Le marché de la drogue comme institution

A lire sur lemonde.fr, un très intéressant article de Marie-Hélène Bacqué et Lamence Madzou, qui ont publié il y a quelques temps J'étais un chef de gang aux éditions La Découverte, sur le marché de la drogue dans les banlieues françaises. Le propos peut se résumer de façon relativement simple : le vrai problème ne se situe pas du côté des banlieues, mais dans un marché de la drogue beaucoup plus large.



Contrairement aux idées reçues, les petits vendeurs ne roulent pas sur l'or. Ils ne gagnent souvent pas beaucoup plus qu'un smic mais, dans un contexte où l'accès à un emploi leur est fermé, ils ont ainsi accès à un marché du travail, certes informel, où ils ont l'impression "d'être à leur compte". Ce revenu leur permet d'accéder à la société de consommation, voire parfois de partager l'achat d'une voiture. [...]

Tout cela constitue une économie parallèle bien réelle, qui s'autorégule. Mais ce n'est pas dans les quartiers populaires et encore moins auprès des "bandes" de jeunes qu'il faut chercher l'organisation de trafics mafieux. Ces jeunes ne sont que les derniers échelons d'un marché international et, comme ceux des quartiers bourgeois, ils en sont d'abord les victimes.

L'économie souterraine n'est souvent abordée, dans la presse ou dans le monde politique, que par ses extrémités : soit les producteurs, dont on aimera montrer l'image du paysan afghan/latino au milieu de son champ de pavot, soit les revendeurs, le petit dealeur ou le revendeur de quartier. Cela témoigne, en quelque sorte, du fait que la représentation d'un marché est encore très attaché à la construction théorique de l'économie standard, c'est-à-dire comme une pure rencontre de l'offre et de la demande. Entre les deux : rien ou pas grand chose, peut-être juste des "mules" qui transportent la drogue.

On en oublie trop facilement tous les intermédiaires et soutiens qui sont nécessaires à l'organisation et au fonctionnement de ce marché. Comme tout marché, il s'agit d'abord d'une institution qui a besoin d'être socialement construite. Certes l'institutionnalisation de ce marché n'est pas, comme c'est le plus souvent le cas, le fait de l'Etat. Mais il n'en reste pas moins qu'il faut une force "régulatrice", capable d'imposer des règles du jeu aux différents acteurs. C'est ce que font les mafias diverses et variées. En décrivant la "restructuration locale du marché des stupéfiants" dans un nombre marginal de villes de la banlieue parisienne, Marie-Hélène Bacqué et Lamence Madzou nous permettent d'approcher un mode d'institutionnalisation sous la forme de "fours" :

Ils créent alors des "fours" : ils prennent possession d'un escalier, en général dans un immeuble d'habitat social. L'escalier est bloqué par un jeune cagoulé avec barre de fer. Un ou deux autres s'y installent pour vendre.

A l'extérieur, des guetteurs surveillent avec des talkies-walkies. Les équipes se relaient : le four est ouvert jusqu'à 22 heures la semaine et minuit le week-end. La drogue est cachée à proximité du four, la préparation se fait dans les appartements. L'activité règne du matin au soir, de la livraison à la préparation puis à la vente. Elle est connue des habitants, réduits au silence par la menace et l'intimidation.

Ces fours rapportent entre 6 000 et 10 000 euros par jour. Les propriétaires des fours recrutent des dealers indépendants, pour un "salaire" quotidien de 50 euros environ. C'est d'abord par la qualité de leur marchandise qu'ils s'imposent sur le marché, recourant si nécessaire à la violence pour maintenir l'exclusivité. Dans tous les cas, ils ont besoin, eux aussi, pour leur activité de calme et d'anonymat, loin des embrouilles de quelques groupes de jeunes qui appellent l'attention médiatique.

Si cette restructuration est bien à l'oeuvre, il est possible de s'attendre à une certaine recrudescence de la violence entre systèmes institutionnels différents. Le marché de la drogue en lui-même n'est pas un marché violent : il est même pacificateur dans le sens où ceux qui y font des profits ont besoin de calme et d'anonymat. Mais l'affrontement entre différentes formes d'institutionnalisation n'a pas de raison de se faire de façon pacifiée... C'est donc bien les jeunes des quartiers qui participent à cette économie souterraine qui sont les premiers menacés, et qui sont les premières victimes de cette situation.

Mais au fait, pourquoi certains prennent-ils des risques importants pour un gain finalement assez faible ? Les ennuis avec la justice ne constitue qu'un risque assez mineur comparé à ce qui peut se produire dans l'exercice pratique de l'activité illégale... La réponse à cette question proposée par Marie-Hélène Bacqué et Lamence Madzou est relativement classique : c'est le désir de participer à la société de consommation et le manque de perspective offerte par les carrières légales. On peut rappeller, en complément, celle de Steven D. Levitt : si les derniers maillons du marché de la drogue obtiennent des rémunérations finalement très faibles, ce n'est pas le cas de la petite minorité qui parvient à contrôler le système. Or, chacun espère parvenir au plus haut niveau et gagner le jack-pot. Plutôt que de se concentrer sur les "petites mains" de la drogue, il faudrait prendre le problème à la racine : réduire les rémunérations de ceux qui soutiennent et manipulent le marché. Il n'est pas sûr que l'on en prenne le chemin.


A lire aussi : une interview de Laurent Mucchielli dans le Nouvel Observateur. On consultera aussi son site, récemment rénové : Délinquance, justice et autres questions de société.

Cette note est dédiée à Yvon Gattaz et à tous ceux qui ont critiqué le manuel de SES Hatier parce qu'il propose une activité, fort instructive, sur le marché de la drogue. Amis moralisateurs, bonsoir.


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Olivier Godechot et les filières au lycée

Olivier Godechot, dont j'ai déjà parlé par ici, complète ses activités en ligne - son excellent site et le non moins excellent Quanti, en collaboration avec Pierre Mercklé - en ouvrant un blog sur Mediapart. Espérons que ça dure ! Premier billet, recyclage d'une tribune qui n'est pas passée auprès des grands quotidiens - ce qui pose de sérieuses questions sur ceux-ci : "Equilibre des filières au lycée : une autre réforme est possible". Extrait :

On ne change pas la hiérarchie disciplinaire par décret. C’est le produit d’une très longue histoire, en particulier en France, où l’on a toujours valorisé les savoirs les plus formels sur les savoirs les plus appliqués. Supprimer la ES au profit de la L maintiendra intact le brillant de la S. Comment réformer et casser ces hiérarchies stériles et cette polarisation excessive autour de la S ? Tout simplement, en permettant aux lycéens de faire exactement autant de mathématiques dans chaque filière.

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Quand les sciences sociales changent le monde...

Sur l'excellent blog Quanti - un blog qui est parvenu à me faire installer R sur mon ordinateur mérite quand même d'être salué - Pierre Mercklé reprend quelques propos de François Dubet dans la non moins excellente émission de France Culture La suite dans les idées. Il y est question de la façon dont les progrès de la statistique ont changé notre façon de percevoir la société. En élargissant un peu le propos, on peut dire que ce sont les sciences sociales en général qui ont changé notre regard et, partant, la société dans laquelle nous vivons. Pas mal pour des disciplines que l'on taxe souvent d'inutiles....


Je suis très frappé par le fait que la sophistication des outils statistiques a fortement contribué à détruire cette représentation de la société. Je veux dire que quand vous avez une statistique relativement grossière - il y a des classes sociales, il y a des urbains, il y a des paysans -, le monde est à peu près clair comme dans un manuel de sociologie. Quand vous faites entrer des statistiques de plus en plus sophistiquées, que vous remplacez - c’est un peu technique - la simple corrélation par l’analyse de régression, etc., tout ce monde-là vous explose à la figure, et d’une certaine façon, la sociologie fabrique le miroir dans lequel on va se reconnaître.


Un point très intéressant dans le propos de François Dubet est contenue dans cette dernière remarque, qui traverse d'une façon générale toute l'émission de radio, et que j'espère retrouvé dans son livre (qui est sur ma liste de lecture, comme beaucoup d'autres) : "la sociologie fabrique le miroir dans lequel on va se reconnaître". Afin de rendre intelligible le monde, la sociologie va construire une représentation de celui-ci, de la même façon que toute science construit son objet. Elle contribue ainsi à la façon dont une société se perçoit elle-même, la façon dont elle prend conscience de son fonctionnement et, éventuellement, de ses problèmes.

Ce phénomène a déjà été mis en avant par Anthony Giddens, qui souligne que l'influence des sciences sociales, contraitement aux autres sciences, se fait essentiellement de façon diffuse. Les sciences sociales produisent des analyses et des outils théoriques (notions, idées, enquêtes...) qui sont reprises par des acteurs sociaux extrèmement divers qui vont modifier en conséquence leurs actions. Que l'on pense, par exemple, à la façon dont le terme "lien social" a été repris un peu partout, avec des usages plus ou moins heureux. De ce point de vue, on peut dire que la sociologie en général, que certains considèrent comme des passe-temps inutiles ou pénibles, ont déjà changé le monde : que l'on le veuille ou non, nous pensons tous, aujourd'hui, avec des concepts et des idées venus des sciences sociales. Lorsque journalistes et hommes politiques discutent "classes moyennes", on trouve en arrière plan toute une longue tradition sociologique.

Pour autant, il ne s'agit pas de dire que la sociologie invente ou construit de toute pièce la société : si on lui en donne les moyens - c'est-à-dire si on donne aux scientifiques les ressources et les contraintes nécessaires pour être des scientifiques - elle le fait suivant une certaine rigueur, une certaine méthode, de telle sorte qu'en sociologie on ne peut pas, normalement, dire n'importe quoi. Mais les analyses qu'elle va donner sont les outils avec lesquels les individus, tant les décideurs que les autres notons-le bien, vont pouvoir appréhender le monde. Plus significativement peut-être que les transformations des outils statistiques, les thèmes que la sociologie ne traitent pas apparaissent comme "invisibles" dans le débat public. C'est le thème d'un excellent article de Stéphane Beaud dans l'ouvrage collectif La France invisible : "Les angles morts de la sociologie française".

En attendant une enquête exhaustive sur ce thème, on peut dire que les travaux en sociologie couvrent très bien - on serait tenté de dire "trop bien" - les domaines qui correspondent aux "problèmes sociaux" du moment, c'est-à-dire construit comme tel par l'agenda politique et médiatique. Parmi les plus saillants : l'exclusion, l'immigration, les quartiers défavorisés, la délinquance juvénile, la déscolarisation, les familles monoparentales, la prise en charge des personnes dépendants, les formes du renouveau religieux, etc.


Si certains thèmes sont sur-investis, d'autres sont négligés. C'est parfois sur un seul et même objet que les manques se font sentir :

Or ce qui nous semble disparaître, c'est l'analyse attentive des conditions sociales d'existence des individus et des groupes sociaux. On prendra ici comme exemple la sociologie du logement et de l'habitat. D'un côté, les cités sont aujourd'hui "surenquêtées" mais elles le sont trop souvent sous l'angle de la sociologie de leurs habitants, du mode de cohabitation, de la sociabilité des jeunes, etc. Ainsi se trouve négligée toute la dimension institutionnelle, pourtant décisive, de ce que Jean-Claude Chamboredon appelle la "construction des populations", c'est-à-dire les différents mécanismes, complexes et subtils, d'attribution des logements sociaux, étape qui préconditionne l'étude du mode de sociabilité dans les quartiers d'habitat social.


D'autres thèmes, bien que centraux dans la société française, ne sont pas abordés par la sociologie. Stéphane Beaud cite notamment les banlieues pavillionaires et la consommation. Heureusement, depuis, ces manques ont été partiellement réparés : on pourra lire ainsi La France des "petits moyens" ou la synthèse de Nicolas Herpin et Daniel Verger sur la consommation.

Toujours est-il que l'orientation des recherches en sociologie, qui répond à une alchimie complexe entre les intérêts des jeunes chercheurs en fonction de leurs trajectoires sociales particulières, les demandes institutionnelles (et plus précisement les offres de financement) et la "demande sociale" professionnelle, médiatique et politique, contribue à construire une image de ce qu'est la société française. Il ne s'agit pas de dire que les recherches qui se portent, par exemple, sur les "problèmes sociaux" définis ainsi de façon extérieure à la sociologie sont illégitimes et devraient être abandonnées. Mais il faut se souvenir que la sociologie poursuit un double objectif : elle est à la fois informative et heuristique, visant à la fois à augmenter la quantité d'informations dont nous disposons sur notre monde et à donner une meilleure compréhension de ces informations. Le deuxième objectif peut être réaliser quelque soit l'objet, "petit" ou "grand", visible ou invisible, etc. Mais il ne faut pas laisser la sociologie s'enfermer dans une certaine forme de "demande sociale" : justement parce que l'on peut améliorer notre compréhension du monde quelque soit l'objet, elle doit pouvoir se tourner vers n'importe quel thème, n'importe quel objet, y compris ceux que les mondes politiques et médiatiques n'ont pas validé par avance.

Cependant, l'influence des sciences sociales ne peut pas se formuler de façon si générale : il est nécessaire d'en reconstituer les canaux qui lui permettent de devenir effective. Autrement dit, il faut savoir quels travaux sociologiques sont lus, par qui et avec quelles conséquences. Ce champ de recherche mériterait sans doute une attention plus forte, et une médiatisation plus large auprès des chercheurs, que ce qu'il en est actuellement.

Un autre article de La France Invisible, "La grande chasse aux idées" écrit par la journaliste Jade Lindgaard, donne quelques indications à ce propos. Elle s'intéresse en effet à la façon dont quatre candidats potentiels à la présidentielle de 2007 - Nicolas Sarkozy, François Bayrou, Ségolène Royal, Laurent Fabius - se situent par rapport aux sciences sociales et les utilisent. Outre une surreprésentation des intellectuels médiatiques, particulièrement auprès du candidat Sarkozy, il est notable que les lectures des hommes politiques s'orientent de façon assez homogène vers un petit nombre de titre : les quatre candidats citent la revue Le débat et la collection de la République des idées dans leurs idées. Plus précisement encore, tous disent avoir lu et apprécier Le Ghetto français. Les "canaux de transmission" entre les sciences sociales et la classe politique sont donc assez précis, et ne laissent pas forcément la place à l'expression de la richesse des premières. L'ouvrage d'Eric Maurin est un travail de qualité, mais qui est loin de rendre justice à la variété des approches en sociologie urbaine. On se souviendra aussi de l'influence du livre de Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, qui montre assez clairement comment les sciences sociales, au travers des think tanks qu'elles alimentent, peuvent orienter le regard des politiques vers un thème particulier.

L'influence n'est cependant pas mécanique : elle doit traverser certains filtres idéologiques préexistant. Par exemple, l'ouvrage de Maurin décrit un phénomène de ségrégation sociale généralisée relativement stable sur vingt ans. Mais entre son titre et les attentes du milieu politiques, c'est une lecture "catastrophiste", sur le thème du "tout fout le camp" qui a le plus souvent était privilégié. De même, ce passage concernant Ségolène Royal est assez révélateur des contraintes qui pèsent sur le monde politique :

Bernard Lahire, sociologue, se souvient encore ébahi d'avoir vu un jour, en 1998, la conseillère [de Ségolène Royal] débarquer dans son laboratoire de Bron, dans la région lyonnaise : "J'étais scotché qu'elle soit venue jusqu'au campus. J'ai parlé avec elle pendant trois heures et j'ai accepté son invitation à déjeuner avec Ségolène Royal. Le jour du repas venu, j'ai expliqué le problème que posait pour moi la notion d'illétrisme, formulation que je conteste, car je crois qu'elle ne correspond pas à un réel problème social mais qu'elle procède d'une interprétation mal construite qui nourrit une rhétorique érronée. Ségolène Royal m'a répondu : "j'ai très bien compris votre position. Mais je fais le constat qu'on ne peut plus laisser tomber ce terme". C'était à la fois subtil et désespérant politiquement. Elle rentrait complètement dans la logique que je dénonçais, celle qui consiste à utiliser un argument même s'il est faux, s'il peut emporter l'émotion des gens.


Sur un autre thème, le rôle des journalistes et des médias doit aussi être pris en compte, dans la mesure où ils sont médiateurs des sciences sociales, tant entre les scientiques et le "grand public" qu'avec le monde politique. Toujours dans le même ouvrage, Xavier de la Porte signe un article sur les destins médiatiques de deux catégories de la population : les "travailleurs pauvres" et les "bobos". Si les premiers n'ont été "découverts" que tardivement dans le monde médiatique, les seconds, malgré leur absence totale de pertinence sociologique (revendiquée par le créateur du terme qui plus est !) ont très vite adopté et mis à toutes les sauces. Il faut dire qu'ils correspondaient assez bien à l'expérience quotidienne des journalistes, particulièrement ceux de Libération, qui ont donc repris le terme avec d'autant plus d'empressement. Inutile de dire qu'à partir de ce moment-là, il est d'autant plus facile pour les thèmes et problématiques qui se rattachent à cette catégotie - par exemple, le souci écologiste pris dans ses petits gestes quotidiens - de "passer en politique". Au contraire, les analyses socioligiques les plus sérieuses sont mises de côté parce qu'elles ne cadrent pas avec la perception immédiate des journalistes, peu enclins, dans ses cas-là, à prendre en compte les idées qui leur déplaisent :

"J'aime beaucoup le travail du sociologue Bernard Lahire, explique Annick Rivoire [journaliste à Libération] qui a bien montré que les anciennes catégories ne fonctionnaient plus [où l'on voit qu'elle n'a strictement rien compris au travail de Bernard Lahire...]" Elle ajoute : "En France on est encore dans les anciennes catégories. Pour faire mon papier, j'ai appelé Monique et Michel Pinçon-Charlot : ils n'étaient pas très convaincants, car, eux, travaillaient sur une catégorie ancienne, la très grande bourgeoisie" [où l'on voit qu'elle n'a soit pas lu soit pas compris le travail de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot]


Que nous apprennent au final ces différents exemples ? Essentiellement que toute société existe à deux niveaux : comme un ensemble de relations concrêtes d'une part, comme une représentation d'autre part. Plusieurs sociologues doutent aujourd'hui de l'existence d'une société comme correspondance relative entre les deux. C'est-à-dire une situation où la représentation d'une société comme totalité organisée est relativement partagée et est en mesure d'influencer les relations concrêtes. Bruno Latour a été le premier à aller dans cette voie, concluant, sans doute de façon rapide, que la notion même de "société" ne devrait pas être utilisée. D'autres, comme Luc Boltanski dans son dernier ouvrage, Rendre la réalité incacceptable, opère un certain retour à l'idée de société, considérant, par exemple, que l'existence de classes sociales est toujours une "cause à défendre", rejoignant ainsi la tradition de la sociologie critique, qui lie objectif de connaissance et souci politique. François Dubet propose lui de s'intéresser à la façon dont produit ses propres représentations. C'est sans doute la voie qui promet les plus grandes avancées sociologiques, et la meilleure façon d'éclairer notre connaissance du monde et de la modernité.

Mais plus profondément, cela nous oblige à réfléchir à l'utilité des sciences sociales : celle-ci ne peut se faire que de façon médiée, c'est-à-dire que les sciences sociales sont capables de véritablement "changer le monde" - ou, au moins, la société - à partir du moment où elles sont rappropriées par d'autres acteurs que les scientifiques. Et cela plaide, de façon peut-être contre-intuitive, pour leur indépendance. Lorsqu'elles sont guidées par des considérations trop politiques, orientées vers les "problèmes sociaux" que les agendas politiques et médiatiques définissent, elles contribuent à "invisibiliser" certains phénomènes ou à en survaloriser d'autres. C'est en laissant les chercheurs labourer le plus grand champ possible, sans exclusive a priori, que l'on a le plus de chances de les voir découvrir quelque chose de véritablement utile. Cela implique également que l'on ne limite pas non plus par avance les réponses possibles. Comme le disait Weber, la science doit d'abord nous apprendre à accepter des réponses qui nous déplaisent.

Premier point à signaler : la tâche primordiale d'un professeur capable est d'apprendre à ses élèves à reconnaître qu'il y a des faits inconfortables, j'entends par là des faits qui sont désagréables à l'opinion personnelle d'un individu; en effet il existe des faits extrêmement désagréables pour chaque opinion, y compris la mienne. je crois qu'un professeur qui oblige ses élèves à s’habituer à ce genre de choses accomplit plus qu'une oeuvre purement intellectuelle, je n'hésite pas à prononcer le mot d'« oeuvre morale », bien que cette expression puisse peut-être paraître trop pathétique pour, désigner une évidence aussi banale.

Au final, je ne peux m'empêcher de conclure en paraphrasant Gaston Bachelard lorsque celui-ci disait que la science était utile parce que juste et non juste parce qu'utile. Il en va de même pour les sciences sociales : si elles nous font parfois "exploser le monde à la figure", comme le dit François Dubet, il ne faut surêment pas le prendre mal. C'est dans ce genre de situation, lorsque les certitudes vacillent ou s'écroulent, que l'on a le plus de chances d'apprendre quelque chose.

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Des avantages de la dissertation

Exercice roi du système éducatif français, sous le double poids du rôle historique des jésuites et de l'influence des agrégations et des écoles normales supérieures, la dissertation reçoit régulièrement des critiques : notation subjective - souvenez-vous de la "loterie du bac" -, coût de l'exercice en termes d'organisation, etc. Les QCM sont souvent vus comme une solution possible. A ce propos, on peut lire les remarques de Jay Livingston sur le décidément excellent Montclair SocioBlog. Un peu de traduction et de commentaire ici, mais allez lire le billet entier quand même.


Il y a quelques années, alors que je démarrais un cours sur Freud, un étudiant me demanda : "Freud n'a-t-il pas été très fortement désapprouvé ?". Je ne me souviens plus de ma réponse, mais il m'est apparu plus temps que ce que voulait peut-être cet étudiant, c'était réduire l'ensemble de la pensée freudienne a une seule question : Freud - Vrai ou Faux. Réponse : Faux


Premier argument contre les QCM : à force de penser en réponses courtes qui peuvent s'écrire en une ligne maximum, on n'en vient à ne plus pouvoir nuancer, discuter ou simplement réfléchir. L'un des défauts du système d'enseignement français actuel est sans doute que beaucoup d'élèves se concentrent sur quelques "recettes" simples pour réussir les examens, sans s'inquiéter des contenus des cours ni de l'importance que ceux-ci peuvent avoir tant pour leur développement personnel que pour leur avenir professionnel. Si le bac est en cause, ce n'est pas à cause de la forme de ses épreuves. Les QCM ne feraient qu'empirer les choses.

J'utilise bien les QCM - pour répondre aux préférences des étudiants et pour éviter les plaintes de à propos d'une notation subjective. Mais d'une façon générale, je n'aime pas l'idée des QCM. Je trouve aussi ironique que les enseignants qui y sont attachés soient aussi ceux qui voient l'éducation comme une préparation des étudiants au "monde réel". Qu'est-ce que l'on pourra bien demander aux élèves dans le monde, le "monde réel", qui ressemble à un QCM ?


Souvenez-vous bien de ce deuxième argument. Beaucoup de critiques de l'éducation s'appuie sur le monde "réel", le "concret", opposé au monde abstrait... Même notre président, souvenez-vous. Lorsque les QCM reviendront dans le débat français, et ils y reviendront, posez-leur la question...

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Sauvons Obstinément la Sociologie !

Peu de temps pour bloguer ces derniers temps, mais je reviens progressivement sur le terrain, maintenant qu'une partie des copies est passée.... Il me faut donc commencer par signaler, pour ceux qui ne l'auraient pas encore vu, le communiqué de l'Association Française de Sociologie, intitulé "Sauvons Obstinément la Sociologie".


Un point qui me semble particulièrement important :

la garantie d’indépendance des enseignements et des recherches vis-à-vis des pouvoirs politiques et économiques. Une telle garantie est cruciale pour la survie d’une discipline davantage sollicitée comme gestionnaire du social à l’usage des décideurs que comme pratique de dévoilement à destination de tous les publics.


En deux phrases, les enjeux les plus importants aujourd'hui de la science en général et de la sociologie en particulier. On ne dira jamais à quel point la science, la bonne s'entend, est avant tout une possibilité sociale, le résultat d'une organisation particulière qu'il est important de défendre. Et, de même, on n'insistera jamais assez sur le fait que la sociologie ne peut définir son utilité seulement en terme d'aide à la décision, mais qu'elle s'adresse à tous, et ne parvient jamais tant à changer les choses que lorsqu'elle ne s'adresse pas qu'aux gouvernants, mais à tous.

Au passage, si le blog Agora/Sciences Sociales n'est pas encore dans vos flux RSS, c'est le moment de réparer cette (grave) erreur.

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