La dernière des classes sociales (3)

Où l'on finira la discussion sur les classes sociales et la grande bourgeoisie à travers de l'ouvrage de Michel Pinçon et Monique Pinçon ; où l'on découvrira enfin l'origine du titre de cette série ; et où l'on conclura brièvement sur l'utilité de Marx aujourd'hui.


4. La dernière des classes sociales

Au final, la grande bourgeoisie apparaît comme la dernière des classes sociales. Reprenons, à la lumière de Chauvel – et de la présentation qu’en fait Pierre Maura pour ceux qui n’ont pas lu l’original –, l’état des classes sociales aujourd’hui par rapport à ce cadre théorique.

Les classes sociales se sont peu à peu effacé avec les évolutions économiques d’après guerre : une certaine égalisation des conditions, la moyennisation de la société [8], a réduit comme peau de chagrin les classes « pour soi ». Si les classes en soi peuvent demeurer, c’est la conscience de celles-ci qui est aujourd’hui moins marquée.

En bas de l’échelle, nous avons les classes populaires. Celles-ci sont bien peu intégrés, et dans l’ensemble fortement divisées. Elles se mobilisent peu ou pas du tout, ou suivant des modalités peu construites – le vote protestataire, vers les partis extrémistes, en est le signe. Le déclin du mouvement ouvrier et de ses capacités à donner sens à un conflit général ne laisse pas grande capacité d’action.

Au milieu, nous trouvons les classes moyennes. Celles-ci fournissent toujours un modèle important pour la plupart des individus – rappelons que 75% des Français s’identifiaient à la classe moyenne en 2005 [9]. Mais elles se mobilisent peu et ne fournissent pas vraiment un conflit apte à créer une véritable classe pour soi. Elles sont de plus en train de se diviser. Cette division produira – peut-être – des classes pour soi. Mais rien n’est moins sûr.

Reste donc, au sommet, la grande bourgeoisie, la classe dominante, qui, elle, est la dernière à être classe pour soi.

« Si les classes sociales fondamentales du marxisme, la bourgeoisie et le prolétariat, ont pu exister réellement du fait même de la vitalité de la doctrine marxiste […], il en va aujourd’hui autrement. Par un effet de théorie en retour, le recul théorique et pratique du marxisme, comme école de pensée et comme corpus de préceptes de base de l’action des partis s’en réclamant, conduit à un recul de la classe ouvrière comme classe pour soi, organisée et mobilisée contre l’adversaire. Ce recul explique peut-être en partie qu’en retour la bourgeoisie se sente autorisée à s’affirmer plus ouvertement comme classe. Non pas dans ce vocabulaire marxiste, mais dans la réalité de son discours et de ses pratiques ». [5]

Sa mobilisation est pour ainsi dire naturelle : en suivant les injonctions propres à son milieu social, en se fiant à son habitus, le grand bourgeois agit « naturellement » pour le plus grand bien de sa classe. Il suffit de suivre les indications données par la famille et l’école, puis par les pairs, les cercles et autres, pour réaliser dans les faits la défense de sa classe. Le goût de la haute culture – peinture, architecture, etc. – est très naturellement enseigné dans les espaces éducatifs de la haute société. Il est aussi un moyen de mettre en distance, d’exclure de fait, ceux qui ne maîtrisent pas ce code.

De même, si le vote conservateur est naturel dans la haute bourgeoisie, avec très peu d’exception, le milieu ouvrier se caractérise au contraire par l’éclatement du vote sur un large spectre de possible – qui inclut aussi bien les partis de droite, d’extrême droite, de gauche et d’extrême gauche, ainsi que l’abstention.

La conscience de classe ne se fait donc qu’a minima, faute, en quelque sorte, d’adversaire pour la grande bourgeoisie. C’est là le privilège de la dernière des classes sociales.

5. Courte conclusion

Alors que l’avenir des classes moyennes inquiète de plus en plus les français – et à raison – et que les classes populaires semblent plus anomiques que jamais, penser le monde en terme de classes sociales et de rapports de classe n’est pas totalement inutile. Cela ne débouche pas nécessairement sur une apologie de la lutte des classes et de la libération par la révolution, comme on voudrait parfois nous le faire croire. Il s’agit simplement de se faire une représentation plus juste des enjeux de pouvoirs dans la société contemporaine. Toute société complexe est faite de conflit. Le langage politique contemporain essaye souvent d'esquiver cette dimension poutant essentielle de nos sociétés, et ce à gauche comme à droite. Soit en proposant des réformes "nécessaires" et n'ayant donc pas à être débattu, soit en refusant, au nom d'un certain universalisme, l'idée même que des groupes puissent avoir des intérêts différents.


Bref, ce que je cherche à dire, c'est que penser les conflits, leurs formes, leurs sens et leurs conséquences, est sans doute l'une des approches pour lequel la pensée de Marx est la plus utile. Et c'est pour cela que je vous en reparlerais très bientôt.


Bibliographie :

[1] Louis Chauvel, « Le retour des classes sociales », Revue de l’OFCE, 2001.

[2] Pascal Combemale, Introduction à Marx, 2006.

[3] Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

[4] Peter L. Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, 1963.

[5] Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, 3ème édition, 2007.

[6] Yankel Fijalkow, Sociologie de la ville, 2004.

[7] Eric Maurin, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, 2004.

[8] Marco Oberti, L’école dans la ville. Ségrégation – Mixité – Carte scolaire, 2007.

[9] Karl Marx, Misère de la philosophie, 1847.

[10] Pierre Bourdieu, La distinction, 1979.

[11] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, 1964.

[12] Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie, 1997


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La dernière des classes sociales (2)

Résumé de l'épisode précédent : Alors que l'on commence quelque peu à reparler de classes sociales, malgré les réticences de certains, la grande bourgeoisie apparaît de plus en plus comme une classe puissante et mobilisée. C'est du moins ce que l'on tente de démontrer. C'est à ce moment dramatique que nous retrouvons notre héros...



2. Une classe mobilisée

Mais alors pourquoi cette classe sociale n’apparaît pas plus clairement dans la presse ou dans les discours politiques ? Pourquoi les partis politiques et les syndicats ne se concentrent-ils pas sur une telle cible ? Et pourquoi les seuls journalistes qui en parlent le font sous l’angle de l’exotisme, présentant la grande bourgeoisie comme une population étrange et fascinante, comme on présenterait une société primitive ?

C’est que la classe bourgeoise est une classe mobilisée, capable de cacher son pouvoir derrière un discours idéologique mettant en avant l’individualisme et la réussite personnelle, tandis qu’elle met en place pour elle-même un collectivisme pratique.

Quelques rappels théoriques tout d’abord : c’est ici que Marx intervient – et je vous ai déjà fait part de mon goût pour les classiques et pour la théorie. Que nous dit Marx sur les classes sociales ? La théorie est connue : il s’agit de la distinction entre classe en soi et classe pour soi.

La classe en soi renvoie à l’aspect objectif de la classe sociale. Dans une société donnée, on peut repérer un ensemble d’individus qui ont des caractéristiques propres qui leur donne une solidarité de fait. Dans l’étude de la société capitalistes de Marx, c’est la position dans le processus production, et dans les rapports sociaux que celui-ci induit, qui fournit cette solidarité : les prolétaires d’un côté, les capitalistes de l’autre.

On peut relier cette première dimension des classes sociales à la question de l’exploitation : les bourgeois sont ici ceux qui vivent de la plus-value produites par les travailleurs, plus-value qu’ils obtiennent par la possession des moyens de production. Il faut donc noter que les classes sociales n’existent jamais que par rapport aux autres, en cela qu’elles occupent des positions relatives dans l’espace social. La bourgeoisie, ainsi, n’existe qu’en tant qu’elle tire ses ressources et sa richesse de l’exploitation du travail des autres classes. C’est la relation qui fonde la classe.

La classe pour soi renvoie, elle, à l’aspect subjectif de la classe sociale. Le rapport entre les classes peut également se faire dans les consciences : les classes sociales peuvent prendre conscience de leur existence, de leurs intérêts communs, de leurs positions dans l’espace social. Elles peuvent alors se mobiliser pour essayer d’améliorer leur situation. On passe ici de l’exploitation (objective) à la domination – conscience subjective de cette exploitation. Ce qui produit cette conscience de classe, c’est la lutte.

« Les conditions économiques avaient d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi, cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte […] cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe ». [9]

Dans une approche plus proche de Bourdieu, cela renvoie à la construction de représentation de la domination, et donc d’une domination culturelle [10]. On oppose ainsi à une vision de la société en strates – qui n’ont pas d’antagonismes particuliers entre – une vision nettement plus conflictuelle, où les frontières de classe sont elles-mêmes des enjeux de luttes. En gros, les classes dominées sont exclues et mises à distance par les classes dominantes, qui les influencent également culturellement. On intègre donc ici les dimensions culturelles et symboliques des rapports de classe.

(Point intéressant : le marxisme a lui-même contribué à construire, à l’époque où il dominait la pensée intellectuelle, la réalité des classes sociales qu’il décrivait. C’est là un point qui mériterait de long développement. Je vous les épargne. Pour aujourd’hui.)

Dans cette perspective, que retiennent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, la grande bourgeoisie constitue une classe en soi et pour soi. Elle est une classe en soi car elle tire essentiellement ses revenus d’une plus-value prélevée sur le travail, grâce à sa possession du capital.

« Bien que [les] rapports d’exploitation aient beaucoup évolué depuis le XIXe siècle, les héritiers Wendel, actionnaires de la holding Wendel Investissement, sont tout autant capitalistes que François de Wendel, sidérurgiste lorrain, grand capitaine d’industrie comme on disait volontiers à l’époque. Certes, ses petits-enfants n’ont plus qu’un rôle marginal dans la gestion de ce holding. Mais il reste qu’ils vivent, au moins pour une part, des produits financiers ainsi dégagés et qu’ils sont donc toujours bien dans le même rapport social avec les salariés des sociétés contrôlées par cette institution financière » [5]

Mais elle est également une classe pour soi, qui se mobilise pour défendre ses intérêts et ses avantages. L’entre-soi en est une manifestation : loin de se limiter à la ville, il s’étend au système des clubs – le Siècle ou l’Automobile Club par exemple – réseaux de relations bien utiles, dont l’entrée est soumises à la cooptation. Plus marquant encore, la bourgeoisie d’assure que ses enfants se montreront dignes de leur rang : scolarisation dans des institutions privées aussi prestigieuses (internationalement qui plus est) que coûteuses, comme l’Ecole des Roches à Verneuil-sur-Avre, maîtrise des relations amicales et donc des alliances matrimoniales, etc.

« Pour réussir ces alliances, il est fait appel à des technologies sociales spécifiques. […] Les rallyes sont une autre forme très usitée d’agencement raisonné du système des relations juvéniles. Deux ou trois mères de famille se réunissent et fondent un rallye pour leurs enfants en concoctant une liste d’amis et d’amies dont les familles sont au-dessus de tout soupçon. Ces enfants vont avoir des activités en commun jusqu’à la fin de leur adolescence » [5]

L’intérêt de telles pratiques, dont on se moque parfois de l’extérieur, est bien compris : « Ces mariages endogames présentent l’avantage de maintenir le patrimoine et les fortunes à l’intérieur du groupe » [5]. La formation des grands bourgeois laisse peu de place au hasard : de la naissance à la mort, les individus de cette classe sont constamment socialisés et resocialisés par leurs pairs.

3. Individualisme idéologique et collectivisme pratique

Tout ceci donne à voir un collectivisme pratique : la bourgeoisie défend ses intérêts par la mobilisation de chacun pour l’intérêt du groupe. La conscience de ces intérêts apparaît par exemple dans le « niveau de lucidité dont le cynisme étonne » qui accompagne la quête de l’entre-soi.

« Que ce soit dans les beaux quartiers, dans les écoles, dans les cercles ou dans les conseils d’administration, la conscience des limites du groupe s’affiche sans retenue » [5]

Pourtant, la grande bourgeoisie affiche par ailleurs une idéologie renvoyant largement à l’individualisme. La référence au marché, à la compétition, à la concurrence est récurrente dans les discours – ce n’est pas l’ancien « patron des patrons » qui me contredira.

Cette idéologie a un intérêt pratique : celui de légitimer la richesse par le bien d’une naturalisation de l’excellence sociale. En gros, si les bourgeois se trouvent au sommet de la société, c’est bien qu’ils sont les meilleurs, puisqu’ils ont su s’y hisser malgré la concurrence, la compétition, etc. On retrouve ici « l’idéologie du don » que décrivait Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron à l’époque des Héritiers [11] : les qualités et avantages acquis par une origine sociale particulière sont dissimulés derrière l’idée d’un don, d’une inclinaison naturelle de la personne à réussir. Ainsi, les enfants des classes supérieures se retrouvent-ils naturellement « doués » pour les études tandis que les enfants des classes populaires se retrouvent tout aussi naturellement « en grande difficulté » : ces différences n’ont, bien sûr, rien à voir avec le fonctionnement de l’école, mais sont un pur fruit du hasard…

« Cette idéologie de la concurrence et de la loi du marché permet de mettre en avant, sous les apparences formelles d’une égalité des chances dans la compétition, l’idée du’une société méritocratique sachant récompenser l’effort et donc sélectionner les meilleurs. Comme si tous les concurrents étaient placés sur la même ligne de départ, comme si l’héritage, sous toutes ses formes, ne faussait pas radicalement la course […] » [5]

Mais pourquoi cette classe sociale peut-elle avoir des pratiques si différentes de son idéologie affichée sans avoir en en payer le prix d’une façon ou d’une autre ? Simplement « parce qu’il s’agit de la classe dominante ». Elle n’a pas à théoriser ses pratiques, et peut même proposer une théorie radicalement opposée à ce qu’elle fait.

On peut illustrer ce pouvoir en soulignant comment la maîtrise du corps, de l’apparence, et de l’image que l’on donne - qui est au cœur de la socialisation (et de l’habitus) – bourgeois permet de contrôler les représentations, y compris médiatique, de la classe. Ainsi, dans leur journal d’enquête [12] – excellente lecture – Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot rapporte le cas d’une grande bourgeoise qui, dans une émission grand public, présente les rallyes comme une institution amusante, en déclin, à la limite du folklorique, et qui, pourtant dans sa vie quotidienne, met en œuvre cette institution avec le plus grand sérieux et la plus grande application. En un mot, la classe dominante est capable de donner d’elle l’image qui l’arrange.

Ainsi, la médiatisation des managers, des stock-options et autres marchés financiers est aussi un moyen pour cette classe de cacher son pouvoir, en détournant l’attention vers des forces apparemment implacable, tandis qu’en termes de fortune et de puissance économique, les grands bourgeois demeurent dominants. Cependant, il ne s’agit pas là du produit d’un complot mondial, mais de la simple pratique d’une classe qui sait se faire discrète et laisser la contestation sociale trouver par elle-même d’autres cibles.

(Suite et fin demain)

Bibliographie :

[1] Louis Chauvel, « Le retour des classes sociales », Revue de l’OFCE, 2001.

[2] Pascal Combemale, Introduction à Marx, 2006.

[3] Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

[4] Peter L. Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, 1963.

[5] Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, 3ème édition, 2007.

[6] Yankel Fijalkow, Sociologie de la ville, 2004.

[7] Eric Maurin, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, 2004.

[8] Marco Oberti, L’école dans la ville. Ségrégation – Mixité – Carte scolaire, 2007.

[9] Karl Marx, Misère de la philosophie, 1847.

[10] Pierre Bourdieu, La distinction, 1979.

[11] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, 1964.

[12] Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie, 1997

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La dernière des classes sociales (1)

Pierre Maura nous a parlé, le temps de deux notes fort intéressantes, de « l’aristocratie foncière ». Il y présente le « retour des classes sociales » à la Chauvel : après une période où l’individualisme et l’égalisation des conditions défait les classes sociales et leurs luttes, le développement des inégalités redonne à celles-ci une nouvelle épaisseur, à la fois objective et subjective [1]. Les classes moyennes se divisent alors peu à peu entre ceux qui, faute de patrimoine, se retrouvent en « chute libre » et ceux qui, par le jeu de la solidarité familiale et des avantages fournis par l’origine sociale, parviennent à maintenir ou à améliorer leur situation.




Il en profite pour nous remettre un peu de Marx dans sa première note. Et il a bien raison. Marx n’a pas spécialement bonne presse en ce moment – le blog d’éconoclaste charge régulièrement les économistes marxistes. Pourtant, à tout point de vue, Marx était un génie, au sens le plus classique du terme. Certes, son économie a vieilli. Mais on aurait tort de ramener le penseur allemand à un simple critique de l’économie classique ou même au « dernier des classiques » (marronnier de concours, désolé). Marx, il faut le rappeler, avait conçu un projet beaucoup plus vaste : celui d’une critique radicale du monde, de son époque, et plus généralement de la modernité [2]. Ayant critiqué l’idéalisme puis la religion, il identifie le problème de l’aliénation et des idées fausses – l’idéologie – que celle-ci produit. Il en tire très logiquement comme conclusion que si la réalité est aliénante, il faut également critiquer cette réalité :

« Voici le fondement de la critique irreligieuse : c’est l’homme qui fait la religion, et non la religion qui fait l’homme […]. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait […], c’est le monde de l’homme, c’est l’Etat, c’est la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, une conscience renversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde renversé » [3]

Voici donc la première de quelques notes éparses consacrées au penseur allemand. J’essaierais de traiter de différents aspects de sa pensée en fonction de l’actualité qui se présente – j’attend en particulier une occasion de vous parler de sa conception du changement social. Pour l’instant, je voudrais aborder la question des classes sociales.

Pour cela, je vais en appeler à un ouvrage qui a une importance particulière pour moi, puisque ses auteurs sont pour beaucoup dans ma « conversion » (ou socialisation secondaire à la Berger et Luckmann [4]) à la sociologie – un épisode chevaleresque que je vous conterais un jour, si vous êtes sages. Il s’agit de Sociologie de la bourgeoisie de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, le premier ouvrage de sociologie que j’ai lu, et que je viens de relire dans sa dernière et récente édition [5]. C’est leur utilisation du concept marxien de classe sociale, dans le dernier chapitre de l’ouvrage, qui me pousse à écrire cette note.

En effet, dans cet ouvrage, le couple de sociologues s’intéresse à une autre aristocratie que celle que nous évoque Pierre Maura : la grande bourgeoisie, celle des Rothschild et des François Pinaud, des nobles et des anoblis, des têtes couronnées et des grandes dynasties d’entrepreneur façon de Wendel.

J’en entend déjà qui ricanent au fond : qu’est-ce que ces vieilles familles ridicules peuvent bien avoir d’intéressant à l’époque des stock-options, des subprimes et des marchés tout puissants ? Et bien, c’est justement là tout l’intérêt du travail de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot : pendant que les classes moyennes se divisent et se recomposent, que les classes populaires sont plus anomiques que jamais, la grande bourgeoisie demeure la plus puissante et la plus mobilisée des classes sociales. Explications.

1. Le pouvoir au travers de la ville

La grande bourgeoisie n’est que rarement sous le feu des médias, ce qui n’est pas le cas des marchés financiers, traders, et autres grands managers aux golden parachutes mirobolants. Il y a pourtant un espace qui permet de très facilement juger de son pouvoir et de sa domination : celui de la ville.

En effet d’un point de vue sociologique, la ville n’est pas cet espace de mélange et de mixité sociale qu’essayent de décrire certains discours idéologiques, mais une combinaison de division spatiale entre groupes – les quartiers sont « spécialisés », souvent économiquement – et de cohabitation, parfois conflictuelle, entre ces mêmes groupes.

« Que les villes d’aujourd’hui soient ou non marquées par la polarisation, les catégories sociales vivent dans des univers urbains différents : la ville des cadres n’est pas celle des ouvriers, ni celle des étudiants ou des personnes âgées. On peut donc dire que les positions spatiales traduisent des positions sociales et agissent sur les représentations et les pratiques des habitants » [6]

De la même façon qu’ils s’intéressent facilement aux hoquets de la bourse, les médias aiment s’étendre longuement sur les banlieues difficiles, quartiers de relégations des exclus et des stigmatisés. Ce faisant, ils oublient facilement l’envers du problème : s’il y a des quartiers de relégations, c’est qu’il y a des quartiers bourgeois, chics, qui produisent cette relégation. En effet, la sociologie urbaine montre que tout mouvement de ségrégation est avant tout un mouvement d’agrégation : les populations qui quittent certains quartiers les abandonnent, par « évaporation », à ceux qui n’ont pas le pouvoir de partir.

Or, un fait commence à être plutôt bien documenté en sociologie : si on s’intéresse à l’homogénéité sociale dans les villes françaises, ce n’est pas dans les quartiers populaires qu’elle est la plus forte, mais dans les quartiers chics. Eric Maurin avait déjà avancé ce résultat [7] en le reliant à un mouvement général de « séparatisme social ».

« L’une des formes les plus spectaculaires de ségrégation est en effet celle qui éloigne les personnes les plus riches – matériellement comme culturellement – de toutes les autres. Si l’on définit comme "salariés aisés" ceux dont les rémunérations sont parmi les 10% les plus élevées (soit, en 1999, plus de 3500 euros net par mois), on constate qu’ils se concentrent dans leur très grande majorité dans une toute petite minorité de voisinages. Près de la moitié des quelques 4000 petits voisinages explorés par l’enquête Emploi ne comptent quasiment aucun salarié aisé, soit trois fois plus que ce que l’on observerait en l’absence de ségrégation territoriale, c’est-à-dire si les salariés "aisés" étaient équitablement répartis sur le territoire » [7]

On le retrouve également dans un ouvrage récent de Marco Oberti consacré à la question de la carte scolaire – je vous en parlerais peut-être plus longuement par la suite [8].

De ce point de vue, la grande bourgeoisie dispose d’un important pouvoir sur l’espace, qui se manifeste de deux façons. Tout d’abord, par sa capacité à transformer son espace social pour que celui-ci lui garantisse un « entre-soi » marqué. Dans toutes les villes du monde, la bourgeoisie habite des quartiers prestigieux, à l’écart de tout désagrément. Ce pouvoir est d’autant plus fort qu’il garantit au grand bourgeois de toujours se retrouver parmi les siens, ce où qu’il voyage dans le monde :

« Dans tous les pays du monde, les riches vivent à l’écart, préservés des promiscuités indésirables. Au Maroc, à Casablanca, sur la colline d’Anfa, dans un quartier de prestige isolé du reste de la ville, la fortune peut se montrer sans la retenue qu’exige ailleurs l’omniprésence d’une profonde misère. Cette concentration de la bourgeoisie, dans les mêmes quartiers et les mêmes clubs de loisirs, favorise des mariages socialement très endogamiques » [5]

Cet « entre-soi » est à la fois la marque du pouvoir de la bourgeoisie et un moyen de conserver celui-ci : en favorisant les mariages dans un cercle restreint – et de « bonne famille » - la classe sociale que constitue la grande bourgeoisie garantit que la fortune économique et symbolique ne quitte pas les frontières étroites du groupe. De plus, les relations qui découlent de cette proximité spatiale – et qui constituent ce que l’on appelle le capital social – fournit un puissant facteur de réussite économique : contacts dans les milieux économiques, soutien d’une richissime parité, circulation d’une information économique importante, etc.

Ce pouvoir se donne à voir également dans des cas extrêmes, comme les gated communities, où la bourgeoisie s’avère capable de s’approprier un quartier entier d’une ville. C’est le cas par exemple de la villa Montmorency, dans le 16e arrondissement de Paris :

« Elle est inaccessible au promeneur : gardée avec efficacité, il est hors de question d’en franchir les grilles sans y avoir été autorisé par l’un des habitants, ce que le personnel, à l’entrée, contrôle soigneusement. […] La villa abrite une vie mondaine et assure un entre-soi presque comparable à celui que l’on peut trouver dans un cercle. Si les règles de la cooptation ne jouent pas de manière systématique, le règlement interne est suffisamment dissuasif pour éviter de réels problèmes de voisinage.

Les propriétaires et le personnel se montrent d’une très grande discrétion sur les noms des habitants. Par la presse, on sait que Vincent Bolloré et Corinne Bouygues [qui semble aujourd’hui vivre en Suisse, NDR] demeurent dans la villa. Le Bottin mondain permet de vérifier la présence de familles de la noblesse ou de l’ancienne bourgeoisie » [5]

Le pouvoir se donne à voir également dans la capacité à transformer l’espace où l’on s’installe. Dans le cas de la grande bourgeoisie, cela passe notamment par ce que Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot appelle la « griffe spatiale » [5]. L’installation de la grande bourgeoisie dans des quartiers qui lui sont dédiés attire immanquablement des commerces de luxes et des entreprises désireuses d’obtenir un « effet d’adresse », le gain commercial que fournit une adresse prestigieuse. Cette capacité à marquer fortement un espace est bien un signe de pouvoir. C’est le cas de la Place Vendôme et du 8e arrondissement de Paris :

« Place Vendôme, les pierres précieuses ont supplanté les familles nobles qui habitèrent dans ces demeures construites à la fin du règne de Louis XIV, ans une des premières grandes opérations immobilières de la capitale. […] Ceci se lit clairement dans les évolutions démographiques saisies par les recensements : la population du 8e arrondissement, celui des Champs-Elyssées, passe de 108 000 habitants en 1891 à 39 000 en 1999, alors qu’à la même date 163 000 personnes y travaillent » [5]

Cependant, la multiplication des commerces entraîne finalement le départ des grandes familles de la bourgeoisie, désireuse de conserver leur entre-soi, loin des mouvements pendulaires que provoque l’activité économique. Là encore, le pouvoir de la bourgeoisie se manifeste puisque celle-ci s’installe toujours dans des quartiers spécialement construits pour elle.

Bref, si le pouvoir de la grande bourgeoisie n’apparaît pas au premier abord dans l’espace économique, il est tout à fait manifeste dans le cadre de la ville. Celui-ci ne fait qu’exprimer la puissance des fortunes qui caractérisent cette grande bourgeoisie. On peut imaginer sans peine comment celles-ci se retrouvent dans le monde économique, derrière les grands groupes et les grandes entreprises.


(J'expérimente avec cette note le saucisonnage de mes billets, afin de les rendre un peu moins décourageant à lire. La suite est prête, je la posterais en deux épisodes supplémentaires demain et après demain. Dites-moi ce que vous en pensez !)



Bibliographie :

[1] Louis Chauvel, « Le retour des classes sociales », Revue de l’OFCE, 2001.

[2] Pascal Combemale, Introduction à Marx, 2006.

[3] Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

[4] Peter L. Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, 1963.

[5] Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, 3ème édition, 2007.

[6] Yankel Fijalkow, Sociologie de la ville, 2004.

[7] Eric Maurin, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, 2004.

[8] Marco Oberti, L’école dans la ville. Ségrégation – Mixité – Carte scolaire, 2007.


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M. le Président m'a écrit

Et c’est fort civil de sa part. J’ai reçu, hier, la fameuse « lettre aux éducateurs » de Nicolas Sarkozy. En deux exemplaires, qui plus est – j’ignore pourquoi, mais ce n’est pas très développement durable tout ça. Pas de réaction politique dans la note qui vient – ce n’est pas mon rôle, ni l’objectif de ce blog – mais une remarque d’ordre épistémologique : le président veut enseigner les sciences (et la Science), mais en réduisant la place de la théorie… Petite critique d’une vue fausse répandue sur ce qu’est la science, en forme de défense de la théorie.




Commençons par relever le passage qui m’a fait bondir (enfin, ce n’est pas le seul qui m’a fait réagir, mais c’est le seul sur lequel je réagirais ici, à cause de ça et de ça aussi) :

« [Notre éducation] doit aussi réduire la place excessive qu’elle donne trop souvent à la doctrine, à la théorie, à l’abstraction devant lesquelles beaucoup d’intelligences se rebutent et se ferment. Il nous faire une place plus grande à l’observation, à l’expérimentation, à la représentation, à l’application »

Ce n’est pas la première fois que le président français s’en prend à la théorie. Les économistes en avaient déjà fait les frais, souvenez-vous :

« Inutile de réinventer le fil à couper le beurre. Toutes ces théories économiques... moi-même, parfois je suis un peu perdu. Ce que je veux c'est que les choses marchent »

Mes confrères mais néanmoins collègues économistes avaient alors réagi avec plus ou moins de violence, plus ou moins de désespoir, plus ou moins de développements.

L’idée est commune, courante et peut facilement se classer dans ce que l’on appelle le sens commun : pourquoi s’embarrasser de théories, d’abstractions compliquées et complexes qui font bobo à la tête, alors qu’il suffit de regarder autour de nous pour voir les choses ? Point de vue répandu, d’ailleurs, parmi les élèves, que ce soit au collège ou au lycée : la théorie, c’est dur et inutile. On le trouve encore plus facilement dans le domaine des sciences sociales, et pas seulement au niveau secondaire : la société, nous la connaissons tous, nous y vivons quotidiennement, nous savons comment elle marche, alors pourquoi passer par une abstraction complexe alors que le réel est si simple ?

Le problème est que Nicolas Sarkozy demande également aux éducateurs d’enseigner les sciences et la Science – je suppose qu’il entend par là « la démarche scientifique ». Dans ce cas-là, il devrait savoir, et tous les « éducateurs » avec lui, que l’une des premières choses que la Science doit nous apprendre est que ce qui parait évident n’est que rarement vrai. Et c’est le cas pour l’évidence que le réel est plus simple que la théorie. Karl Marx – dont je vous reparlerais longuement très bientôt – l’avait très bien exprimé :

« Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel et le concret, la supposition véritable […] toutefois, à y regarder de près, cette méthode est fausse » [1] (voir ici pour le texte complet)

1. L’inductivisme et l’empirisme : des procédures scientifiques dépassés

Résumons : ce que Nicolas Sarkozy semble évoquer dans sa lettre porte un nom en épistémologie, on parle d’inductivisme ou d’empirisme. Ces deux méthodes ont en effet pour point commun de partir du réel, du concret, pour aller vers le savoir. Il suffit de regarder ce monde qui nous entoure pour le comprendre. En accumulant des descriptions, des observations, on parviendra au savoir et à la vérité.

Or, cela fait longtemps que ces méthodes ne sont plus en cours dans les sciences, sociales et autres – sauf peut-être par certains ethnologues ou anthropologues. Elles posent en effet d’énormes problèmes.

En effet, Hume avait signalé, en son temps, « le problème de l’induction » : il n’est pas possible à partir d’un nombre d’observations aussi grand soit-il de justifier logiquement une proposition de portée générale. Je peux observer 10 000 corbeaux noirs. Pourtant, je ne peux pas affirmer, à partir de ces observations, que « tous les corbeaux sont noirs ». Rien ne permet d’assurer que la 10 001 observations ne sera pas celle d’un corbeau blanc – il y a bien des corbeaux albinos… (je suis preneur de toute photo d’un corbeau albinos pour illustrer mon propos). Pour le dire plus généralement, n observations ne permettent pas d’affirmer que l’observation n+1 sera conforme aux précédentes.

Karl Popper [2] a apporté une solution à ce problème : celle de la démarche hypothético-déductive, qui part, en gros, de la théorie pour aller vers le réel. S’il n’est pas possible de vérifier un énoncé par un nombre élevé d’observations concordantes, il est possible de réfuter une conjoncture par une observation qui la remet en cause – notre fameux corbeau albinos. La tâche des scientifiques est alors de formuler des conjonctures, que l’on appelle « hypothèses », puis d’essayer de les réfuter en les confrontant au réel. Cette confrontation se fait cependant de façon contrôlée, c’est-à-dire en maîtrisant les différents paramètres en jeu, soit par l’expérience en laboratoire, soit par le comparatisme.

Gaston Bachelard exprimait déjà cette idée en disant que le vecteur épistémologique va du rationnel au réel et non l’inverse.

Bref, quelles sont les conséquences de tout cela ? Tout d’abord, il paraît difficile d’enseigner les sciences et leurs démarches aux élèves en empruntant un cheminement logique radicalement opposé à celui de la démarche scientifique. Mais surtout, il faut souligner qu’il n’y a pas de véritable opposition entre théorie et réel, entre abstrait et concret. C’est là un point que je vais encore préciser.

2. Ce qui est complexe et ce qui est simple

L’idée que formule Nicolas Sarkozy dans le passage qui m’intéresse se retrouve également chez de nombreux élèves : ce qui est complexe, c’est la théorie, ce qui est simple, c’est le réel. Cette vision, il faut le dire, est totalement fausse. Aucun scientifique un tant soit peu sérieux ne peut souscrire à cette idée.

En effet, ce qui est compliqué, c’est le justement le réel. Tenons nous-en à ma spécialité : l’étude des relations sociales et de la société qui en découle. Les relations sociales sont loin d’être simples : dans un pays de petit taille, démographiquement parlant, comme la France, elles se comptent en milliards. Ce qu’elles produisent, structures sociales, institutions, représentations, sont extrêmement complexes. La société française est un amas d’individu dont chacun est unique, et dont chaque relation avec un autre individu est tout aussi unique. En un mot, c’est le chaos, le bordel, le souk…

Un acte simple et quotidien, comme la consommation d’un produit, est en fait excessivement complexe : il y a le choix que fait l’individu, il y a les choix qu’il a fait avant, il y a les choix qu’il fera après, il y a les informations dont il dispose, il y a l’offre qu’on lui a faite et parmi laquelle il choisit, il y a les choix qu’ont fait les fabricants et les distributeurs, il y a les choix que font les autres, il y a la façon dont son geste est perçu par les autres, il y a la façon dont il perçoit la façon dont les autres perçoivent son geste… On pourrait continuer longtemps.

D’où l’intérêt des théories et des modèles, qui sont avant tout des schèmes d’intelligibilités. On peut les penser comme des cartes permettant de s’orienter dans la complexité du réel. Plus généralement :

« Un modèle est une construction, une structure que l’on peut utiliser comme référence, une image analogique qui permet de matérialiser une idée ou un concept rendus ainsi plus directement assimilable » [3]

Une théorie est donc avant tout une simplification qui permet de comprendre le réel. Toujours selon les mots de Marx, il faut s’élever de l’abstrait vers le concret et non l’inverse. Ces modèles ne se jugent pas à leur ressemblance avec la réalité – qu’ils ne visent absolument pas – mais à leur portée heuristique, c’est-à-dire à ce qu’ils permettent d’expliquer et de comprendre.

Ce point est d’autant plus important pour « l’éducateur » que, outre cette complexité du réel, l’élève doit apprendre qu’aucun de ces modèles n’épuise la réalité : ils ne sont que des regards portés sur celle-ci. Un botaniste, un sociologue et un biologiste n’auront pas le même point de vue sur une plante verte, mais aucun ne sera exclusif l’un de l’autre. Cela parce que chacun est une simplification volontaire de l’objet « plante verte » qui, entre son fonctionnement biologique, sa classification parmi les végétaux et la signification de sa possession et de son utilisation par les hommes, est sacrément plus compliquée que ce que ces larges feuilles pouvaient le laisser penser…

Dans cette perspective, les théories sont des boîtes à outil, selon l’expression célèbre de Joan Robinson. Elles permettent de poser des questions et doivent être remise en jeu à chaque application du réel. Lorsque l’une d’elle se trouve réfutée, selon le mot de Popper, on en bâti une autre. Il n’y a pas lieu, une fois de plus, d’opposer théorie et réel. Si l’on se risquait à le faire face à des élèves, on leur donnerait à coup sûr une image totalement fausse de ce qu’est la science.

3. Le réel sans théorie n’existe pas

Troisième et dernière objection : cette épistémologie spontanée qui veut que l’on puisse partir du réel et se passer de théories suppose que le réel peut se donner à voir directement, de façon évidente. Or, cela est on ne peut plus faux. Toute observation met en jeu de la théorie, c’est-à-dire des critères d’observation.

C’est pour cela que les scientifiques ont insisté, depuis longtemps, sur la nécessité de se libérer de ce que Durkheim appelait les « prénotions » [4], et plus généralement de rompre avec le sens commun :

« Construire un objet scientifique, c’est, d’abord et avant tout, rompre avec le sens commun, c’est-à-dire avec des représentations partagées par tous, qu’il s’agisse des simples lieux communs de l’existence ordinaire ou des représentations officielles, souvent inscrites dans des institutions, donc à la fois dans l’objectivité des représentations sociales et dans les cerveaux. Le préconstruit est partout » [5]

Le regard que nous portons sur le monde n’est jamais vierge : il est tributaire de tout un ensemble de représentations, de modes de pensée, qui nous viennent de ce que nous sommes des êtres sociaux. Nous avons donc des « théories spontanées » qui nous aident à penser le monde – les ethnométhodes que Garfinkel étudiait – qui naissent de notre expérience quotidienne. S’arracher de cette expérience, c’est justement sur cet objectif que l’école et les sciences se rejoignent.

La pensée scientifique consiste largement à se débarrasser de ces théories spontanées pour les remplacer par des théories construites et solides, dont on est cependant conscient qu’elles ne sont pas des vérités absolues mais des vérités scientifiques, c’est-à-dire susceptibles d’être dépassées si une théorie plus heuristique apparaît. Là où l’esprit scientifique diffère de la pensée commune, c’est qu’il soumet toutes ses propositions à la critique :

« Dans la formation de l’esprit scientifique, le premier obstacle, c’est l’expérience première, c’est l’expérience placée avant et au dessus de la critique qui, elle, est nécessairement un élément intégrant de l’esprit scientifique. Puisque la critique n’a pas opéré explicitement, l’expérience première ne peut, en aucun, cas être un appui sûr » [6]

Bachelard disait également, formule célèbre reprise par Bourdieu, Chamboredon et Passeron [7], que le fait scientifique est « conquis, construit, constaté ». Cela signifie bien qu’il ne peut y avoir de fait scientifique tiré directement du réel : il faut le conquérir contre le sens commun, il faut le construire par la théorie, il faut le constater par l’expérience. Par exemple, pour qu’un sociologue puisse travailler sur une différence ou une inégalité sociale, il lui faut construire des catégories sociales – par exemple les professions et catégories socioprofessionnelles – qui ne sont pas exemptes de théorie, par exemple celle qui dit que rapprocher les individus sur la base de leur niveau hiérarchique, leurs diplômes et leurs revenus, est pertinent pour expliquer leur comportement. Il n’y a pas d’observation vierge de théorie.

4. De la démarche scientifique à la démarche pédagogique

J’entend venir les critiques à toute cette belle présentation : certes, tout cela est bel et bon pour ce qui est du travail du scientifique, mais ce dont Nicolas Sarkozy parle, c’est de l’apprentissage par les élèves. Ne vaudrait-il pas mieux leur apprendre simplement en partant du réel, afin d’intéresser ces chères têtes blondes ?

Remarque à laquelle je vais répondre immédiatement : non, cela est d’une part incompatible avec l’objectif d’enseigner une démarche scientifique et rationnelle aux enfants, et d’autre part, ce ne serait absolument pas leur rendre service.

Il n’est pas possible d’apprendre aux élèves la démarche scientifique en la prenant tout simplement à contre-pied. En outre, cette démarche scientifique est parfaitement compatible avec les apprentissages des élèves : il suffit de se référer aux modèles pédagogiques constructivistes. Ceux-ci indiquent que « les élèves n’apprennent pas en accumulant des observations, des constats, des listes de faits, mais dans le cadre d’une procédure d’investigation-structuration » [8]. Les élèves buttent d’abord sur un problème de connaissances, une énigme – on leur montre par exemple que la famille ne se réduit pas à sa dimension biologique – ce qui va les amener à rechercher des informations, à réaliser des observations guidées par les hypothèses qu’ils peuvent eux-mêmes émettre (tout cela se fait sous le contrôle et avec l’aide et la direction de l’enseignant bien entendu) : l’enseignant va leur donner une série de document, d’analyses et de faits sur lesquels ils vont travailler. Par exemple, les formes familiales dans d’autres sociétés, à d’autres époques, etc. Les connaissances ainsi obtenues sont ensuite reliées entre elles, mises en relation, structurées pour enrichir les connaissances des élèves. Il y a finalement bien peu de différences avec la démarche hypothético-déductive.

A cela, il faut ajouter qu’il serait particulièrement dommageable pour les élèves de leur donner cette fausse vision de la science. Toute leur vie, ils seront confrontés à des données et des résultats scientifiques. Il est essentiel pour eux de comprendre comment celles-ci sont produites, de pouvoir juger de leur qualité afin de se garder des charlatans de toutes sortes, et d’avoir le minimum d’esprit critique que la vie quotidienne et celle de citoyen requiert. Mais cet aspect des choses sera plus longuement développé dans la suite de mon « éloge (funèbre ?) des SES » (lisez vite la première partie si ce n’est déjà fait !) dans lequel la sociologie d’Anthony Giddens nous sera d’un grand secours. A venir donc.

5. Et, bien sûr, une conclusion

Le débat est bien plus large que la critique de quelques lignes de la lettre de Nicolas Sarkozy. Ce dont il est question, plus largement, c’est de l’éducation scientifique et la transmission des savoirs savants dans notre société, et de la place des sciences et des scientifiques. Une certaine forme de relativisme teinté d’un peu de populisme [9] – l’homme « du peuple » sachant tout mieux que tout le monde parce qu’il est « proche des gens » - se développe. Ce genre de vue fausse reprise par le Président contribue à construire cette représentation sociale.

L’école a bien sûr un grand rôle à jouer dans cette histoire : initier à la démarche scientifique, au plus proche de ce que font, justement, les scientifiques, est plus que jamais un objectif pertinent si on veut que la science, et tout ce qu’elle porte en terme d’innovations, d’inventivité et de raison (autant de valeurs et d’idées pour lesquelles la lettre de Nicolas Sarkozy ne tarit pas d’éloges), se développe et se renforce dans notre pays. En prend-t-on le chemin ? Je dois avouer que je demeure sceptique…

Bibliographie :

[1] Karl Marx, « Introduction générale à la critique de l’économie politique », Œuvres, Tome 1, (1857), 1965.

[2] Karl Popper, La logique de la découverte scientifique », 1934

[3] André Giordan, Gérard de Vecchi, Les origines du savoir, 1987

[4] Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1895

[5] Pierre Bourdieu, Réponses (entretiens avec Loïc Wacquant), 1992

[6] Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, (1938), 1983

[7] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, 1968

[8] Alain Beitone, Marie-Ange Decugis, Christine Dollo, Christophe Rodrigues, Les sciences économiques et sociales, Enseignement et apprentissages, 2004

[9] Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, 1989

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