent des investissements importants, mais elle n'est pas impossible. Surtout si les équipes pédagogiques se coordonnent. Mais ça, c'est une autre histoire.
Bibliographie :
[1] Pascal Bressoux, "Comment favoriser les progrès des élèves ?", Sciences Humaines n°192, Avril 2008
[2] Thomas Piketty, "Quelle discrimination positive à la française ?", in La nouvelle critique sociale (collectif), 2006
[3] Mark Granovetter, "Modèles de seuil et comportements collectifs", Sociologie économique, 2008
[4] James S. Coleman, Foundations of Social Theory, 1990
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