Les femmes sont moins délinquantes que les hommes. Et alors ?

Voilà en gros ce que j’ai pensé en lisant l’article de Luc Bronner dans le Monde : « Délinquance : le problème c’est l’homme ». L’argument en est simple : la délinquance est, à quelques exceptions près, une affaire d’homme, c’est ce que montrent les statistiques. De là, on en conclut que… Et bien, c’est justement là le problème.




En effet, l’article décline longuement cette même idée : les hommes sont largement plus représentés dans les statistiques de la délinquance que les femmes. Quelques prudences sont prises quant à ces statistiques – qui mesurent l’activité de la police et/ou du système judiciaire et non la délinquance elle-même – mais on ne se détache jamais du simple constat empirique, détaillé pour chaque catégorie de délinquance possible. En gros, on dispose d’un « fait brut », sans théorie ni rien. Et, tant d’un point du vue scientifique que d’un point de vue politique, cela n’a au final pas grand intérêt.

D’un point de vue scientifique, c’est-à-dire si l’on s’intéresse aux connaissances et aux savoirs, l’enjeu est de savoir pourquoi les femmes sont si peu représentées parmi les délinquants. Le constat empirique n’a de sens que placé en confirmation d’une proposition théorique, et donc en relation avec celle-ci. En l’état, on en reste à l’état d’une corrélation entre le fait d’être un homme et celui d’être délinquant. Or, comme les scientifiques du social (je ne peux m’empêcher de penser que cela sonne moins bien que « social scientist ») ne cessent de le répéter corrélation n’est pas causalité. Le problème est bien de définir la nature du lien entre les deux données – le genre et le comportement délinquant. Il peut y avoir de simples effets de composition.

Par exemple, Luc Bronner évoque la participation aux émeutes de 2005, où les personnes appréhendées sont exclusivement de sexe masculin. Hughes Lagrange [1] a montré que, concernant ces mêmes émeutes, un quartier avait d’autant plus de chance d’avoir connu des émeutes que la part des familles nombreuses y est importante. Cela s’explique par le fait que lorsque la taille de l’appartement de ne permet pas à tous les enfants de disposer d’un espace à eux, ils se tournent plus facilement vers la « culture de rue ». Or, les filles s’intègrent moins dans cette culture parce que, dans les catégories populaires urbaines concernées, les filles reçoivent la charge d’aider leurs mères dans les tâches ménagères, et sont donc moins tournées vers l’extérieur. Il n’est donc pas dit que, placer dans la même situation que les garçons, les filles n’adoptent pas également des comportements délinquants. Dans ce cas-là, le genre n’est pas le facteur explicatif, et le fait rapporté dans l’article perd de sa force.

Conséquemment, ce fait apparemment « brut », puisque découlant des statistiques, n’est pas aussi bien établi que le journaliste semble le croire. Il faudrait compléter par un raisonnement « toute chose égale par ailleurs » : le genre est-il plus explicatif que les autres données ? Si on compare une fille et un garçon délinquant distinct seulement par leur genre (même catégorie sociale, même habitat, mêmes socialisations, etc.), trouve-t-on encore une différence significative ? Ce n’est pas sûr. S’ils ne sont pas interrogés correctement, les faits ne parlent pas d’eux-mêmes. A la rigueur, cette information peut inviter à s’intéresser de plus près aux modes de socialisation genrés et à les utiliser comme expérience naturelle pour tester des propositions théoriques.

Reste que l’information pourrait avoir une pertinence en terme de politique publique : il pourrait aider à orienter l’action en vue de limiter la délinquance. Ici, la référence est clairement faite, dans l’article, avec une autre corrélation qui a fait un certain bruit ces derniers temps : les femmes conduisent mieux que les hommes. On a bien ici une information utile aux pouvoirs publics : peu importe par quel processus les femmes deviennent plus prudente que les hommes, le fait est que si on les incite à conduire plus souvent, on peut espérer réduire les accidents. Quoique je reste un peu sceptique : il est possible que les femmes provoquent moins d’accidents parce que les mauvaises conductrices – se sachant mauvaises – conduisent moins (soit en utilisant d’autres moyens de transports, soit, lorsqu’elles sont en couples, en laissant conduire leur conjoint). Leur calcul changera peut-être si on les y incite, par exemple en baissant le prix des assurances pour les femmes qui conduisent.

Mais concernant la « sous-délinquance » des femmes, on voit mal quel type de politique pourrait en découler, l’article restant d’ailleurs muet sur cette question. On ne peut pas décemment inciter les hommes à devenir des femmes… ni essayer d’inciter les femmes à s’installer dans les quartiers où la délinquance forte dans l’espoir de la faire diminuer. Même si on le faisait, le gain est loin d’être assuré : si la délinquance ne provient pas du genre (d’un point de vue causal) mais d’autres facteurs, la délinquance féminine risquerait simplement d’augmenter. On bute sur un problème classique : on ne peut pas construire une bonne politique sur un raisonnement peu convaincant.

Luc Bronner évoque cependant la question de la communication : « De telles données devraient, en toute logique, interpeller les autorités et amener des réflexions sur les politiques de lutte contre la délinquance, notamment la prise en compte du sexe. Au minimum en termes de communication » (c’est moi qui souligne). Mais là encore, ce n’est pas très convaincant : il est fort possibles que les représentations médiatiques de la délinquance aient déjà intégré ce dimension « masculine ». Si on s’en tient la délinquance juvénile, Laurent Mucchielli montre, en s’intéressant au traitement médiatique de cette question, que les figures masculines et féminines sont bien distinctes et largement caricaturales : d’un côte, le « garçon arabe », délinquant, violent, violeur, de l’autre, la « fille voilée », voilée de force, violée, victimes [2]. Qu’est-ce que la communication politique pourrait bien ajouter à cela ? N’y a-t-il pas un risque à renforcer certains préjugés ? Les femmes apparaissent déjà assez peu dans les médias en tant que délinquantes, sauf à l’occasion de quelques faits divers aussi sordides que rares (comme les infanticides), et même dans ce cas-là il est possible que leur traitement soit différent que celui des hommes (même s’il faudrait ici une enquête en la matière).

Au final, cet article permet de saisir les dangers des « faits bruts ». Faute de soumettre les résultats statistiques à une critique suffisante, le risque est grand de retomber sur certaines formes de naturalisme : les femmes seraient moins délinquantes que les hommes parce que femmes, c’est-à-dire parce qu’elles sont « naturellement » plus douces que les hommes. Comme dans la célèbre chanson de Renaud, ce genre d’affirmations a priori « positives » n’en restent pas moins profondément machiste. L’article de Luc Bronner, sans doute écrit avec les meilleures intentions du monde, ne parvient pas à éviter ces écueils. Et ce parce qu’il se contente de regarder des « faits », du « concret », de trop près : à trop se rapprocher du réel, on finit par ne plus le voir entièrement. Et regarder un détail d’un objet mène trop souvent à des erreurs, comme les aveugles essayant de comprendre ce qu’est un éléphant en n’en touchant que la trompe ou que la patte. C’est le malheur de tout forme d’inductivisme. Et je ne me priverais pas du plaisir de conclure en rappelant que les sciences économiques et sociales sont un moyen d’éviter de tomber dans ce genre de piège…

Bibliographie :

[1] Hughes Lagrange, Marco Oberti, Emeutes urbaines et protestation, 2006

[2] Laurent Mucchielli, Le scandale des « tournantes », 2005



Edit : je viens de lire les commentaires des lecteurs du Monde sur l'article que je critique. Et ben, ça y est, je déprime.


10 commentaires:

Anonyme a dit…

Ca t'étonnera pas si je dis que je suis d'accord de A à Z et que les commentaires sur le site du Monde sont effectivement à pleurer.

Voilà, c'est un commentaire qui sert à rien, mais je tenais à le faire quand même. Soyons constructivistes, bordel.

Anonyme a dit…

Je suis dans l'ensemble d'accord avec votre article, il ne s'agit ici de corrélation statistique sans véritable construction théorique pour les appréhender. Mais je pense que l'un des problèmes sur lequel vous avez pas assez incisté c'est la notion même de delinquance, qui n'est pas du tout interrogé dans l'article du Monde. La sociologie s'interesse traditionnellement au champ plus large de la déviance, et ce n'est sans doute pas par hasard, car cela lui permet d'éviter de travailler sur des données extremement fragiles.
Au-dela de ça, quelques petites critiques.
Dans votre quatrième paragraphe, où vous faites référence à Lagrange, il s'agit en fait bien d'un effet "genre". Si la socialisation diffenriciée selon les genres conduit à produite une "culture de rue" masculine, qui est directement liée à la délinquance, alors les délinquants sont bien délinquants parce que socialisé comme des garçons.
Sur le raisonnement "toute chose égale par ailleurs", je ne suis pas sur que cela soit le problème, notamment car d'une part les écarts semblent assez importants, et que géographiquement et socialement la distribution homme/femme doit être un peu près équivalente.
En fait je pense que le problème est lié au mélange du biologique et du social. Les femmes sont sans doute naturellement moins délinquante que les hommes, ou plus exactement du fait de la recomposition par le social de différence biologique (sans les effacer) que les femmes sont apperement moins délinquantes que les hommes. Il faudrait alors voir ce qu'il en est des comportements déviants, et surtout s'intéresser à la délinquance "cachée", celle qui n'est pas prise en compte par les chiffres. Un exemple tiré d'enquête de terrain auprès d'ouvriers (hommes et femmes), ils s'accordent tous pour dire que les conditions de travail sont plus facile avec les hommes, et décrivent de nombreux actes féminins qui relèvent du harcélement (donc de la délinquance), il faudrait bien entendu vérifier la porté de ces phénomènes d'un point de vue statistique pour pouvoir aller au-dela des hypothèses.
Une autre piste se basant sur la recomposition social des différences biologiques, est que les hommes étant naturellement plus fort physiquement que les femmes, ils sont sans doute plus recours à une délinquance s'appuyant sur cette force physique. Or on peut supposer que c'est celle-ci qui contribue le plus au sentiment d'insécurité (ex. la violence contre autrui), et donc que c'est ce type de délinquance qui soit en tête de l'agenda politique, et donc qu'il soit surreprésenté dans les statistiques de la délinquance.
Enfin, je serais un peu plus indulgent sur les commentaires des lecteurs du Monde, ce qui me choque surtout c'est l'usage (qui apparait aussi dans l'article de Bronner) du terme mâle, qui renvoie exclusivement à la sphère animale, et qui nie du coup toute dimension sociale à ces phénomènes.

Denis Colombi a dit…

J'aurais sans doute pu (du ?) insister plus sur la différence sexe/genre, confondus dans l'article du Monde. IL faudrait que je consacre une note entière à ce problème, souvent très mal appréhendé. Merci de m'avoir donné l'idée.

Anonyme a dit…

Egalement profE de SES, j'ai été au contraire complètement satisfaite par l'article du monde, en page 2: enfin!
Les commentaires sur le site du monde sont à pleurer effectivement, mais le votre plus construit me semble tout autant confirmer la conclusion du journaliste. "Trouvons tout ce qu'il est possible de trouver pour exonérer cette moitié de l'humanité de ses actes"! Argumentation non scientifique : tout est dit. L'article me semble pourtant correspondre à la démarche que l'on pourrait suivre en SES: un constat, des interrogations, mise en cause du "sens commun", analyse de l'action des pouvoirs publics... Par ailleurs, aucun essentialisme dans le texte du Monde et tout est bien affaire de genre (donc de culture). Mais le refus de voir le constat, puisque celui ci est imparable, reste présent y compris chez les plus "éclairés" (l'auteur de l'article montre bien sur l'existence d'exceptions)de cette classe masculine. On le conçoit: comment demander à celui qui reçoit de façons très diverses des bénéfices de son appartenance à un groupe dominant de renoncer à ses avantages? Bien lui en prendrait pourtant quand on sait quel poids aussi les stéréotypes masculins représentent pour certaines épaules. Et que dire alors des avantages que tirerait la société toute entière d'une telle réflexion et donc de l'analyse précise des mécanismes par lesquels les individus de sexe masculin tendent majoritairement à devenir des hommes c'est-à-dire à appartenir à un genre entretenant des rapports sociaux violents et inégalitaires.
Il va falloir faire face!

Denis Colombi a dit…

Je ne savais pas que la sociologie avait à exonérer les gens de leurs actes. Ni d'ailleurs qu'il y avait une partie de l'humanité "pure"... Si on tient à parler ce langage, alors il n'y a que des individus, et une femme délinquante sera aussi délinquante qu'un homme, ni plus ni moins.

Pour moi, cet article est simplement inutile (le premier titre auquel j'avais pensé pour cette note était d'ailleurs "un article complètement inutile") : scientifiquement, on est pas plus avancé, et politiquement, on ne peut rien en faire. J'accepte parfaitement l'idée que les hommes soient plus souvent délinquants que les femmes. Mais honnêtement, on est pas plus avancé.

Surtout si on commence à sur-interpréter en concluant que les hommes appartiennent à "un genre entretenant des rapports sociaux violents et inégalitaires". Une bien belle généralisation quand même. D'ailleurs, le "refus de voir le constat" me semble aussi exagéré : je ne vois pas du tout de quoi tu veux parler.

Et franchement, ce genre de texte n'a rien à voir avec ce que je conçois comme les SES. Partir d'un "constat" est la chose la plus problématique qui soit puisqu'on n'interroge pas le mode de production de ce constat. Cet article n'a rien de scientifique. Et les SES n'ont de sens que si elles sont scientifiques.

En un mot, chère collègue, tu ne fais qu'affirmer qu'il est génial que l'on découvre que les femmes sont moins délinquantes que les hommes. Je te répète donc la question de mon titre : et alors ?

Anonyme a dit…

Alors... on en fait une priorité en termes d'analyse et en termes d'action publique et ... privée (si tant est que l'on considère l'éducation des enfants dans la famille comme une affaire privée).

Denis Colombi a dit…

Concernant l'analyse, j'ai pas mal fréquenté les ouvrages spécialisés consacrés à la délinquance, et je n'ai souvenir d'aucun qui oublie de préciser que l'essentiel des délinquants sont des hommes et des garçons pour la délinquance juvénile. Je ne vois donc pas trop l'intérêt d'en faire une priorité.

Concernant l'action publique, je ne vois toujours pas qu'est-ce qu'on pourrait bien en tirer comme action. Et en terme d'action privée... à part sanctionner plus durement les garçons... mais ça ne me semble ni très légitime, ni très efficace...

En gros, la question est "en faire une priorité, oui, mais pour quel résultat ?". Je ne vois toujours pas. Mais peut-être que je manque d'imagination.

Anonyme a dit…

La fin de l'article du Monde m'a fait sursauter, tant elle est en contradiction avec ce qui est exposé auparavant:
"On reconnaît une société machiste à ce qu'elle /... exonère les hommes, dans l'indifférence absolue, d'une responsabilité écrasante dans les phénomènes de délinquance."
Or les chiffres montrent que la proportion de femmes parmi les détenus (3.7%)est nettement inférieure à tous les chiffres concernant les parts dans telle ou telle délinquance (hormis les viols): on en déduirait plutôt que la justice punit moins sévèrement les hommes que les femmes
Mais la fin de votre article ne m'a pas non plus convaincu.
Certes, la démarche du Monde n'est guère scientifique dans la mesure où elle semble supposer que la moindre délinquance féminine est "naturelle" alors qu'elle n'établit pas ce qui est la cause naturelle et de ce qui est de la cause sociale de la plus forte délinquance masculin (si tant est qu'on puisse le mesurer). Mais à l'inverse, vous semblez partir du présupposé que la moindre délinquance féminine ne serait que sociale: cela reste à prouver!

Un mot sur la conduite des femmes: comme vous le dites, une femme mauvaise conductrice aura tendance à laisser le volant à un(e) autre. Un homme ne reconnaîtra généralement pas qu'il est mauvais conducteur (parce qu'il est naturellement comme cela ou parce que la société lui impose d'avoir une image de force? je vous laisse juge!)
Encore que mon beau frére qui n'aime guère conduire laisse ma soeur le faire...

Denis Colombi a dit…

La pertinence d'une lecture sociale de la délinquance (ou plutôt de la déviance ou de la violence) s'appuie sur une longue tradition sociologique, avec des noms comme Howard Becker ou Ted Gurr. Les preuves existent donc, Laurent Mucchielli en donne quelques unes.

Si je n'ai pas développé, c'est que la simple introduction d'une hypothèse concurrente suffit à ruiner le type de raisonnement adopté (sans doute pas très conscienmment) par le journaliste du Monde.

Anonyme a dit…

... donc les journalistes ne sont pas des scientifiques...

malicieusement

Albert

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