Commençons par relever le passage qui m’a fait bondir (enfin, ce n’est pas le seul qui m’a fait réagir, mais c’est le seul sur lequel je réagirais ici, à cause de ça et de ça aussi) :
« [Notre éducation] doit aussi réduire la place excessive qu’elle donne trop souvent à la doctrine, à la théorie, à l’abstraction devant lesquelles beaucoup d’intelligences se rebutent et se ferment. Il nous faire une place plus grande à l’observation, à l’expérimentation, à la représentation, à l’application »
Ce n’est pas la première fois que le président français s’en prend à la théorie. Les économistes en avaient déjà fait les frais, souvenez-vous :
« Inutile de réinventer le fil à couper le beurre. Toutes ces théories économiques... moi-même, parfois je suis un peu perdu. Ce que je veux c'est que les choses marchent »
Mes confrères mais néanmoins collègues économistes avaient alors réagi avec plus ou moins de violence, plus ou moins de désespoir, plus ou moins de développements.
L’idée est commune, courante et peut facilement se classer dans ce que l’on appelle le sens commun : pourquoi s’embarrasser de théories, d’abstractions compliquées et complexes qui font bobo à la tête, alors qu’il suffit de regarder autour de nous pour voir les choses ? Point de vue répandu, d’ailleurs, parmi les élèves, que ce soit au collège ou au lycée : la théorie, c’est dur et inutile. On le trouve encore plus facilement dans le domaine des sciences sociales, et pas seulement au niveau secondaire : la société, nous la connaissons tous, nous y vivons quotidiennement, nous savons comment elle marche, alors pourquoi passer par une abstraction complexe alors que le réel est si simple ?
Le problème est que Nicolas Sarkozy demande également aux éducateurs d’enseigner les sciences et la Science – je suppose qu’il entend par là « la démarche scientifique ». Dans ce cas-là, il devrait savoir, et tous les « éducateurs » avec lui, que l’une des premières choses que la Science doit nous apprendre est que ce qui parait évident n’est que rarement vrai. Et c’est le cas pour l’évidence que le réel est plus simple que la théorie. Karl Marx – dont je vous reparlerais longuement très bientôt – l’avait très bien exprimé :
« Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel et le concret, la supposition véritable […] toutefois, à y regarder de près, cette méthode est fausse » [1] (voir ici pour le texte complet)
1. L’inductivisme et l’empirisme : des procédures scientifiques dépassés
Résumons : ce que Nicolas Sarkozy semble évoquer dans sa lettre porte un nom en épistémologie, on parle d’inductivisme ou d’empirisme. Ces deux méthodes ont en effet pour point commun de partir du réel, du concret, pour aller vers le savoir. Il suffit de regarder ce monde qui nous entoure pour le comprendre. En accumulant des descriptions, des observations, on parviendra au savoir et à la vérité.
Or, cela fait longtemps que ces méthodes ne sont plus en cours dans les sciences, sociales et autres – sauf peut-être par certains ethnologues ou anthropologues. Elles posent en effet d’énormes problèmes.
En effet, Hume avait signalé, en son temps, « le problème de l’induction » : il n’est pas possible à partir d’un nombre d’observations aussi grand soit-il de justifier logiquement une proposition de portée générale. Je peux observer 10 000 corbeaux noirs. Pourtant, je ne peux pas affirmer, à partir de ces observations, que « tous les corbeaux sont noirs ». Rien ne permet d’assurer que la 10 001 observations ne sera pas celle d’un corbeau blanc – il y a bien des corbeaux albinos… (je suis preneur de toute photo d’un corbeau albinos pour illustrer mon propos). Pour le dire plus généralement, n observations ne permettent pas d’affirmer que l’observation n+1 sera conforme aux précédentes.
Karl Popper [2] a apporté une solution à ce problème : celle de la démarche hypothético-déductive, qui part, en gros, de la théorie pour aller vers le réel. S’il n’est pas possible de vérifier un énoncé par un nombre élevé d’observations concordantes, il est possible de réfuter une conjoncture par une observation qui la remet en cause – notre fameux corbeau albinos. La tâche des scientifiques est alors de formuler des conjonctures, que l’on appelle « hypothèses », puis d’essayer de les réfuter en les confrontant au réel. Cette confrontation se fait cependant de façon contrôlée, c’est-à-dire en maîtrisant les différents paramètres en jeu, soit par l’expérience en laboratoire, soit par le comparatisme.
Gaston Bachelard exprimait déjà cette idée en disant que le vecteur épistémologique va du rationnel au réel et non l’inverse.
Bref, quelles sont les conséquences de tout cela ? Tout d’abord, il paraît difficile d’enseigner les sciences et leurs démarches aux élèves en empruntant un cheminement logique radicalement opposé à celui de la démarche scientifique. Mais surtout, il faut souligner qu’il n’y a pas de véritable opposition entre théorie et réel, entre abstrait et concret. C’est là un point que je vais encore préciser.
2. Ce qui est complexe et ce qui est simple
L’idée que formule Nicolas Sarkozy dans le passage qui m’intéresse se retrouve également chez de nombreux élèves : ce qui est complexe, c’est la théorie, ce qui est simple, c’est le réel. Cette vision, il faut le dire, est totalement fausse. Aucun scientifique un tant soit peu sérieux ne peut souscrire à cette idée.
En effet, ce qui est compliqué, c’est le justement le réel. Tenons nous-en à ma spécialité : l’étude des relations sociales et de la société qui en découle. Les relations sociales sont loin d’être simples : dans un pays de petit taille, démographiquement parlant, comme la France, elles se comptent en milliards. Ce qu’elles produisent, structures sociales, institutions, représentations, sont extrêmement complexes. La société française est un amas d’individu dont chacun est unique, et dont chaque relation avec un autre individu est tout aussi unique. En un mot, c’est le chaos, le bordel, le souk…
Un acte simple et quotidien, comme la consommation d’un produit, est en fait excessivement complexe : il y a le choix que fait l’individu, il y a les choix qu’il a fait avant, il y a les choix qu’il fera après, il y a les informations dont il dispose, il y a l’offre qu’on lui a faite et parmi laquelle il choisit, il y a les choix qu’ont fait les fabricants et les distributeurs, il y a les choix que font les autres, il y a la façon dont son geste est perçu par les autres, il y a la façon dont il perçoit la façon dont les autres perçoivent son geste… On pourrait continuer longtemps.
D’où l’intérêt des théories et des modèles, qui sont avant tout des schèmes d’intelligibilités. On peut les penser comme des cartes permettant de s’orienter dans la complexité du réel. Plus généralement :
« Un modèle est une construction, une structure que l’on peut utiliser comme référence, une image analogique qui permet de matérialiser une idée ou un concept rendus ainsi plus directement assimilable » [3]
Une théorie est donc avant tout une simplification qui permet de comprendre le réel. Toujours selon les mots de Marx, il faut s’élever de l’abstrait vers le concret et non l’inverse. Ces modèles ne se jugent pas à leur ressemblance avec la réalité – qu’ils ne visent absolument pas – mais à leur portée heuristique, c’est-à-dire à ce qu’ils permettent d’expliquer et de comprendre.
Ce point est d’autant plus important pour « l’éducateur » que, outre cette complexité du réel, l’élève doit apprendre qu’aucun de ces modèles n’épuise la réalité : ils ne sont que des regards portés sur celle-ci. Un botaniste, un sociologue et un biologiste n’auront pas le même point de vue sur une plante verte, mais aucun ne sera exclusif l’un de l’autre. Cela parce que chacun est une simplification volontaire de l’objet « plante verte » qui, entre son fonctionnement biologique, sa classification parmi les végétaux et la signification de sa possession et de son utilisation par les hommes, est sacrément plus compliquée que ce que ces larges feuilles pouvaient le laisser penser…
Dans cette perspective, les théories sont des boîtes à outil, selon l’expression célèbre de Joan Robinson. Elles permettent de poser des questions et doivent être remise en jeu à chaque application du réel. Lorsque l’une d’elle se trouve réfutée, selon le mot de Popper, on en bâti une autre. Il n’y a pas lieu, une fois de plus, d’opposer théorie et réel. Si l’on se risquait à le faire face à des élèves, on leur donnerait à coup sûr une image totalement fausse de ce qu’est la science.
3. Le réel sans théorie n’existe pas
Troisième et dernière objection : cette épistémologie spontanée qui veut que l’on puisse partir du réel et se passer de théories suppose que le réel peut se donner à voir directement, de façon évidente. Or, cela est on ne peut plus faux. Toute observation met en jeu de la théorie, c’est-à-dire des critères d’observation.
C’est pour cela que les scientifiques ont insisté, depuis longtemps, sur la nécessité de se libérer de ce que Durkheim appelait les « prénotions » [4], et plus généralement de rompre avec le sens commun :
« Construire un objet scientifique, c’est, d’abord et avant tout, rompre avec le sens commun, c’est-à-dire avec des représentations partagées par tous, qu’il s’agisse des simples lieux communs de l’existence ordinaire ou des représentations officielles, souvent inscrites dans des institutions, donc à la fois dans l’objectivité des représentations sociales et dans les cerveaux. Le préconstruit est partout » [5]
Le regard que nous portons sur le monde n’est jamais vierge : il est tributaire de tout un ensemble de représentations, de modes de pensée, qui nous viennent de ce que nous sommes des êtres sociaux. Nous avons donc des « théories spontanées » qui nous aident à penser le monde – les ethnométhodes que Garfinkel étudiait – qui naissent de notre expérience quotidienne. S’arracher de cette expérience, c’est justement sur cet objectif que l’école et les sciences se rejoignent.
La pensée scientifique consiste largement à se débarrasser de ces théories spontanées pour les remplacer par des théories construites et solides, dont on est cependant conscient qu’elles ne sont pas des vérités absolues mais des vérités scientifiques, c’est-à-dire susceptibles d’être dépassées si une théorie plus heuristique apparaît. Là où l’esprit scientifique diffère de la pensée commune, c’est qu’il soumet toutes ses propositions à la critique :
« Dans la formation de l’esprit scientifique, le premier obstacle, c’est l’expérience première, c’est l’expérience placée avant et au dessus de la critique qui, elle, est nécessairement un élément intégrant de l’esprit scientifique. Puisque la critique n’a pas opéré explicitement, l’expérience première ne peut, en aucun, cas être un appui sûr » [6]
Bachelard disait également, formule célèbre reprise par Bourdieu, Chamboredon et Passeron [7], que le fait scientifique est « conquis, construit, constaté ». Cela signifie bien qu’il ne peut y avoir de fait scientifique tiré directement du réel : il faut le conquérir contre le sens commun, il faut le construire par la théorie, il faut le constater par l’expérience. Par exemple, pour qu’un sociologue puisse travailler sur une différence ou une inégalité sociale, il lui faut construire des catégories sociales – par exemple les professions et catégories socioprofessionnelles – qui ne sont pas exemptes de théorie, par exemple celle qui dit que rapprocher les individus sur la base de leur niveau hiérarchique, leurs diplômes et leurs revenus, est pertinent pour expliquer leur comportement. Il n’y a pas d’observation vierge de théorie.
4. De la démarche scientifique à la démarche pédagogique
J’entend venir les critiques à toute cette belle présentation : certes, tout cela est bel et bon pour ce qui est du travail du scientifique, mais ce dont Nicolas Sarkozy parle, c’est de l’apprentissage par les élèves. Ne vaudrait-il pas mieux leur apprendre simplement en partant du réel, afin d’intéresser ces chères têtes blondes ?
Remarque à laquelle je vais répondre immédiatement : non, cela est d’une part incompatible avec l’objectif d’enseigner une démarche scientifique et rationnelle aux enfants, et d’autre part, ce ne serait absolument pas leur rendre service.
Il n’est pas possible d’apprendre aux élèves la démarche scientifique en la prenant tout simplement à contre-pied. En outre, cette démarche scientifique est parfaitement compatible avec les apprentissages des élèves : il suffit de se référer aux modèles pédagogiques constructivistes. Ceux-ci indiquent que « les élèves n’apprennent pas en accumulant des observations, des constats, des listes de faits, mais dans le cadre d’une procédure d’investigation-structuration » [8]. Les élèves buttent d’abord sur un problème de connaissances, une énigme – on leur montre par exemple que la famille ne se réduit pas à sa dimension biologique – ce qui va les amener à rechercher des informations, à réaliser des observations guidées par les hypothèses qu’ils peuvent eux-mêmes émettre (tout cela se fait sous le contrôle et avec l’aide et la direction de l’enseignant bien entendu) : l’enseignant va leur donner une série de document, d’analyses et de faits sur lesquels ils vont travailler. Par exemple, les formes familiales dans d’autres sociétés, à d’autres époques, etc. Les connaissances ainsi obtenues sont ensuite reliées entre elles, mises en relation, structurées pour enrichir les connaissances des élèves. Il y a finalement bien peu de différences avec la démarche hypothético-déductive.
A cela, il faut ajouter qu’il serait particulièrement dommageable pour les élèves de leur donner cette fausse vision de la science. Toute leur vie, ils seront confrontés à des données et des résultats scientifiques. Il est essentiel pour eux de comprendre comment celles-ci sont produites, de pouvoir juger de leur qualité afin de se garder des charlatans de toutes sortes, et d’avoir le minimum d’esprit critique que la vie quotidienne et celle de citoyen requiert. Mais cet aspect des choses sera plus longuement développé dans la suite de mon « éloge (funèbre ?) des SES » (lisez vite la première partie si ce n’est déjà fait !) dans lequel la sociologie d’Anthony Giddens nous sera d’un grand secours. A venir donc.
5. Et, bien sûr, une conclusion
Le débat est bien plus large que la critique de quelques lignes de la lettre de Nicolas Sarkozy. Ce dont il est question, plus largement, c’est de l’éducation scientifique et la transmission des savoirs savants dans notre société, et de la place des sciences et des scientifiques. Une certaine forme de relativisme teinté d’un peu de populisme [9] – l’homme « du peuple » sachant tout mieux que tout le monde parce qu’il est « proche des gens » - se développe. Ce genre de vue fausse reprise par le Président contribue à construire cette représentation sociale.
L’école a bien sûr un grand rôle à jouer dans cette histoire : initier à la démarche scientifique, au plus proche de ce que font, justement, les scientifiques, est plus que jamais un objectif pertinent si on veut que la science, et tout ce qu’elle porte en terme d’innovations, d’inventivité et de raison (autant de valeurs et d’idées pour lesquelles la lettre de Nicolas Sarkozy ne tarit pas d’éloges), se développe et se renforce dans notre pays. En prend-t-on le chemin ? Je dois avouer que je demeure sceptique…
Bibliographie :
[1] Karl Marx, « Introduction générale à la critique de l’économie politique », Œuvres, Tome 1, (1857), 1965.
[2] Karl Popper, La logique de la découverte scientifique », 1934
[3] André Giordan, Gérard de Vecchi, Les origines du savoir, 1987
[4] Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1895
[5] Pierre Bourdieu, Réponses (entretiens avec Loïc Wacquant), 1992
[6] Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, (1938), 1983
[7] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, 1968
[8] Alain Beitone, Marie-Ange Decugis, Christine Dollo, Christophe Rodrigues, Les sciences économiques et sociales, Enseignement et apprentissages, 2004
[9] Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, 1989