L'année dernière, les économistes s'étaient écharpés autour d'un livre polémique, Le négationnisme économique de Pierre Cahuc et André Zylberberg. Cette année, c'est au tour des sociologues, avec un titre étrangement parallèle : Le danger sociologique de Gérald Bronner et Etienne Gehin (B&G dans la suite de ce billet). Avec la publication d'un livre qui ne se cache pas de vouloir provoquer la polémique, on ne sait jamais trop comment réagir : faut-il en parler ou l'ignorer en attendant que ça passe ? Faut-il réagir aux articles de presse, y compris ceux signés des auteurs, aux interviews, aux compte-rendus ou faut-il lire le livre lui-même, même quand on sait que ce sera rarement lui qui sera au cœur des échanges ? Y a-t-il d'ailleurs quelque chose à faire, quand on est en désaccord ? Quelque chose qui ne donne pas l'impression d'offrir une victoire facile et imméritée à ses adversaires ? Je n'ai évidemment aucune réponse définitive à ces différentes questions. Mais, étant ce que je suis, je ne pouvais pas ne pas lire la bête. Et je ne pouvais certainement pas ne pas y réagir d'une façon ou d'une autre. Je ne vais pas proposer, ici, un compte-rendu en bonne et due forme du bouquin. Je voudrais plutôt revenir sur un argument particulier des auteurs, peut-être celui où ils font le mieux apparaître ce qu'ils appellent le "danger sociologique" - une expression qui reste dans le flou pendant plus des trois quarts de l'ouvrage. Cet argument, c'est celui selon lequel enseigner ou diffuser la sociologie risquerait de déresponsabiliser ceux et celles qui la reçoivent, voire carrément de les empêcher de se réaliser ou de réussir. Un argument que les professeurs de sciences économiques et sociales ont bien trop souvent entendu, et qui produit chez moi toujours la même réaction :
Si l'argument est classique, B&G entendent lui donner une confirmation empirique : c'est d'ailleurs en partie pour connaître ces preuves à l'idée selon laquelle l'exposition au "déterminisme sociologique" conduirait à enfermer encore plus les acteurs dans celui-ci que j'ai lu l'ouvrage. Ce point n'est abordé qu'à la toute fin de l'ouvrage, entre les pages 211 et 220. C'est littéralement le dernier argument avant la conclusion. Le titre de cette section est limpide : "les risques des récits déterministes". Après avoir discuté de la portée scientifique du déterminisme - bien pauvrement : l'ouvrage se contente de dire que les causalités en sociologie ne sont pas de la même nature que les causalités en mécanique, sans jamais dire qui, précisément, conteste cela - les auteurs prétendent s'intéresser à la façon dont ces théories déterministes seraient "devenues si populaires et si présentes sur le marché cognitif, que certains des publics dont elles prétendent expliquer les conduites peuvent subir leur influence" (p. 211), et vont donc être conduits à ne plus croire au mérite, à la responsabilité, à la moralité...
Notons d'emblée que le livre ne donne aucune mesure permettant d'objectiver un peu sérieusement cette idée selon laquelle les récits déterministes seraient à ce point populaires. Pas de recension des interventions dans la presse des sociologues, ou même un renvoi vers un travail de ce type (l'INA l'a fait, et les résultats ne vont pas trop dans le sens des auteurs...). Pas d'étude non plus des programmes de sciences économiques et sociales au lycée, de leurs manuels et des pratiques des enseignants, ce qui aurait pu donner un point d'entrée de la confrontation de certains publics à la sociologie. Rien en fait sur ce "marché cognitif" qui ne semble avoir d'existence que métaphorique et rhétorique - un comble pour deux auteurs qui attaquent leurs collègues sur le statut ontologique de leurs outils... Le mieux que l'on ait est un Google Fight (!) qui montre que "Pierre Bourdieu" et "Michel Foucault" sont des expressions plus souvent recherchées que Raymond Boudon ou James Coleman (p. 216), et une mention que La Misère du monde de Bourdieu fut un best-seller - ce qui en soi ne nous apprend pas grand chose...
On pourrait se dire que le reste de l'ouvrage indique de quels "récits déterministes" il est question, ce qui permettrait d'en mesurer la prégnance, mais las, B&G utilisent surtout des expressions comme "certains sociologues déterministes" ou "une certaine sociologie" - j'ai d'ailleurs annoté mon exemplaire d'innombrables "qui ?" ou "de qui parle-t-on ?". Quelques noms apparaissent de façon éparse, et particulièrement celui de Durkheim, dont je ne suis pas sûr que l'on puisse dire qu'il soit un habitué des plateaux télévisés - son décès en 1917 n'y étant peut-être pas pour rien. Viennent ensuite, en termes de nombre de citation de sociologues vivants, les noms de Bernard Lahire, de Geoffroy de Lagasnerie et de Christine Delphy. Sans nier leurs interventions médiatiques, il me semble difficile de dire qu'ils dominent "le marché cognitif" : à tout le moins, ils parlent à certains publics et pas à d'autres, sans même évoquer leurs orientations différentes...
Mais laissons ce manque d'objectivation de côté pour l'instant. L'argument essentiel des auteurs est que cet effet "performatif" de la sociologie déterministe est confirmé expérimentalement. Ils citent donc une étude de psychologie à l'appui de leur proposition. Dans celle-ci, on a lu à des sujets un passage d'un livre du prix Nobel de médecine Francis Crick défendant "une vision très déterministe de la pensée humaine, en allant jusqu'à conclure que les individus ne sont qu'un paquet de neurone" (p. 213). A un autre groupe, on lisait un passage du même ouvrage, mais plus neutre. Les deux groupes étaient ensuite invité à jouer à un jeu au cours duquel il était possible de tricher. Résultat : le premier groupe s'est montré moins vertueux que le second. Les auteurs indiquent que l'expérience a fait l'objet de réplications. De là, ils suggèrent que de présenter à des jeunes l'idée qu'il existe des mécanismes de reproduction sociale serait un facteur de renforcement de celle-ci, et vont même jusqu'à entendre qu'enseigner la sociologie est même dangereux - le comble pour des auteurs qui écrivent qu'ils aiment leur discipline et veulent la défendre :
Il y a beaucoup de problèmes avec cette démonstration. Le premier, et non des moindres, est qu'elle repose au final sur une expérience de laboratoire, ce qui a toujours de quoi laisser sceptique. En effet, elle permet de montrer un effet à court terme dans un contexte particulier. Elle ne nous dit pas grand chose de ce que pourrait provoquer la lecture du même passage à long terme, après réflexion et après l'avoir éprouvé et appris différemment, après un cours où il aurait été replacé dans l'ensemble de l'ouvrage, après une émission de télévision où il aurait été discuté, approfondi, contesté, nuancé, etc. Hors des murs du laboratoire, les acteurs ne reçoivent pas passivement les savoirs de cette façon-là : ils sont souvent acteurs de l'apprentissage, posent des questions, réagissent, contestent, etc. Les expériences de laboratoire, dans les sciences sociales, posent plus de problèmes qu'elles n'en résolvent. Après tout, en laboratoire, la tortue est plus rapide que le lièvre :
A cela, il faut ajouter un deuxième problème : l'expérience porte sur... les sciences de la nature, et donc un déterminisme bien différent de celui que peut avancer la sociologie. Pas tellement différent dans son mode de fonctionnement (quoi que l'analogie mériterait quelques développements) mais dans sa légitimité : entendre parler un prix Nobel de médecine, ou simplement entendre que l'on est déterminé en tant qu'être biologique, ce n'est pas la même chose que d'entendre dire que l'on est déterminé par sa classe sociale, son origine, son genre, etc. La première forme de déterminisme est généralement mieux acceptée que la seconde : que "les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus" parce que, biologiquement, les uns seraient complètement différentes des secondes est généralement mieux accepté que l'idée que des formes de socialisations différentielles construisent des inégalités sur le long terme. Les parents, d'ailleurs, ont spontanément tendance à expliquer les différences de comportements entre leurs filles et leurs garçons par la biologie que par la socialisation. Passer d'un ensemble d'expérimentations portant sur l'effet des sciences de la nature à des conclusions sur les sciences sociales est pour le moins hasardeux, et manque singulièrement de prudence.
Lorsque, comme moi, on enseigne la sociologie auprès de lycéens, on connait les réactions de ceux-ci face à une simple distribution statistique : qu'il existe, par exemple, des inégalités en matière de travail domestique ou de parcours scolaire rencontre du scepticisme chez bien des élèves - "mais chez moi c'est pas comme ça !", "mais c'est pas vrai, on a tous les mêmes chances !", etc. - avant même que l'on ne tente d'en donner une explication, "déterministe" ou non. Impossible de ne pas repenser à l'ouverture de 80% au bac... et après ? de Stéphane Beaud où Nassim, un élève de première B (aujourd'hui ES) peste contre son sujet de dissertation qui l'invitait à montrer la persistance de la reproduction sociale : "Franchement, il m'a écœuré ce sujet, il m'a pas inspiré du tout... Ça m'a pas intéressé... Chacun fait ce qu'il veut franchement. Si l'autre veut pas faire comme son père, il a le droit. [...] J'ai dit non, grâce à l'école en particulier. J'étais carrément en désaccord avec ce sujet-là". Les réflexions de Fabien Truong sur l'enseignement de Bourdieu "dans le 93" sont sans doute plus intéressanteq à lire sur ce thème là qu'une expérience en laboratoire. De même, la naturalisation du genre dans la classe et à l'école, analysé par Zoé Rollin, permet de comprendre que les savoirs sociologiques, même "déterministes", rencontrent des résistances, dont il faut tenir compte. On ne comprendra pas ce qui se joue dans l'enseignement juste en regardant les résultats d'une expérimentation... surtout si elle ne porte même pas sur la même discipline !
B&G sont, je crois, conscients de ces limites, et c'est pour cela qu'ils donnent immédiatement après un autre argument, ou plutôt une sorte d'illustration. Pour montrer que les récits déterministes peuvent jouer le rôle d'une "prophétie auto-réalisatrice", et ce particulièrement pour ceux qui "ont objectivement moins de chances de réussite, scolaire par exemple, que les autres" (p. 214), les auteurs arguent de l'avantage dont disposent les enfants originaires de l'Asie du Sud-Est en termes de réussite scolaire : alors que, écrivent-ils, l'ensemble des enfants issus de l'immigration ont des chances de réussite plus faibles que les autres, ceux-là ont au contraire des chances plus fortes. Pourquoi cela ? "Dans leur milieu social, on professe plus qu'ailleurs que l'excellence scolaire est possible mais qu'il faut faire des efforts pour l'atteindre. En raison de cette croyance, leurs parents sont plus attentifs que les autres au parcours scolaire de leur progéniture, et contribuent ainsi à la réalisation d'une prophétie auto-réalisatrice. La réussite de ces enfants ne doit rien à des capacités cognitives supérieures, mais beaucoup, semblent-il, aux convictions méritocratiques de leurs éducateurs" (p. 215).
La mobilisation de cet exemple est pour le moins étrange. On peut en effet comprendre que si les enfants issus de l'immigration autre que asiatique réussissent moins bien (quoi que les choses ne soient statistiquement pas si simples), c'est finalement parce qu'ils ne croient pas à la méritocratie. Ce qui efface bien vite les autres facteurs, pourtant évoqués dans les deux références citées par les auteurs : cet article fait valoir, pour les Etats-Unis, que le statut de migrant joue également, et même un peu plus, que les "croyances culturelles" ; le second souligne que les familles immigrées ont, d'une façon générale, des aspirations scolaires plus hautes que les familles natives et que la différence se fait dans "les attitudes concrètes à l'école", notamment la connaissance et la mise en œuvre des stratégies scolaires les plus efficaces. L'article ajoute d'ailleurs que, pour les familles asiatiques, l'implication dans l'établissement et le suivi scolaire des enfants est finalement moindre (!) que pour les autres familles. Ce ne sont pas juste des détails qui viendraient nuancer les propositions de B&G : cela interdit de conclure de façon aussi directe que la croyance dans le déterminisme est la cause des moindres résultats scolaires des familles issues de l'immigration. D'une part, les différences en termes de capital culturel semblent tout de même les plus importantes, et le fonctionnement même de l'école ne devrait pas être balayé d'un revers de la main (voir ma synthèse sur cette question). D'autre part, ce sont moins des convictions envers la méritocratie qui sont en jeux que des pratiques concrètes et quotidiennes : le point clef est l'héritage des convictions scolaires des parents aux enfants, lequel se fait par des gestes, des moments, des espaces particuliers, etc. Il est d'ailleurs étonnant de voir deux auteurs qui dénoncent avec force un "hyperculturalisme" de la sociologie française contemporaine tomber dans les travers d'une explication culturaliste aussi simpliste...
Mais le plus étrange est que, même si l'on prend cet exemple dans le sens que lui prête B&G, on se demande bien où est la sociologie dans cette histoire. Faut-il croire que les enfants de l'immigration non-asiatique sont abreuvés de Bourdieu à la maison ? Les parents lisent-ils Bernard Lahire à leurs enfants pour les endormir le soir ? Font-il un pèlerinage annuel sur la tombe de Durkheim ? Ecrivent-ils "l'ennemi principal" sur le dos de leurs blousons ? Ce que l'exemple permettrait éventuellement de montrer, c'est qu'il n'y a guère besoin des explications sociologiques pour croire au "déterminisme" : en faire l'expérience quotidienne, par les interactions avec l'école, par la "matérialité du monde" comme disent les sociologues pragmatiques (étonnamment absents de l'ouvrage, alors qu'ils constituent l'un des courants les plus importants de la sociologie française...), par l'expérience pratique que l'on acquiert semble bien suffisant. Si les acteurs perçoivent le monde où ils vivent comme plus ou moins fermé, plus ou moins déterminé, c'est sans doute moins à cause de la sociologie que du fait de la vie qu'ils mènent, de l'expérience qu'ils ont du monde qui les entoure. Qu'ils ne soient pas des "idiots culturels", la sociologie s'en est précisément rendue compte depuis un certain temps...
Mais surtout la mobilisation de cet exemple pose une question grave quant aux conséquences que l'on pourrait tirer du bouquin de B&G, et révèle peut-être un enjeu plus profond et non explicité. En effet, en disant que présenter un "récit déterministe" risque d'avoir un effet performatif (risque qui, comme je viens de le montrer, n'est guère convaincant), B&G amènent naturellement à penser qu'il vaudrait mieux taire l'existence de ces déterministes, fussent-ils simplement probabilistes. Que la mobilité sociale soit faible est sans doute plus marquant que de savoir si cela s'explique par les différences de capital culturel - à la Bourdieu - ou par les stratégies rationnelles des acteurs - à la Boudon (Boudon qui, d'ailleurs, est à mon sens encore plus "fataliste" que Bourdieu puisqu'il ne laisse littéralement aucun échappatoire, toute tentative pour favoriser l'égalité des chances étant destinée à échouer du fait des calculs rationnels des acteurs...). De fait, ce qui est, si l'on suit le raisonnement de B&G, gênant, c'est que la sociologie mette à jour l'existence de ces inégalités, beaucoup plus que comment elle les explique. Et on en vient à avoir deux auteurs, sociologues de profession, déclarant aimer et vouloir défendre leur discipline, défendant la science et la neutralité axiologique, qui viennent suggérer qu'il ne faudrait pas parler d'un résultat scientifique comme le niveau de mobilité ou de reproduction sociale au nom de... au nom de quoi finalement ? D'un "politiquement correct", d'une "bien pensance", d'une croyance aveugle dans l'égalité des chances qui, bien que statistiquement fausse, scientifiquement irrationnelle, serait préférable pour les acteurs à la connaissance.
"Cachez ces inégalités que je ne saurais voir" : pris au sérieux, c'est à cela que mène le raisonnement de B&G. Parler des inégalités, dire leur existence, dire que les chances ne sont pas égales, serait au pire une mauvaise chose, au mieux un savoir qu'il faudrait réserver à une petite élite, celle qui un jour se lancera dans des études de sociologie ou de sciences sociales et qui, alors, sera peut-être prête à recevoir ce secret qui brûlerait les yeux et les oreilles des profanes. Il m'est difficile de savoir si c'est là une intention des auteurs ou un simple "effet émergent" ou "pervers" (je suis taquin) de leur positionnement. Mais il y a là un problème à soulever.
La question est, ici, en partie politique. Pense-t-on que les résultats scientifiques méritent d'être présentés et diffusés à tous ? Pense-t-on qu'il vaille mieux présenter aux élèves qu'il existe des inégalités, en parler sérieusement avec eux, explorer les différentes explications que l'on peut en donner ? Ou faut-il garder cela secret, parce que l'on pense que ce savoir pourrait leur nuire ? La proximité avec les débats autour des "statistiques ethniques" est flagrante. On peut sans doute entendre qu'il existe un risque à diffuser certains savoirs, mais on ne devrait pas en la matière appeler à un principe de précaution trop fort (je suis vraiment taquin). Pour ma part, je pense qu'il vaut toujours le coup de faire les efforts d'expliquer, de diffuser, de vulgariser et d'enseigner. Et que ce qui importe vraiment, c'est la façon dont on explique, diffuse, vulgarise ou enseigne ces savoirs. Il est sans doute là, le vrai débat.
Si l'argument est classique, B&G entendent lui donner une confirmation empirique : c'est d'ailleurs en partie pour connaître ces preuves à l'idée selon laquelle l'exposition au "déterminisme sociologique" conduirait à enfermer encore plus les acteurs dans celui-ci que j'ai lu l'ouvrage. Ce point n'est abordé qu'à la toute fin de l'ouvrage, entre les pages 211 et 220. C'est littéralement le dernier argument avant la conclusion. Le titre de cette section est limpide : "les risques des récits déterministes". Après avoir discuté de la portée scientifique du déterminisme - bien pauvrement : l'ouvrage se contente de dire que les causalités en sociologie ne sont pas de la même nature que les causalités en mécanique, sans jamais dire qui, précisément, conteste cela - les auteurs prétendent s'intéresser à la façon dont ces théories déterministes seraient "devenues si populaires et si présentes sur le marché cognitif, que certains des publics dont elles prétendent expliquer les conduites peuvent subir leur influence" (p. 211), et vont donc être conduits à ne plus croire au mérite, à la responsabilité, à la moralité...
Notons d'emblée que le livre ne donne aucune mesure permettant d'objectiver un peu sérieusement cette idée selon laquelle les récits déterministes seraient à ce point populaires. Pas de recension des interventions dans la presse des sociologues, ou même un renvoi vers un travail de ce type (l'INA l'a fait, et les résultats ne vont pas trop dans le sens des auteurs...). Pas d'étude non plus des programmes de sciences économiques et sociales au lycée, de leurs manuels et des pratiques des enseignants, ce qui aurait pu donner un point d'entrée de la confrontation de certains publics à la sociologie. Rien en fait sur ce "marché cognitif" qui ne semble avoir d'existence que métaphorique et rhétorique - un comble pour deux auteurs qui attaquent leurs collègues sur le statut ontologique de leurs outils... Le mieux que l'on ait est un Google Fight (!) qui montre que "Pierre Bourdieu" et "Michel Foucault" sont des expressions plus souvent recherchées que Raymond Boudon ou James Coleman (p. 216), et une mention que La Misère du monde de Bourdieu fut un best-seller - ce qui en soi ne nous apprend pas grand chose...
On pourrait se dire que le reste de l'ouvrage indique de quels "récits déterministes" il est question, ce qui permettrait d'en mesurer la prégnance, mais las, B&G utilisent surtout des expressions comme "certains sociologues déterministes" ou "une certaine sociologie" - j'ai d'ailleurs annoté mon exemplaire d'innombrables "qui ?" ou "de qui parle-t-on ?". Quelques noms apparaissent de façon éparse, et particulièrement celui de Durkheim, dont je ne suis pas sûr que l'on puisse dire qu'il soit un habitué des plateaux télévisés - son décès en 1917 n'y étant peut-être pas pour rien. Viennent ensuite, en termes de nombre de citation de sociologues vivants, les noms de Bernard Lahire, de Geoffroy de Lagasnerie et de Christine Delphy. Sans nier leurs interventions médiatiques, il me semble difficile de dire qu'ils dominent "le marché cognitif" : à tout le moins, ils parlent à certains publics et pas à d'autres, sans même évoquer leurs orientations différentes...
Mais laissons ce manque d'objectivation de côté pour l'instant. L'argument essentiel des auteurs est que cet effet "performatif" de la sociologie déterministe est confirmé expérimentalement. Ils citent donc une étude de psychologie à l'appui de leur proposition. Dans celle-ci, on a lu à des sujets un passage d'un livre du prix Nobel de médecine Francis Crick défendant "une vision très déterministe de la pensée humaine, en allant jusqu'à conclure que les individus ne sont qu'un paquet de neurone" (p. 213). A un autre groupe, on lisait un passage du même ouvrage, mais plus neutre. Les deux groupes étaient ensuite invité à jouer à un jeu au cours duquel il était possible de tricher. Résultat : le premier groupe s'est montré moins vertueux que le second. Les auteurs indiquent que l'expérience a fait l'objet de réplications. De là, ils suggèrent que de présenter à des jeunes l'idée qu'il existe des mécanismes de reproduction sociale serait un facteur de renforcement de celle-ci, et vont même jusqu'à entendre qu'enseigner la sociologie est même dangereux - le comble pour des auteurs qui écrivent qu'ils aiment leur discipline et veulent la défendre :
Apprendre la sociologie dès le plus jeune âge, donc. Dès l'école primaire, renchérit Bernard Lahire ! Il s'agirait de proposer aux enfants des récits déterministes dont on a vu qu'ils sont susceptibles d'affaiblir le sens des responsabilités des individus. On imagine sans peine que leur influence serait plus forte encore sur de jeunes esprits en formation. (p. 217).
Il y a beaucoup de problèmes avec cette démonstration. Le premier, et non des moindres, est qu'elle repose au final sur une expérience de laboratoire, ce qui a toujours de quoi laisser sceptique. En effet, elle permet de montrer un effet à court terme dans un contexte particulier. Elle ne nous dit pas grand chose de ce que pourrait provoquer la lecture du même passage à long terme, après réflexion et après l'avoir éprouvé et appris différemment, après un cours où il aurait été replacé dans l'ensemble de l'ouvrage, après une émission de télévision où il aurait été discuté, approfondi, contesté, nuancé, etc. Hors des murs du laboratoire, les acteurs ne reçoivent pas passivement les savoirs de cette façon-là : ils sont souvent acteurs de l'apprentissage, posent des questions, réagissent, contestent, etc. Les expériences de laboratoire, dans les sciences sociales, posent plus de problèmes qu'elles n'en résolvent. Après tout, en laboratoire, la tortue est plus rapide que le lièvre :
A cela, il faut ajouter un deuxième problème : l'expérience porte sur... les sciences de la nature, et donc un déterminisme bien différent de celui que peut avancer la sociologie. Pas tellement différent dans son mode de fonctionnement (quoi que l'analogie mériterait quelques développements) mais dans sa légitimité : entendre parler un prix Nobel de médecine, ou simplement entendre que l'on est déterminé en tant qu'être biologique, ce n'est pas la même chose que d'entendre dire que l'on est déterminé par sa classe sociale, son origine, son genre, etc. La première forme de déterminisme est généralement mieux acceptée que la seconde : que "les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus" parce que, biologiquement, les uns seraient complètement différentes des secondes est généralement mieux accepté que l'idée que des formes de socialisations différentielles construisent des inégalités sur le long terme. Les parents, d'ailleurs, ont spontanément tendance à expliquer les différences de comportements entre leurs filles et leurs garçons par la biologie que par la socialisation. Passer d'un ensemble d'expérimentations portant sur l'effet des sciences de la nature à des conclusions sur les sciences sociales est pour le moins hasardeux, et manque singulièrement de prudence.
Lorsque, comme moi, on enseigne la sociologie auprès de lycéens, on connait les réactions de ceux-ci face à une simple distribution statistique : qu'il existe, par exemple, des inégalités en matière de travail domestique ou de parcours scolaire rencontre du scepticisme chez bien des élèves - "mais chez moi c'est pas comme ça !", "mais c'est pas vrai, on a tous les mêmes chances !", etc. - avant même que l'on ne tente d'en donner une explication, "déterministe" ou non. Impossible de ne pas repenser à l'ouverture de 80% au bac... et après ? de Stéphane Beaud où Nassim, un élève de première B (aujourd'hui ES) peste contre son sujet de dissertation qui l'invitait à montrer la persistance de la reproduction sociale : "Franchement, il m'a écœuré ce sujet, il m'a pas inspiré du tout... Ça m'a pas intéressé... Chacun fait ce qu'il veut franchement. Si l'autre veut pas faire comme son père, il a le droit. [...] J'ai dit non, grâce à l'école en particulier. J'étais carrément en désaccord avec ce sujet-là". Les réflexions de Fabien Truong sur l'enseignement de Bourdieu "dans le 93" sont sans doute plus intéressanteq à lire sur ce thème là qu'une expérience en laboratoire. De même, la naturalisation du genre dans la classe et à l'école, analysé par Zoé Rollin, permet de comprendre que les savoirs sociologiques, même "déterministes", rencontrent des résistances, dont il faut tenir compte. On ne comprendra pas ce qui se joue dans l'enseignement juste en regardant les résultats d'une expérimentation... surtout si elle ne porte même pas sur la même discipline !
B&G sont, je crois, conscients de ces limites, et c'est pour cela qu'ils donnent immédiatement après un autre argument, ou plutôt une sorte d'illustration. Pour montrer que les récits déterministes peuvent jouer le rôle d'une "prophétie auto-réalisatrice", et ce particulièrement pour ceux qui "ont objectivement moins de chances de réussite, scolaire par exemple, que les autres" (p. 214), les auteurs arguent de l'avantage dont disposent les enfants originaires de l'Asie du Sud-Est en termes de réussite scolaire : alors que, écrivent-ils, l'ensemble des enfants issus de l'immigration ont des chances de réussite plus faibles que les autres, ceux-là ont au contraire des chances plus fortes. Pourquoi cela ? "Dans leur milieu social, on professe plus qu'ailleurs que l'excellence scolaire est possible mais qu'il faut faire des efforts pour l'atteindre. En raison de cette croyance, leurs parents sont plus attentifs que les autres au parcours scolaire de leur progéniture, et contribuent ainsi à la réalisation d'une prophétie auto-réalisatrice. La réussite de ces enfants ne doit rien à des capacités cognitives supérieures, mais beaucoup, semblent-il, aux convictions méritocratiques de leurs éducateurs" (p. 215).
La mobilisation de cet exemple est pour le moins étrange. On peut en effet comprendre que si les enfants issus de l'immigration autre que asiatique réussissent moins bien (quoi que les choses ne soient statistiquement pas si simples), c'est finalement parce qu'ils ne croient pas à la méritocratie. Ce qui efface bien vite les autres facteurs, pourtant évoqués dans les deux références citées par les auteurs : cet article fait valoir, pour les Etats-Unis, que le statut de migrant joue également, et même un peu plus, que les "croyances culturelles" ; le second souligne que les familles immigrées ont, d'une façon générale, des aspirations scolaires plus hautes que les familles natives et que la différence se fait dans "les attitudes concrètes à l'école", notamment la connaissance et la mise en œuvre des stratégies scolaires les plus efficaces. L'article ajoute d'ailleurs que, pour les familles asiatiques, l'implication dans l'établissement et le suivi scolaire des enfants est finalement moindre (!) que pour les autres familles. Ce ne sont pas juste des détails qui viendraient nuancer les propositions de B&G : cela interdit de conclure de façon aussi directe que la croyance dans le déterminisme est la cause des moindres résultats scolaires des familles issues de l'immigration. D'une part, les différences en termes de capital culturel semblent tout de même les plus importantes, et le fonctionnement même de l'école ne devrait pas être balayé d'un revers de la main (voir ma synthèse sur cette question). D'autre part, ce sont moins des convictions envers la méritocratie qui sont en jeux que des pratiques concrètes et quotidiennes : le point clef est l'héritage des convictions scolaires des parents aux enfants, lequel se fait par des gestes, des moments, des espaces particuliers, etc. Il est d'ailleurs étonnant de voir deux auteurs qui dénoncent avec force un "hyperculturalisme" de la sociologie française contemporaine tomber dans les travers d'une explication culturaliste aussi simpliste...
Mais le plus étrange est que, même si l'on prend cet exemple dans le sens que lui prête B&G, on se demande bien où est la sociologie dans cette histoire. Faut-il croire que les enfants de l'immigration non-asiatique sont abreuvés de Bourdieu à la maison ? Les parents lisent-ils Bernard Lahire à leurs enfants pour les endormir le soir ? Font-il un pèlerinage annuel sur la tombe de Durkheim ? Ecrivent-ils "l'ennemi principal" sur le dos de leurs blousons ? Ce que l'exemple permettrait éventuellement de montrer, c'est qu'il n'y a guère besoin des explications sociologiques pour croire au "déterminisme" : en faire l'expérience quotidienne, par les interactions avec l'école, par la "matérialité du monde" comme disent les sociologues pragmatiques (étonnamment absents de l'ouvrage, alors qu'ils constituent l'un des courants les plus importants de la sociologie française...), par l'expérience pratique que l'on acquiert semble bien suffisant. Si les acteurs perçoivent le monde où ils vivent comme plus ou moins fermé, plus ou moins déterminé, c'est sans doute moins à cause de la sociologie que du fait de la vie qu'ils mènent, de l'expérience qu'ils ont du monde qui les entoure. Qu'ils ne soient pas des "idiots culturels", la sociologie s'en est précisément rendue compte depuis un certain temps...
Mais surtout la mobilisation de cet exemple pose une question grave quant aux conséquences que l'on pourrait tirer du bouquin de B&G, et révèle peut-être un enjeu plus profond et non explicité. En effet, en disant que présenter un "récit déterministe" risque d'avoir un effet performatif (risque qui, comme je viens de le montrer, n'est guère convaincant), B&G amènent naturellement à penser qu'il vaudrait mieux taire l'existence de ces déterministes, fussent-ils simplement probabilistes. Que la mobilité sociale soit faible est sans doute plus marquant que de savoir si cela s'explique par les différences de capital culturel - à la Bourdieu - ou par les stratégies rationnelles des acteurs - à la Boudon (Boudon qui, d'ailleurs, est à mon sens encore plus "fataliste" que Bourdieu puisqu'il ne laisse littéralement aucun échappatoire, toute tentative pour favoriser l'égalité des chances étant destinée à échouer du fait des calculs rationnels des acteurs...). De fait, ce qui est, si l'on suit le raisonnement de B&G, gênant, c'est que la sociologie mette à jour l'existence de ces inégalités, beaucoup plus que comment elle les explique. Et on en vient à avoir deux auteurs, sociologues de profession, déclarant aimer et vouloir défendre leur discipline, défendant la science et la neutralité axiologique, qui viennent suggérer qu'il ne faudrait pas parler d'un résultat scientifique comme le niveau de mobilité ou de reproduction sociale au nom de... au nom de quoi finalement ? D'un "politiquement correct", d'une "bien pensance", d'une croyance aveugle dans l'égalité des chances qui, bien que statistiquement fausse, scientifiquement irrationnelle, serait préférable pour les acteurs à la connaissance.
"Cachez ces inégalités que je ne saurais voir" : pris au sérieux, c'est à cela que mène le raisonnement de B&G. Parler des inégalités, dire leur existence, dire que les chances ne sont pas égales, serait au pire une mauvaise chose, au mieux un savoir qu'il faudrait réserver à une petite élite, celle qui un jour se lancera dans des études de sociologie ou de sciences sociales et qui, alors, sera peut-être prête à recevoir ce secret qui brûlerait les yeux et les oreilles des profanes. Il m'est difficile de savoir si c'est là une intention des auteurs ou un simple "effet émergent" ou "pervers" (je suis taquin) de leur positionnement. Mais il y a là un problème à soulever.
La question est, ici, en partie politique. Pense-t-on que les résultats scientifiques méritent d'être présentés et diffusés à tous ? Pense-t-on qu'il vaille mieux présenter aux élèves qu'il existe des inégalités, en parler sérieusement avec eux, explorer les différentes explications que l'on peut en donner ? Ou faut-il garder cela secret, parce que l'on pense que ce savoir pourrait leur nuire ? La proximité avec les débats autour des "statistiques ethniques" est flagrante. On peut sans doute entendre qu'il existe un risque à diffuser certains savoirs, mais on ne devrait pas en la matière appeler à un principe de précaution trop fort (je suis vraiment taquin). Pour ma part, je pense qu'il vaut toujours le coup de faire les efforts d'expliquer, de diffuser, de vulgariser et d'enseigner. Et que ce qui importe vraiment, c'est la façon dont on explique, diffuse, vulgarise ou enseigne ces savoirs. Il est sans doute là, le vrai débat.