Un commentaire de Nicolas C. sur la note précédente me remet en mémoire deux arguments complémentaires à apporter pour montrer que les pratiques de sociabilité ont une utilité économique non négligeante. Des arguments certes un peu différents de ceux précédemment développés, mais tout aussi importants.
Petit rappel des faits : Xavier Bertrand, en répondant à une question de Jean-Marc Ayrault sur le travail le dimanche opposait d'un côté les français qui veulent travailler – économiquement utiles donc – et de l'autre la gauche qui veut défendre les « tournois de belote, des tournois de fléchettes, des concours de majorettes ou de la pratique de la musculation économiquement inutiles donc. Dans la note précédente, j'essayais de montrer le rôle économique de la partie de belote dominicale en recourant aux théories des réseaux sociaux et du capital social. En y réfléchissant bien, on peut apporter deux arguments complémentaires, même si ceux-ci portent moins nettement sur la belote.
Tout d'abord, si on réfléchit un peu en économiste, il faut noter qu'inciter les individus à une activité donnée – le travail le dimanche – se fait nécessairement au détriment d'autres activités : les ressources, à commencer par le temps, sont limitées, il n'est tout simplement pas possible de tout faire. Or dans les activités dominicales abandonnées, il y a en un certain nombre qui renvoient à la production domestique. La remarque de Xavier Bertrand « j’estime qu’il est aussi nécessaire de respecter les Français qui, aujourd’hui, veulent travailler le dimanche » confond en fait emploi et travail : ce n'est pas parce qu'un travail n'est pas rémunéré (ne s'effectue pas dans le cadre d'un emploi) qu'il n'est pas utile ! Lorsque vous faites le ménage chez vous, vous êtes bel et bien productif. Certes, cette production n'est pas prise en compte dans le PIB du fait du mode de calcul de celui-ci. Mais elle n'en participe pas moins au bien-être de la population. D'ailleurs, un certain président de la république n'avait-il pas lancé une réflexion sur les indicateurs de richesse ?
Cette production domestique est loin d'être négligeable, même si elle est difficile à évaluer. Dans cet article d'Economie et Statistique, écrit par Alain Degenne, Ghislaine Grimier, Marie-Odile Lebeaux, et Yannick Lemel, il est précisé que l'on peut l'estimer entre 40 et 70% du PIB total. Il y est également souligné que, si cette production participe bel et bien au bien-être des ménages, il apparaît en revanche que ce point ne constitue pas la motivation première – loin de là – de ces pratiques, plus dépendantes de la position dans le cycle de vie, des investissements en temps et en sociabilité que demandent ces activités, et du niveau d'instruction (ce qui explique, d'ailleurs, que cette production ne réduise pas les inégalités entre ménages). Partant de là, la suppression du dimanche chômé risque de porter un coup important à ce type de production : même si un autre jour de repos est prévu, le fait qu'il ne soit plus le même pour tous renchérirait le « coût » en sociabilité (plus difficile de se retrouver), ce qui gênerait cette production. Etant donné l'importance de celle-ci, il faudrait réfléchir et évaluer rigoureusement les effets en la matière.
D'une façon plus générale, se pose la question de la production non marchande, dont fait partie la production domestique. On parle de production non marchande lorsque les biens ou les services produits ne sont pas destinés à être vendus sur un marché – c'est-à-dire à être fourni à toute personne disposé à payer le prix demandé – mais sont fournis à titre gratuit ou quasi-gratuit à des personnes en fonction de certains liens sociaux – par exemple aux membres de la famille. Les associations, visées en partie par la remarque de Xavier Bertrand, participent à cette production non-marchande : les Restos du Coeur, par exemple, fournissent des repas à titre gratuit aux personnes en difficultés, c'est-à-dire qui occupent une position particulière de dépendance dans l'ensemble des liens sociaux. Une partie non négligeable des associations assure une production non-marchande (on les considère alors comme des administrations privées) dans des domaines extrêmement variés. Pour ne prendre qu'un seul exemple, dont on reparlera très bientôt qui plus est, dans la production culturelle, les associations et autres structures à but non lucratifs assurent la vie du spectacle vivant, des musiques actuelles, et, d'une façon plus générale, permettent une certaine diversité culturelle.
Une fois de plus, il est question d'un choix : en favorisant la production marchande par le travail le dimanche, on défavorise la production non-marchande, moins de temps pour les activités domestiques et la sociabilité, moins de bénévoles disponibles au même moment. L'une peut-elle facilement se substituer à l'autre ? On peut déjà en douter dans le cas du travail domestique : si certains ménages aisés n'auront aucun mal à recourir au marché pour assurer les activités ménagères et assimilées – ce qui créera peut-être quelques emplois – il n'est pas sûr que tous le puissent avec facilité, et une perte en bien-être est alors possible. Concernant la production associative ou celle de l'économie « sociale et solidaire », il n'est pas non plus assuré que le marché puisse assurer la même diversité de l'offre culturelle – pour ne prendre que ce seul exemple. La structure particulière du marché de la musique a tendance à concentrer la demande autour de quelques « stars », produite par les grandes majors tandis que les indépendants et autres associatifs s'occupent de la découverte des nouveaux talents. Le risque existe donc d'une réduction de la diversité de l'offre si les associations ont du mal à recruter les bénévoles nécessaires à leurs activités.
Un dernier élément devrait être pris en compte : celui des solidarités familiales. Comme l'ont montré les travaux de Claudine Attias-Donfus, celles-ci sont importantes bien que peu visibles et rarement explicites. Jean-Hughes Déchaux parle même d'une « économie cachée ». La parentèle est un réseau qui fournit aux ménages entraide domestique (garde d'enfants, activités ménagères, etc.), soutien relationnel (informations utiles dans la recherche d'emploi, d'un logement, etc.), et transferts financiers (dons plus ou moins formels, aide pour payer le loyer, soutien en cas de difficultés, etc.). Ce faisant, les solidarités famliales contribuent parfois à faire face aux aléas de l'existence, parfois à s'insérer dans la vie économique et sociale. Parfois présentées comme un filet de sécurité privé face au chômage et à la précarité, il est nécessaire de relativiser ses effets redistributifs, qui sont inexistants et peuvent même contribuer aux inégalités sociales, bénéficiant plus aux ménages d'origine aisée par rapport à ceux d'origine modeste.
Comme précédemment, si ces solidarités ne réduisent pas les inégalités, on peut penser que leurs réductions ou leurs limitations amèneraient à une réduction du bien-être des individus et des ménages. Quel rapport avec le travail le dimanche ? S'inscrivant dans le cadre de la famille, ces prestations au sein de la parentèle n'en sont pas moins des échanges. Ils supposent d'entretenir les liens – surtout lorsque ceux-ci doivent être « activés » à certains moments particuliers, comme c'est le cas pour l'aide à l'insertion professionnelle – et de « rendre » ce qui a été donné, même si l'équivalence n'est que rarement exigée. Ainsi, l'aide des parents pour le logement des ménages étudiants va de pair avec des visites régulières des seconds aux premiers. La garde des enfants induit aussi que l'on donne des coups de mains supplémentaires. Ces échanges apparaissent rarement comme tels, souvent parce qu'une période de temps assez longue est laissé entre le don et le contre-don pour que les deux apparaissent comme des actes désintéressés. Mais l'échange n'en est pas moins réel et nécessaire. Dès lors, le travail le dimanche risquerait de distendre certaines des relations familiales les plus éloignés en limitant les occasions de se rencontrer et de se retrouver pour les membres les plus éloignés de la parentèle (et l'on retrouve la force des liens faibles) ou en limitant les occasions de rendre et donc de recevoir.
De l'ensemble de ces remarques, que faut-il retenir ? Essentiellement que le choix de promouvoir le travail le dimanche est moins simple qu'il n'y paraît d'un point de vue strictement économique. Les effets sont plus variés qu'on ne pourrait le penser a priori, et la sociologie est là pour nous permettre, selon la belle expression de Michael Schwalbe, de « voir les connections » (« seeing connections ») et donc de mieux comprendre les conséquences d'une décisions ou d'un événement local sur l'ensemble du système social. Je me suis ici limité au cadre économique, parce que les choses y semblent faussement évidentes, mais on pourrait étendre ces conséquences à d'autres domaines. Tout cela ne condamne pas en soi la décision de favoriser le travail le dimanche, mais invite plutôt à ne pas prendre cette décision à la légère. Il est nécessaire de prendre en compte et donc d'évaluer l'ensemble des conséquences de cette décision. Un travail qui n'est visiblement pas fait par nos hommes politiques, d'un côté comme de l'autre d'ailleurs, préférant s'en tenir à des formules très générales. Il serait temps d'élever un débat qui est loin d'être trivial.
Jouer à la belote... Deux arguments complémentaires
Publié par
Denis Colombi
on 28 décembre 2008
Libellés :
Sociologie de la famille,
Sociologie économique
3 commentaires:
Autant je comprends que le travail du dimanche puisse réduire les moments communs au sein d'une famille ou d'un groupe quelconque, autant je ne vois pas pourquoi il réduirait les heures disponibles pour d'autres activités, suf pour des personnes passant du temps partiel au temps complet (on peut faire l'hypothèse que cela les arrange)
Certaines de ces activités réclament la présence ou l'action commune de plusieurs personnes, en particulier les activités associatives. Pour cela, il faut un moment commun.
Tout à fait d'accord pour les activités associatives, mais permettait mois un doute pour ce qui est des activités domestiques
J'ai même pu voir des couples s'arranger pour que l'un d'eux travaille le we (ds l'industrie) et l'autre la semaine, pour éviter de devoir faire garder leur(s) enfant(s)
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