Une première sur ce blog : j'ai un invité. Clément Salviani, étudiant en archéologie et en histoire, pestait fort à propos sur Twitter contre la "pseudo-histoire", allant jusqu'à lister les signes pour la reconnaître et la débusquer. Ni une, ni deux, armé de mes années d'expériences et de ma légendaire habilité argumentatives, je lui dit : "fais un blog". Il n'a pas de blog, mais cela ne put me démonter : "je te prête le mien". "Why not ?" me répondit-il dans un haussement d'épaules (enfin, j'imagine : tout cela s'est passé par Twitter, on hausse difficilement des épaules sur Twitter, il n'y a pas de smileys pour ça), et l'Histoire se mit en marche. Voici donc le fruit de son labeur : "Histoire et pseudo-histoire : petit précis d’analyse théorique et contextuelle. Détecter la falsification intellectuelle en quelques points" (c'est le titre). Bonne lecture. Et attention : vous risquez d'apprendre des trucs.
[Note : je ne sais pas s'il y aura d'autres invités, je fais ça au feeling, vous pouvez me faire des propositions, et on verra bien]
Le sens de cet article est celui non seulement d’une réponse, mais aussi d’une tentative de mise à disposition de certaines clés méthodologiques, d’outils, pour les non-historiens. Une réponse à la résurgence progressive depuis quelques années, et surtout depuis quelques mois, du travestissement de la pensée historique, et surtout, du métier d’historien. Qu’il s’agisse de ce bon vieux Max Gallo, de Lorànt Deutsch (et son catastrophique Hexagone), d’Eric Zemmour, ou de Patrick Buisson, on assiste depuis quelques temps au retour de ce que William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin, et Nicolas Offenstadt ont appelé « les historiens de garde », faisant par ailleurs écho au film – documentaire « Les nouveaux chiens de garde », lui-même vif rappel, et vive réactualisation de la pensée de Nizan face aux « philosophes du pouvoir ». Il me semblait intéressant de mettre en garde et de prévenir toute dérive méthodologique liées au crédit apporté au récit pseudo-historique, et aux pseudo-sciences en général, dans une démarche critique, pour déjouer les quelques pièges rhétoriques tendus par certains défenseurs de thèses fumeuses. Qui souvent, tiennent en substance sur une page d’écrit, mais nécessitent des ouvrages entiers pour être déconstruits efficacement. La problématique de ce papier serait donc : comment différencier un raisonnement d’historien d’un cas de pseudo-histoire ? Comment faire le tri entre une version de l’histoire dépassée historiographiquement et un raisonnement pseudo-historique ? Comment soi-même se construire un esprit critique face à un raisonnement tant historique que pseudo-historique ? Comment ranger les raisonnements parmi les tendances historiographiques ?
Préambule : c’est quoi l’Histoire ?
Même si ce n’est pas l’objet de l’article, une petite définition s’impose. On pourrait bien sûr écrire des centaines d’ouvrage sur la question. D’ailleurs, c’est déjà ce qui est fait. Il s’agit ici d’un bref récapitulatif, non exhaustif, appelant probablement quelques critiques, quelques élargissements, et j’espère que les historiens plus avancés que moi dans leur cursus seront à même d’apporter dans les commentaires.
L’Histoire, donc. Un bien grand mot. On l’invoque, la convoque, on la fait parler à notre place, souvent sans lui demander son avis, on lui donne « un sens », « une raison », on la dote d’une volonté propre, on l’accessoirise, d’une main invisible, celle du progrès, parfois celle de la cyclicité irrémédiable et immuable. On parle de « vérité historique », de « faits ». Il y a la Grande Histoire, des histoires, la petite Histoire, l’anecdote. En définitive, la multiplicité des aspects du terme « d’histoire », et l’ensemble des qualificatifs qu’on peut lui appliquer est aussi problématique que l’emploi du mot « culture » (La Culture, une culture, des cultures), ou de civilisation (la, les, une).
Quel sens revêt le mot « histoire » dans le commun : pour beaucoup, l’histoire, ce sont des dates. Des chronologies, des frises, des noms, parfois des définitions, pour plus encore, c’est un professeur de collège ou de lycée tyrannique dont on ne supportait plus le souffle après des années à base de Guerres Mondiales, de Guerre Froide, et de Révolution Industrielle. Pour d’autres, et ils sont souvent peu à s’exprimer réellement dans l’espace public, l’histoire c’est un métier, c’est une discipline scientifique alliant sources, outils, et méthodes, dans le but d’étudier et de comprendre les sociétés passées dans leur acception la plus totale, complète. Les sources de l’histoire sont nombreuses, et sont avant tout définies comme textuelles, en opposition avec la préhistoire, et la protohistoire, relevant quasi-exclusivement de l’archéologie.
Mais l’histoire c’est d’abord une pratique : toutes les sociétés n’écrivent pas et n’ont pas écrit leur « histoire », le « récit » de leur état de culture. Toutes les sociétés n’ont pas choisi de le porter sur une source, sur un document, qui permettrait ultérieurement d’avoir accès, par le biais de la source certes, à une vision de ladite société. C’était d’ailleurs tout le point de Claude Lévi-Strauss dans un des chapitres de « Race et Histoire » : une société qui n’écrit pas son histoire n’est pas nécessairement plus ou moins avancée, plus ou moins primitive, plus ou moins jeune, il faut rejeter a priori la clé de lecture cumulative pour comprendre une société, qui ne se voit pas que comme l’amoncellement d’innovations technologiques et une suite de complexifications structurelles. Considérer l’avancement technologique des Navajos comme primitif par rapport à nos catégories occidentales n’a strictement aucun « intérêt historique » ou anthropologique. Il ne sort aucune information réelle de cet état comparatiste. Par ailleurs, considérer l’absence de récit textuel de certaines sociétés est un bon moyen pour comprendre un des paramètres majeurs de la constitution des sources historiques : la mémoire. C’est un des facteurs prédominants à la narration d’un fait ou d’un évènement : la façon dont il a marqué les mémoires, dont il s’est répercuté dans le groupe humain, dont il a eu des échos. Histoire et mémoire font souvent terrain commun, parfois mauvais jeu, mais nous y reviendrons.
La définition la plus large possible est donc celle-ci : l'histoire est un récit daté à la fois dans le temps de son auteur-e et des sources qu’il emploie, l’histoire est une construction intellectuelle, culturelle, d'une vision du passé par des hommes et des femmes qui se donnent pour objectif non seulement de décrire, mais aussi d'expliquer un fait, des faits, et leur contexte d’occurrence dans un temps terminé, révolu, souvent relevant d’une culture qui « n’existe plus », ou relevant d’un état de notre culture suffisamment antérieur pour ne plus être « actuel », avec une certaine nuance sur le fait qu’on peut appliquer une démarche historique à des sources actuelles, ce qui revient in fine à une sociologie contemporaine, à de l’anthropologie, et à de la géopolitique. L’histoire – l’historien - exhume parfois des éléments qui n’ont pas retenu une attention spécifique vis-à-vis d’un récit ancien, l’histoire s’attache parfois à des « petites choses » qui permettent de reconstruire mais qui n’avaient pas été prévues dans une optique de transmission du récit.
Le récit historique n'est pas une démarche intuitive. Il n’est pas un produit pur de l’esprit lié à l’inspiration, à la condensation d’une pulsion révélatrice, il est d’abord, avant tout, et surtout construit à partir de sources, nécessairement incomplètes, car périssables. L'historien (et non « l’histoire ») cherche dans ces sources le moyen de restituer un ou plusieurs aspects du passé, parfois, à « reconstruire » un de ces aspects quand la richesse documentaire est suffisante.
Les différents champs d’intervention de l’historien ont considérablement évolué depuis l’invention même de la démarche historique, par un certain Hérodote d’Halicarnasse, au Ve siècle avant notre ère. Etymologiquement, l’histoire est une enquête, une démarche permettant de rassembler les témoignages du passé. Hérodote était d’abord un voyageur, qui aimait visiter les tavernes du pourtour méditerranéen pour se voir racontées les origines de tel peuple, tel royaume, tel dieu, telle plante, tel animal. Ainsi le récit d’Hérodote est souvent assimilé à un discours ethnographique, puisqu’il décrit les mœurs, les habitudes de certains peuples, tout autant qu’il décrit des évènements, des faits passés, des guerres, des rois et des stratégies politiques comme causes et / ou conséquences d’autres faits. D’abord focalisée sur l’explication des causes et des origines des choses, les évolutions méthodologiques ont permis de reconsidérer, réévaluer, réintégrer de nouvelles approches sur les sources.
Au cours des siècles, les historiens ont fortement fait évoluer leurs champs d'intervention et ont aussi réévalué leurs sources, ainsi que la manière de les traiter. On ne s’attardera pas à rappeler ici que la majorité des sources antiques, ou même médiévales ont disparu, et que celles qui nous sont parvenues l’ont été par des manuscrits recopiés, parfois avec des erreurs, parfois avec des censures, des relectures et des réécritures : le travail du philologue est « d’établir » le texte, de le sourcer, et de faire la généalogie et l’histoire du texte même avant de pouvoir l’analyser, le commenter. De surcroit, la philosophie a considérablement permis de repenser l’histoire, ses sources, son travail. Qu’il s’agisse de Spinoza, de Kant, d’Hegel, ou d’autres plus récents, la plupart des philosophes ont parlé d’histoire, de son sens, de son rapport à la durée, au temps, de l’évolution des sociétés, en lien avec une pensée sur la nature de l’Homme et des sociétés qu’il peut construire. En bref, le rapport entre philosophie et histoire est indéniable, à ceci près que la démarche de l’historien, n’est pas hypothético déductive, mais empirico-inductive, ce qui suppose une approche différente des faits.
On peut évoquer d’un trait et dans le désordre les tendances majeures des deux derniers siècles : romantisme historique, matérialisme historique, marxisme, évolutionnisme, marrisme, positivisme, constructivisme, scientisme, école des annales, histoire sociale, histoire sérielle, anthropologie historique, histoire structurale, sociologie historique, micro-histoire, histoire globale, histoire du genre, histoire des femmes, histoire des bas-fonds, histoire bataille, roman national, etc.
L'histoire, qui n'est pas seulement une réflexion sur le passé, se construit aussi selon une méthode. Celle-ci a évolué au cours du temps, évolution étudiée par une approche appelée l'historiographie. La méthode historique s'appuie aussi sur un ensemble de sciences considérées comme auxiliaires par l’historien même mais avec leur autonomie épistémologique propre (ex. : l’archéologie) qui aident l'historien à construire son récit. Indifféremment des époques et des méthodes, et quel que soit le but sous-jacent du travail de l'historien, l'Histoire est toujours une construction humaine, inscrite et fabriquée dans l'époque où elle est écrite, ou réécrite. Elle joue un rôle social et elle est convoquée pour soutenir, accompagner ou juger les actions des « Hommes », elle joue un rôle mental, en ce qu’elle parle autant des acteurs du passé que des faiseurs de l’histoire dans le contexte qui est le leur. En bref, l’histoire de France selon Michelet parle autant, dans l’analyse, de l’époque de ce bon vieux Jules, que du passé qu’il raconte, et Michelet n’a pas toujours grand-chose à voir avec Bloch, ou Braudel, tant par l’angle d’approche, la diversité des sources, et le contenu épistémologique.
Définir la source est une problématique constante de l’historien et de l’archéologue : la source, c’est la matière première de l’histoire.
Constituer la source, l’établir, la dater, l’analyser, la contextualiser, la problématiser, c’est tout le travail préliminaire. L’histoire comme on l’a dit est un vrai métier, qui s’apprend, et invoquer un fait sans savoir par quelles sources ce fait est établi est la première erreur. C’est tout le point de l’ensemble de la réflexion sur la nature des sources et leur contenu. Un exemple célèbre – je resterai souvent dans l’antiquité dans cet article, car les lacunes sont nombreuses, et donc impliquent une précaution méthodologique accrue – est le récit de la Guerre des Gaules. Combien de sources ? Globalement, une seule réellement contemporaine des faits : Jules César, qui raconte sa propre conquête sous la forme d’un rapport destiné au Sénat. Les enjeux ? Obtenir le triomphe pour ses victoires, et concurrencer Pompée à Rome. Les problèmes : la vision romanocentrée des populations celtiques gauloises, l’absence de contre-vision, l’objectif clairement légitimateur du récit, centré sur l’auteur et ses actes. Cet exemple est simple et criant, mais il marque pourtant toute une idéologie du roman national en France, qui invoque à loisir le « vrai gaulois de souche », les « origines de la nation française » dans la gaule de la fin de l’âge du Fer. Comment une telle perception historique s’est-elle constituée ? Essentiellement au XIXe siècle, sous l’égide de Napoléon III : ce dernier, cherchant à concurrencer la Prusse qui dans le même temps s’appuyait sur la résistance des Germains face à Rome à Teutobourg, décida de mettre en valeur le courage des Gaulois fécondé par le génie romain, qui aurait en droite lignée donné naissance à notre grande et belle nation civilisée.
Henri-Irénée Marrou, notamment auteur de « Décadence romaine ou antiquité tardive ? », qui a considérablement renouvelé l’approche de l’empire romain tardif et de ce qu’on appelait alors « Bas-Empire romain » en opposition avec un « Haut-Empire » glorieux et marqué par la paix romaine, propose la définition suivante pour le document historique : « Est un document toute source d'information dont l’esprit de l’historien sait tirer quelque chose pour la connaissance du passé humain, envisagé sous l’angle de la question qui lui a été posée. ». Beaucoup de documents sont ainsi à considérer : du fragment de céramique au livre entier, en passant par l’habitat, les inscriptions, les archives, les monuments, les villes. De fait, tout est histoire, tant qu’on sait intégrer un document à la réflexion en le problématisant, et tant qu’on sait hiérarchiser les niveaux de lectures, le degré d’importance et de pertinence de chaque élément pour établir un fait, et le degré de certitude d’un fait en fonction des arguments sur lesquels il est construit. Problématiser, c’est établir l’intérêt particulier d’un document ou d’un groupe de document pour établir ce que nous n’aurions pu savoir si ces derniers ne nous étaient pas parvenus.
Il serait trop long d’évoquer ici toutes les méthodes d’établissement des sources, mais à chaque source correspondent des spécialités, des spécificités : épigraphie, papyrologie, céramologie, linguistique, archivistique, architecture, iconographie, histoire de l’art, etc. Il faut aussi se tenir informé des convergences de sources permettant de dater : critères stylistiques, critères archéologiques, datation relative, datation absolue, système de datation calendaire différent du nôtre, etc. Il ne faut donc pas se laisser abuser par l’utilisation d’une source de seconde main, de la part d’un auteur ou d’un historien qui n’aurait pas lui-même établi ou fait un bilan critique de sa source. Ni se laisser abuser par une lecture dépassée et invalidée d’une source qui s’est vu limitée / contredite / nuancée par des découvertes postérieures : l’histoire se change et évolue constamment au gré de l’apport de nouvelles sources. On peut du jour au lendemain découvrir un nouveau fragment d’Aristote comme découvrir l’œuvre entière d’Hécatée de Milet, ou se retrouver avec un manuscrit de Polybe plus ancien que l’archétype communément retenu, modifiant ainsi le texte retenu par la majorité des spécialistes. De même, une archive moderne incomplète ayant donné lieu à une étude sérielle peut se voir complétée, remettant en jeu toute l’analyse précédente. L’histoire infirme, l’histoire confirme, l’histoire bouge, elle n’est que rarement figée. Cette dernière remarque est d’ailleurs à la base de l’idée suivante : les lois mémorielles sont un problème pour l’historien. Mais c’est un autre sujet, je renverrai ici au texte de Pierre Vidal-Naquet : « «L'Etat n'a pas à dire comment enseigner l'histoire».
Herméneutique, épistémologie, heuristique : un triptyque fondamental
Au croisement de l’association sources – outils – méthodes évoquée précédemment, se trouvent trois concepts et trois démarches qui permettent, lorsqu’elles sont associées, appliquées avec un recul critique minimum, d’écrire de l’histoire. Je ne pourrai pas non plus entrer dans le détail, ni faire autrement que me borner à des définitions courtes et simples. [N.B. : je ne suis pas un philosophe chevronné, et ce n’est pas l’objet de l’article, ainsi, je renvoie chacun des lecteurs à des définitions plus riches, étoffées, nuancées, et techniques de ces trois concepts. J’espère en résumer ici la base la plus utile et appliquée à l’histoire].
L'herméneutique est aussi ancienne que le sont les religions, les spiritualités, et la philosophie. Cependant, le terme d'herméneutique n'est apparu qu'à l'époque moderne, sous la plume de Friedrich Schleiermacher. Concrètement, il désigne le fait d’interpréter. L’herméneutique, c’est le phénomène conscient-appliqué ou inconscient-projeté d’interpréter, de pratiquer une exégèse d’un fait. Il y a autant d’herméneutiqueS que d’historiens ou d’auteurs, si on veut, mais tendre à un langage sémantique commun, tendre vers l’idée de codifier le langage de l’historien est le meilleur moyen pour sécuriser la façon dont le savoir historique se diffuse, et de créer un cadre et un langage qui n’est pas exclusivement intuitif qui permet de différencier le travail sérieux du torchon. Toute démarche de science humaine est herméneutique, et en un sens, même les sciences « dures » sont aussi basées sur l’interprétation de résultats expérimentaux ou de corollaires axiomatiques. Ces remarques confinent au lieu-commun, mais il faut toujours garder à l’esprit qu’on ne voit souvent que ce qu’on peut voir, y compris en histoire. En bref, l’herméneutique est à la fois une discipline intellectuelle, et à la fois un inconscient culturel qui s’exprime dans notre perception des faits, historiques ou non, nous conduisant à les interpréter.
En histoire, l'heuristique désigne la science qui permet à l'historien de chercher, de découvrir, de sélectionner et de hiérarchiser les documents qu'il utilise pour son travail de recherche. À ce titre, et étant donné la nature du travail de recherche historique, elle a beaucoup à voir avec l'archivistique (NDLA : Nous sommes sur un blog de sociologie, alors il faut préciser : la définition de l’heuristique en sociologie est différente.). Fondamentalement, il s’agit de la manière dont on établit les sources dans toute la chaîne opératoire de l’établissement de l’information, et de son intégration dans un corpus documentaire. Une source mal établie est une source inutilisable. Une source intrinsèquement et extrinsèquement documentée est un idéal, pas un luxe, et c’est dans une logique « totale » que chaque information, chaque source, doit se constituer et être intégrée au raisonnement de l’historien.
L’épistémologie désigne le champ de réflexion s’intéressant à la connaissance : sa nature, comment établir la connaissance, en quoi est-elle valide. Jean Piaget propose de définir l’épistémologie « en première approximation comme l’étude de la constitution des connaissances valables ». Les trois critères évoqués se résument à ces trois questions :
- Qu’est-ce que la connaissance (la question gnoséologique) ?
- Comment est-elle constituée ou engendrée (la question méthodologique) ?
- Comment apprécier sa valeur ou sa validité ?
L'épistémologie moderne tire donc son origine dans la philosophie de la connaissance kantienne, notamment, mais aussi dans toute la tradition philosophique postérieure : scientisme, positivisme, constructivisme. Mais elle puise également à des traditions plus anciennes, dont la philosophie cartésienne. C'est au début du XXe siècle que l'épistémologie se constitue en champ disciplinaire autonome, comme un champ propre de la philosophie.
Concrètement, pour l’étudiant, l’historien, ou le lecteur a priori néophyte à quoi sert ce triptyque herméneutique – heuristique – épistémologie :
- Rejeter les anachronismes, tel que plaquer des catégories modernes sur des réalités anciennes. Par exemple, il est parfaitement incorrect de parler de « clergé » pour désigner les prêtres des religions traditionnelles grecques et romaines. Il est déjà problématique d’utiliser le terme de « religion » pour le monde grec, puisque le mot déjà n’existe pas dans la langue grecque ancienne. On parle de « choses sacrées » (ta hiera).
- Considérer que l’histoire est, malgré tous les développements scientifiques possibles, une discipline subjective, qui tend certes à une forme d’objectivité par la méthode, mais qui est toujours écrite dans un contexte donné. Certains travaux sont plus solides, plus nuancés, plus intelligemment construits que d’autres, c’est indéniable : tout travail d’historien n’est pas à balayer « juste parce que c’est subjectif ». C’est là la différence majeure entre un biais historiographique, et le récit pseudo-historique.
- Ne pas appliquer de jugements de valeurs (moraux, éthiques, par exemple) sur des sociétés ou des temps qui n’ont résolument pas la même pensée que la notre.
- Considérer la nature du récit et des topoi rhétoriques, des genres littéraires. On ne peut pas accorder un crédit et une véracité absolue aux récits homériques ou aux discours mythologiques sur les migrations héroïques par exemple. Le mythe imprègne souvent les récits anciens, car pour ces anciens, il y avait justement concomitance et succession chronologique entre le temps du mythe, et le temps des hommes de leur présent. En bref, il faut lire chaque document pour ce qu’il est, pas pour ce qu’on aimerait qu’il soit.
- Ne pas projeter des problématiques strictement contemporaine sur une lecture interprétative du passé. Typiquement, la vision migratoire invasionniste que Lorànt Deutsch applique sur la bataille de Poitiers en 732 relève d’une angoisse vis-à-vis de l’immigration contemporaine telle qu’elle préoccupe une certaine partie de la classe politique.
- Ne pas projeter ses propres conceptions politiques sur des phénomènes anciens, dans lesquels la rationalité et la logique même du politique n’est pas la même que la nôtre.
- Lutter contre ses propres ethnocentrismes, en ouvrant le discours historiques sur des perspectives géographiques différentes des nôtres : parler de « France » pour la Gaule romaine, ça ne fonctionne que si on plaque l’acception actuelle du territoire de la France sur les provinces des Gaules. Ce qui est faux.
C’est, in fine, ce qui constitue à la fois une base critique de sa propre discipline, et un fond méthodologique permettant de ne pas sur-interpréter une source.
Qu’est-ce que la pseudo-histoire, comment fonctionne-t-elle ?
Le mot pseudo-histoire désigne en fait tout travail qui se revendique de l’histoire mais qui ne respecte pas les exigences méthodologiques du métier d’historien, conformément aux précautions et principes évoqués précédemment.
La pseudo-histoire traite souvent d’évènements polémiques, dont la véracité ne peut parfois pas être prouvée, ou relevant du mythe historique, de l’accumulation d’images d’Epinal, ou de biais idéologiques forts. Le pseudo-historien est toujours en parallèle et en contradiction avec une version dénoncée comme officielle de l’histoire, manipulée par « certains ». Le pseudo-historien cherche à valider sa thèse, préconçue de manière hypothético déductive, au lieu d’opérer un raisonnement empirico-inductif (on part de la source, et on construit sur la source, pas l’inverse).
La pseudo-histoire fait souvent son lit sur des hypothèses relevant de la science-fiction (Atlantide, mystères et faits inexpliqués que l’on tente de résoudre par des chemins tortueux à base d’aliens), dénonçant des bidouillages et des choses que la doxa chercherait à cacher au commun des mortels. Politiquement, la pseudo-histoire relève souvent du révisionnisme, du protochronisme, et du racialisme, quand elle cherche les origines des peuples par des biais liés aux mythes migratoires antiques, par exemple. Le protochronisme est par exemple fortement implanté dans les pays de l’est européen (Hongrie, Albanie, etc.)
On peut désigner globalement comme récit pseudo-historique toute tentative d’explicitation, interprétation, mise en série – récit de faits passés ne respectant pas les codes méthodologiques et les nécessaires précautions du métier d’historien.
Quelques critères permettent de rapidement détecter un récit pseudo-historique :
1) les sources ne sont pas correctement citées (une source est TOUJOURS publiée dans un recueil, dans un corpus, dans un inventaire, dans une collection, dans un musée, etc.)
2) Les sources sont interprétées de manière partiale, sélectives, ou sont incomplètes, tronquées, non établie.
3) Certains faits / sources / points de vues se voient accordés une importance anormale (On peut appeler ce paramètre la dysmorphie de la source).
4) Corollaire du 3) certaines sources sont volontairement occultées, pour ne pas relever de contradictions.
5) Certains faits / sources sont cités hors de leur contexte chronologique et spatial.
6) Certains faits / sources sont déformés, involontairement, accidentellement, ou frauduleusement.
7) Utilisation de sources dont l’authenticité n’est pas vérifiée.
8) Falsification de l’argumentaire et du résultat d’une donnée : on peut exagérer la validité ou la portée d’un test ADN, par exemple, alors que les marqueurs ethniques, géographiques, ou autres, ne sont souvent pas des résultats absolus incontestables.
9) L'ouvrage défend plus ou moins une version authentique et exclusive appuyée par des "spécialistes".
10) L'ouvrage défend un but religieux, politique, ou idéologique (prosélyte, suprématiste, nationaliste, etc.).
11) L’ouvrage n’est pas publié dans une revue ou une collection scientifique et/ou n’a pas été validé par des pairs. (comité de lecture, par exemple)
Bien sûr il y a des ajouts à faire sur ces critères du "récit pseudohistorique" :
- Tendance à l'hagiographie sans recul critique, vocabulaire non scientifique (uniquement naturel, narratif, lyrique, emphatique, etc.)
- Complotisme contre la doxa, essai de résolution d'un mystère par une explication non soutenue par des sources établies et datées.
- L'indice majeur qui peut vous guider pendant la lecture : la téléologie, l'emploi fréquent du "futur historique", des harangues contre d’éventuels falsificateurs ou complices d’un mensonge généralisé (paranoïa intellectuelle)
- L'absence de débat historiographique et de réel état de l'art, de mise au point épistémologique en introduction.
Les sujets de recherche les plus prisés et victimes de la pseudo-histoire sont ceux alimentant les fantasmes sur les mythes des origines en général (Genèse, Atlantide comme on l’a déjà dit, Déluge, découverte de l’amérique, génocides, empires imaginaires, « domination noire », afrocentrisme, etc.). La pseudo-histoire fait donc son lit sur l’aspect lacunaire des sources et sur le mépris de la nature desdites sources. Ainsi, autre thème récurrent des origines indo-européennes, présenté comme novateur par les pseudo-historiens, alors qu’il était au cœur des idéologies fascistes et kossinistes de la première moitié du XXe siècle, est souvent traité, alors qu’il consiste en un mélange d’aryanisme, de linguistique de comptoir, et de mythologie comparatiste rebattue et usée jusqu’à l’os.
Une réflexion présente dans l’article Wikipédia traitant de la pseudo-histoire retient bien l’attention et illustre bien le propos : « À ce titre, la pseudo-histoire est à l'histoire ce que la cryptozoologie est à la zoologie : un espace où le rêve et le mythe se nourrissent de la science. À ce titre, elle relève de la créativité et s'apparente à la science-fiction (voir par exemple les quêtes d'êtres fabuleux comme le Yéti ou le Sasquatch ou d'espèces préhistoriques survivantes comme le monstre du Loch Ness, ou encore les scenarii des films mettant en scène le personnage d'Indiana Jones). ». En somme, un mélange d’une mauvaise utilisation des sources, à des fins politico-idéologiques, doublée d’une mauvaise foi souvent manifeste, et d’une rhétorique aisément repérable :
- Argumentations e silentio
- Syllogismes
- Affirmation universelle imbriquée sur une base non universelle (« il existe une momie d’enfant noir en Nubie » « cette momie est plus vieille que des momies égyptiennes postérieures » « donc toutes les momies égyptiennes postérieures étaient noires car ils ont importé la technique depuis la Nubie ») (Oui, on peut vraiment lire ça sur internet).
- Imbrication d’hypothèses non-vérifi-ées-ables admises comme vraies pour passer à l’étape suivante d’implication logique. « La mère de Beethoven avait des liens avec la Belgique, qui avait des liens avec l’Espagne, où il y avait des Maures, elle est donc peut-être Maure, donc Beethoven était noir. » (CQFD)
Mais la pseudo-histoire peut aussi prendre des positions politiques, par exemple dans le cadre du protochronisme nationaliste, ou de l’afrocentrisme suprématiste, lorsqu'elle tente de démontrer des filiations directes, très anciennes et exclusives, entre une civilisation ancienne et une nation ou une ethnie actuelle, ou bien dans le cadre du négationnisme lorsque, non contente de nier la réalité d'évènements historiques, elle en propose d'autres versions. Ou encore, lorsqu’elle tente de dénoncer un complot organisé par les historiens depuis des centaines d’années pour masquer la vérité (le cas de l’afrocentrisme est très prégnant, Mozart et Beethoven auraient été noirs, tous les pharaons égyptiens de même, etc.)
L’histoire n’a pas de sens que celui qu’on veut bien lui donner. La politique donne du sens aux faits historiques, l’histoire elle, n’a pas de sens transcendant ni d’orientation particulière, toute action orientée dans le temps et dans l’espace, avec une conscience et une intention, n’est pas reliée de fait à une idée de sens de l’histoire, mais bien à une logique culturelle qui préside aux choix des individus, qu’on s’appelle Alexandre le Grand ou Jules César, ou qu’on soit chevalier paysan du lac de Paladru, ou simple émeutier en 1968, on peut concevoir qu’une action va marquer l’histoire, mais pas que cette histoire se conforme à l’intention.
Différencier pseudo-histoire et biais historiographique : un exercice complexe, aux frontières de l’histoire contemporaine et de la méthodologie appliquée
Dans cette dernière partie, pas de théorie, mais des cas pratiques évoqués rapidement : comment différencier le biais historiographique de la pseudo-histoire ?
En premier lieu, il faut appliquer le filtre précédemment évoqué. Mais surtout regarder qui écrit, et quand il écrit. Prenons une série d’exemples qui me sont chers : l’archéologie et l’histoire antique. L’archéologie et l’histoire ont comme tout un chacun le sait souvent été utilisés par des idéologiques politiques, dans un but légitimateur. Tout n’est pas toujours faux pour autant, mais il faut parfois déconstruire des faisceaux d’arguments en ce qu’ils relèvent d’un projet politique particulier, d’un courant du temps, d’une dynamique culturelle. La découverte des langues mésopotamiennes au XIXe siècle a engendré une vaste discussion sur l’origine des langues, donc l’origine des peuples, et a engendré une réflexion sur les migrations. Ont découlé par exemple la théorie des invasions aryennes (TIA), la réflexion sur la craniométrie et l’essentialisme biologique des races : peut-on établir la forme du crane d’un aryen idéal, peut-on établir quelle nation, quel peuple est le plus proche des indo-européens primitifs ? Vous voyez où je veux en venir, certaines de ces réflexions ont d’emblée mené aux idéologies racialistes, nourrissant les fascismes et les idéologies totalitaires. En réponse à ces théories on a vu se développer après la seconde guerre mondiale une tendance complètement inverse, ou on a cherché à infirmer des théories migratoires invasionnistes, parfois empreintes d’une mythologie antique (les grecs aimaient bien imaginer des migrations mythiques expliquant les origines des peuples, par exemple). L’historiographie se comprend aussi dans chaque contexte national : l’histoire est avant tout une discipline académique constituée par pays : les romans nationaux se développent conjointement au sentiment de nationalité et aux nationalismes montant du XIXe siècle, qu’il s’agisse de la France (origines celtiques, grandeur des gaulois, génie romain, grandeur des francs, unification culturelle, en lien avec l’indivisibilité républicaine qui est un leitmotiv politique de l’époque), de l’Allemagne (unification allemande, racines germaniques) ou même de l’Italie : l’unification de 1861 a déroulé le tapis rouge à toute une réflexion sur l’aspect unitaire de l’Italie : la puissance unificatrice de la Rome antique, la ressemblance entre les peuples Italiques pré-romains, la « colonisation étrusque et villanovienne » de l’âge du Fer. Les grecs et leur indépendance face à l’Empire Ottoman, ont, eux, insisté sur l’ancienneté profonde de leur culture et de leur langue, presque inchangée depuis l’époque mycénienne (à nuancer). L’hellénisme est un prétexte à l’intégration de la Macédoine à la nation grecque (Alexandre le Grand et son empire ne sauraient souffrir de ne pas être grec, même 2150 ans après), de même, la Turquie fraichement constituée au début des années 1920 a cherché dans l’empire Hittite un ancien avatar d’une unité politique militaire et culturelle dans la péninsule anatolienne. Les noms mêmes de nos spécialités et des constructions intellectuelles parlent de cette historiographie : on parle de celtes ibères, d’archéologie gallo-romaine, par exemple. L’historiographie est aussi liée aux tendances religieuses : comment expliquer la théorie de ce cher Edward Gibbon sur la décadence de l’empire romain (liée à la christianisation, selon lui) si on n’évoque pas ses considérations sur la dégradation de l’art antique dans l’art byzantin, et si on n’évoque pas le climat intellectuel européen de l’époque : critique du catholicisme, critique de l’Eglise et de ses dogmes, naissance d’une forme d’athéisme politique. Le livre d’Henri Irénée-Marrou évoqué précédemment est d’ailleurs une réponse et un point final à un débat séculaire : le christianisme a-t-il causé la « chute de l’empire romain » ? (mon professeur d’histoire romaine plaisantait d’ailleurs à ce propos « Un empire ne chute pas comme une potiche tomberait de la cheminée sur le carrelage. Un empire se décompose, il se fractionne, il perd de sa consistance territoriale, des termes analytiques sont nécessaires. Par ailleurs, peut-on parler d’une décadence quand on sait que l’empire Romain existe par la force de Byzance jusqu’en 1453 ? Un empire peut-il raisonnablement être agonisant s’il vit pendant 1000 ans après la chute de Rome ? Non. » - fin de citation). Winckelmann lui parlait d’une décadence de l’art grec à l’époque Hellénistique, en opposition avec un idéal classique majestueux. De fait, Winckelmann projetait ses catégories esthétiques, et il faut replacer ses théories sur l’art dans le contexte qui était le sien.
Entre les réponses systémiques liées aux évènements du temps (guerres, conflits, idéologies), les pensées philosophiques en vogue, les idées personnelles de chaque auteur, il convient de « faire le tri » entre ce qui relève d’une historiographie à un instant T du développement des sources et des approches historiques, et ce qui relève de la pure falsification. L’historien professionnel a pour tâche première, avant même de commencer à travailler sur son sujet, de savoir tout ce qui a été écrit dessus, afin de stratifier les traditions historiques autour d’un même sujet.
A titre d’exemple, l’historiographie Braudelienne sur la méditerranée antique a considérablement été battue en brèche par un grand ouvrage, paru au début des années 2000 : « The Corrupting Sea » de Horden et Purcell. Nourris par le développement d’une société de réseaux (internet était alors en plein « boum ») ils ont repensé la vision que nous avions des échanges en méditerranée dans l’antiquité, en relisant les sources archéologiques et historiques. De nos jours, il est quasiment impossible de ne pas lire d’articles sur les « réseaux d’élites » les « réseaux d’échange » les « mobilités humaines » les « connexions culturelles » entre différents milieu méditerranéens antiques (celtes, étrusques, romains, grecs, phéniciens), tant Horden et Purcell ont « mis en lumière » l’idée que nos visions hermétiques et monolithiques pouvaient être limitées sur ces questions. De nos jours, encore, la tendance est aux études de genre, à l’histoire des femmes, à l’histoire des bas-fonds, à l’histoire des contre-cultures, en lien avec le développement du féminisme, par exemple. De même, le développement exponentiel des flux migratoires dans la deuxième moitié du XXe siècle a mis au centre du débat le concept de transfert culturel : comment penser l’intégration culturelle ? Comment adopte-t-on une autre culture ? Comment « bricole-t-on » (pour reprendre le terme de Lévi-Strauss) pour adapter un apport externe dans sa propre culture ? Comment fonctionnent des transferts de catégories mentales ? Quels en sont les vecteurs ? Quelles en sont les manifestations matérielles et idéelles ? Comment, même, découper les espaces culturels ? Les aires de civilisations ? Et puis même : qu’est-ce qu’une culture, la culture, des cultures ? Autant de questions qui ne souffrent pas de réponses absolues, autant de questions qui demandent la précaution des sources, et une méthodologie sans cesse renouvelée, perfectionnée, complétée.
En bref, méfiez-vous des contrefaçons.
[Note : je ne sais pas s'il y aura d'autres invités, je fais ça au feeling, vous pouvez me faire des propositions, et on verra bien]
Le sens de cet article est celui non seulement d’une réponse, mais aussi d’une tentative de mise à disposition de certaines clés méthodologiques, d’outils, pour les non-historiens. Une réponse à la résurgence progressive depuis quelques années, et surtout depuis quelques mois, du travestissement de la pensée historique, et surtout, du métier d’historien. Qu’il s’agisse de ce bon vieux Max Gallo, de Lorànt Deutsch (et son catastrophique Hexagone), d’Eric Zemmour, ou de Patrick Buisson, on assiste depuis quelques temps au retour de ce que William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin, et Nicolas Offenstadt ont appelé « les historiens de garde », faisant par ailleurs écho au film – documentaire « Les nouveaux chiens de garde », lui-même vif rappel, et vive réactualisation de la pensée de Nizan face aux « philosophes du pouvoir ». Il me semblait intéressant de mettre en garde et de prévenir toute dérive méthodologique liées au crédit apporté au récit pseudo-historique, et aux pseudo-sciences en général, dans une démarche critique, pour déjouer les quelques pièges rhétoriques tendus par certains défenseurs de thèses fumeuses. Qui souvent, tiennent en substance sur une page d’écrit, mais nécessitent des ouvrages entiers pour être déconstruits efficacement. La problématique de ce papier serait donc : comment différencier un raisonnement d’historien d’un cas de pseudo-histoire ? Comment faire le tri entre une version de l’histoire dépassée historiographiquement et un raisonnement pseudo-historique ? Comment soi-même se construire un esprit critique face à un raisonnement tant historique que pseudo-historique ? Comment ranger les raisonnements parmi les tendances historiographiques ?
Préambule : c’est quoi l’Histoire ?
Même si ce n’est pas l’objet de l’article, une petite définition s’impose. On pourrait bien sûr écrire des centaines d’ouvrage sur la question. D’ailleurs, c’est déjà ce qui est fait. Il s’agit ici d’un bref récapitulatif, non exhaustif, appelant probablement quelques critiques, quelques élargissements, et j’espère que les historiens plus avancés que moi dans leur cursus seront à même d’apporter dans les commentaires.
L’Histoire, donc. Un bien grand mot. On l’invoque, la convoque, on la fait parler à notre place, souvent sans lui demander son avis, on lui donne « un sens », « une raison », on la dote d’une volonté propre, on l’accessoirise, d’une main invisible, celle du progrès, parfois celle de la cyclicité irrémédiable et immuable. On parle de « vérité historique », de « faits ». Il y a la Grande Histoire, des histoires, la petite Histoire, l’anecdote. En définitive, la multiplicité des aspects du terme « d’histoire », et l’ensemble des qualificatifs qu’on peut lui appliquer est aussi problématique que l’emploi du mot « culture » (La Culture, une culture, des cultures), ou de civilisation (la, les, une).
Quel sens revêt le mot « histoire » dans le commun : pour beaucoup, l’histoire, ce sont des dates. Des chronologies, des frises, des noms, parfois des définitions, pour plus encore, c’est un professeur de collège ou de lycée tyrannique dont on ne supportait plus le souffle après des années à base de Guerres Mondiales, de Guerre Froide, et de Révolution Industrielle. Pour d’autres, et ils sont souvent peu à s’exprimer réellement dans l’espace public, l’histoire c’est un métier, c’est une discipline scientifique alliant sources, outils, et méthodes, dans le but d’étudier et de comprendre les sociétés passées dans leur acception la plus totale, complète. Les sources de l’histoire sont nombreuses, et sont avant tout définies comme textuelles, en opposition avec la préhistoire, et la protohistoire, relevant quasi-exclusivement de l’archéologie.
Mais l’histoire c’est d’abord une pratique : toutes les sociétés n’écrivent pas et n’ont pas écrit leur « histoire », le « récit » de leur état de culture. Toutes les sociétés n’ont pas choisi de le porter sur une source, sur un document, qui permettrait ultérieurement d’avoir accès, par le biais de la source certes, à une vision de ladite société. C’était d’ailleurs tout le point de Claude Lévi-Strauss dans un des chapitres de « Race et Histoire » : une société qui n’écrit pas son histoire n’est pas nécessairement plus ou moins avancée, plus ou moins primitive, plus ou moins jeune, il faut rejeter a priori la clé de lecture cumulative pour comprendre une société, qui ne se voit pas que comme l’amoncellement d’innovations technologiques et une suite de complexifications structurelles. Considérer l’avancement technologique des Navajos comme primitif par rapport à nos catégories occidentales n’a strictement aucun « intérêt historique » ou anthropologique. Il ne sort aucune information réelle de cet état comparatiste. Par ailleurs, considérer l’absence de récit textuel de certaines sociétés est un bon moyen pour comprendre un des paramètres majeurs de la constitution des sources historiques : la mémoire. C’est un des facteurs prédominants à la narration d’un fait ou d’un évènement : la façon dont il a marqué les mémoires, dont il s’est répercuté dans le groupe humain, dont il a eu des échos. Histoire et mémoire font souvent terrain commun, parfois mauvais jeu, mais nous y reviendrons.
La définition la plus large possible est donc celle-ci : l'histoire est un récit daté à la fois dans le temps de son auteur-e et des sources qu’il emploie, l’histoire est une construction intellectuelle, culturelle, d'une vision du passé par des hommes et des femmes qui se donnent pour objectif non seulement de décrire, mais aussi d'expliquer un fait, des faits, et leur contexte d’occurrence dans un temps terminé, révolu, souvent relevant d’une culture qui « n’existe plus », ou relevant d’un état de notre culture suffisamment antérieur pour ne plus être « actuel », avec une certaine nuance sur le fait qu’on peut appliquer une démarche historique à des sources actuelles, ce qui revient in fine à une sociologie contemporaine, à de l’anthropologie, et à de la géopolitique. L’histoire – l’historien - exhume parfois des éléments qui n’ont pas retenu une attention spécifique vis-à-vis d’un récit ancien, l’histoire s’attache parfois à des « petites choses » qui permettent de reconstruire mais qui n’avaient pas été prévues dans une optique de transmission du récit.
Le récit historique n'est pas une démarche intuitive. Il n’est pas un produit pur de l’esprit lié à l’inspiration, à la condensation d’une pulsion révélatrice, il est d’abord, avant tout, et surtout construit à partir de sources, nécessairement incomplètes, car périssables. L'historien (et non « l’histoire ») cherche dans ces sources le moyen de restituer un ou plusieurs aspects du passé, parfois, à « reconstruire » un de ces aspects quand la richesse documentaire est suffisante.
Les différents champs d’intervention de l’historien ont considérablement évolué depuis l’invention même de la démarche historique, par un certain Hérodote d’Halicarnasse, au Ve siècle avant notre ère. Etymologiquement, l’histoire est une enquête, une démarche permettant de rassembler les témoignages du passé. Hérodote était d’abord un voyageur, qui aimait visiter les tavernes du pourtour méditerranéen pour se voir racontées les origines de tel peuple, tel royaume, tel dieu, telle plante, tel animal. Ainsi le récit d’Hérodote est souvent assimilé à un discours ethnographique, puisqu’il décrit les mœurs, les habitudes de certains peuples, tout autant qu’il décrit des évènements, des faits passés, des guerres, des rois et des stratégies politiques comme causes et / ou conséquences d’autres faits. D’abord focalisée sur l’explication des causes et des origines des choses, les évolutions méthodologiques ont permis de reconsidérer, réévaluer, réintégrer de nouvelles approches sur les sources.
Au cours des siècles, les historiens ont fortement fait évoluer leurs champs d'intervention et ont aussi réévalué leurs sources, ainsi que la manière de les traiter. On ne s’attardera pas à rappeler ici que la majorité des sources antiques, ou même médiévales ont disparu, et que celles qui nous sont parvenues l’ont été par des manuscrits recopiés, parfois avec des erreurs, parfois avec des censures, des relectures et des réécritures : le travail du philologue est « d’établir » le texte, de le sourcer, et de faire la généalogie et l’histoire du texte même avant de pouvoir l’analyser, le commenter. De surcroit, la philosophie a considérablement permis de repenser l’histoire, ses sources, son travail. Qu’il s’agisse de Spinoza, de Kant, d’Hegel, ou d’autres plus récents, la plupart des philosophes ont parlé d’histoire, de son sens, de son rapport à la durée, au temps, de l’évolution des sociétés, en lien avec une pensée sur la nature de l’Homme et des sociétés qu’il peut construire. En bref, le rapport entre philosophie et histoire est indéniable, à ceci près que la démarche de l’historien, n’est pas hypothético déductive, mais empirico-inductive, ce qui suppose une approche différente des faits.
On peut évoquer d’un trait et dans le désordre les tendances majeures des deux derniers siècles : romantisme historique, matérialisme historique, marxisme, évolutionnisme, marrisme, positivisme, constructivisme, scientisme, école des annales, histoire sociale, histoire sérielle, anthropologie historique, histoire structurale, sociologie historique, micro-histoire, histoire globale, histoire du genre, histoire des femmes, histoire des bas-fonds, histoire bataille, roman national, etc.
L'histoire, qui n'est pas seulement une réflexion sur le passé, se construit aussi selon une méthode. Celle-ci a évolué au cours du temps, évolution étudiée par une approche appelée l'historiographie. La méthode historique s'appuie aussi sur un ensemble de sciences considérées comme auxiliaires par l’historien même mais avec leur autonomie épistémologique propre (ex. : l’archéologie) qui aident l'historien à construire son récit. Indifféremment des époques et des méthodes, et quel que soit le but sous-jacent du travail de l'historien, l'Histoire est toujours une construction humaine, inscrite et fabriquée dans l'époque où elle est écrite, ou réécrite. Elle joue un rôle social et elle est convoquée pour soutenir, accompagner ou juger les actions des « Hommes », elle joue un rôle mental, en ce qu’elle parle autant des acteurs du passé que des faiseurs de l’histoire dans le contexte qui est le leur. En bref, l’histoire de France selon Michelet parle autant, dans l’analyse, de l’époque de ce bon vieux Jules, que du passé qu’il raconte, et Michelet n’a pas toujours grand-chose à voir avec Bloch, ou Braudel, tant par l’angle d’approche, la diversité des sources, et le contenu épistémologique.
Définir la source est une problématique constante de l’historien et de l’archéologue : la source, c’est la matière première de l’histoire.
Constituer la source, l’établir, la dater, l’analyser, la contextualiser, la problématiser, c’est tout le travail préliminaire. L’histoire comme on l’a dit est un vrai métier, qui s’apprend, et invoquer un fait sans savoir par quelles sources ce fait est établi est la première erreur. C’est tout le point de l’ensemble de la réflexion sur la nature des sources et leur contenu. Un exemple célèbre – je resterai souvent dans l’antiquité dans cet article, car les lacunes sont nombreuses, et donc impliquent une précaution méthodologique accrue – est le récit de la Guerre des Gaules. Combien de sources ? Globalement, une seule réellement contemporaine des faits : Jules César, qui raconte sa propre conquête sous la forme d’un rapport destiné au Sénat. Les enjeux ? Obtenir le triomphe pour ses victoires, et concurrencer Pompée à Rome. Les problèmes : la vision romanocentrée des populations celtiques gauloises, l’absence de contre-vision, l’objectif clairement légitimateur du récit, centré sur l’auteur et ses actes. Cet exemple est simple et criant, mais il marque pourtant toute une idéologie du roman national en France, qui invoque à loisir le « vrai gaulois de souche », les « origines de la nation française » dans la gaule de la fin de l’âge du Fer. Comment une telle perception historique s’est-elle constituée ? Essentiellement au XIXe siècle, sous l’égide de Napoléon III : ce dernier, cherchant à concurrencer la Prusse qui dans le même temps s’appuyait sur la résistance des Germains face à Rome à Teutobourg, décida de mettre en valeur le courage des Gaulois fécondé par le génie romain, qui aurait en droite lignée donné naissance à notre grande et belle nation civilisée.
Henri-Irénée Marrou, notamment auteur de « Décadence romaine ou antiquité tardive ? », qui a considérablement renouvelé l’approche de l’empire romain tardif et de ce qu’on appelait alors « Bas-Empire romain » en opposition avec un « Haut-Empire » glorieux et marqué par la paix romaine, propose la définition suivante pour le document historique : « Est un document toute source d'information dont l’esprit de l’historien sait tirer quelque chose pour la connaissance du passé humain, envisagé sous l’angle de la question qui lui a été posée. ». Beaucoup de documents sont ainsi à considérer : du fragment de céramique au livre entier, en passant par l’habitat, les inscriptions, les archives, les monuments, les villes. De fait, tout est histoire, tant qu’on sait intégrer un document à la réflexion en le problématisant, et tant qu’on sait hiérarchiser les niveaux de lectures, le degré d’importance et de pertinence de chaque élément pour établir un fait, et le degré de certitude d’un fait en fonction des arguments sur lesquels il est construit. Problématiser, c’est établir l’intérêt particulier d’un document ou d’un groupe de document pour établir ce que nous n’aurions pu savoir si ces derniers ne nous étaient pas parvenus.
Il serait trop long d’évoquer ici toutes les méthodes d’établissement des sources, mais à chaque source correspondent des spécialités, des spécificités : épigraphie, papyrologie, céramologie, linguistique, archivistique, architecture, iconographie, histoire de l’art, etc. Il faut aussi se tenir informé des convergences de sources permettant de dater : critères stylistiques, critères archéologiques, datation relative, datation absolue, système de datation calendaire différent du nôtre, etc. Il ne faut donc pas se laisser abuser par l’utilisation d’une source de seconde main, de la part d’un auteur ou d’un historien qui n’aurait pas lui-même établi ou fait un bilan critique de sa source. Ni se laisser abuser par une lecture dépassée et invalidée d’une source qui s’est vu limitée / contredite / nuancée par des découvertes postérieures : l’histoire se change et évolue constamment au gré de l’apport de nouvelles sources. On peut du jour au lendemain découvrir un nouveau fragment d’Aristote comme découvrir l’œuvre entière d’Hécatée de Milet, ou se retrouver avec un manuscrit de Polybe plus ancien que l’archétype communément retenu, modifiant ainsi le texte retenu par la majorité des spécialistes. De même, une archive moderne incomplète ayant donné lieu à une étude sérielle peut se voir complétée, remettant en jeu toute l’analyse précédente. L’histoire infirme, l’histoire confirme, l’histoire bouge, elle n’est que rarement figée. Cette dernière remarque est d’ailleurs à la base de l’idée suivante : les lois mémorielles sont un problème pour l’historien. Mais c’est un autre sujet, je renverrai ici au texte de Pierre Vidal-Naquet : « «L'Etat n'a pas à dire comment enseigner l'histoire».
Herméneutique, épistémologie, heuristique : un triptyque fondamental
Au croisement de l’association sources – outils – méthodes évoquée précédemment, se trouvent trois concepts et trois démarches qui permettent, lorsqu’elles sont associées, appliquées avec un recul critique minimum, d’écrire de l’histoire. Je ne pourrai pas non plus entrer dans le détail, ni faire autrement que me borner à des définitions courtes et simples. [N.B. : je ne suis pas un philosophe chevronné, et ce n’est pas l’objet de l’article, ainsi, je renvoie chacun des lecteurs à des définitions plus riches, étoffées, nuancées, et techniques de ces trois concepts. J’espère en résumer ici la base la plus utile et appliquée à l’histoire].
L'herméneutique est aussi ancienne que le sont les religions, les spiritualités, et la philosophie. Cependant, le terme d'herméneutique n'est apparu qu'à l'époque moderne, sous la plume de Friedrich Schleiermacher. Concrètement, il désigne le fait d’interpréter. L’herméneutique, c’est le phénomène conscient-appliqué ou inconscient-projeté d’interpréter, de pratiquer une exégèse d’un fait. Il y a autant d’herméneutiqueS que d’historiens ou d’auteurs, si on veut, mais tendre à un langage sémantique commun, tendre vers l’idée de codifier le langage de l’historien est le meilleur moyen pour sécuriser la façon dont le savoir historique se diffuse, et de créer un cadre et un langage qui n’est pas exclusivement intuitif qui permet de différencier le travail sérieux du torchon. Toute démarche de science humaine est herméneutique, et en un sens, même les sciences « dures » sont aussi basées sur l’interprétation de résultats expérimentaux ou de corollaires axiomatiques. Ces remarques confinent au lieu-commun, mais il faut toujours garder à l’esprit qu’on ne voit souvent que ce qu’on peut voir, y compris en histoire. En bref, l’herméneutique est à la fois une discipline intellectuelle, et à la fois un inconscient culturel qui s’exprime dans notre perception des faits, historiques ou non, nous conduisant à les interpréter.
En histoire, l'heuristique désigne la science qui permet à l'historien de chercher, de découvrir, de sélectionner et de hiérarchiser les documents qu'il utilise pour son travail de recherche. À ce titre, et étant donné la nature du travail de recherche historique, elle a beaucoup à voir avec l'archivistique (NDLA : Nous sommes sur un blog de sociologie, alors il faut préciser : la définition de l’heuristique en sociologie est différente.). Fondamentalement, il s’agit de la manière dont on établit les sources dans toute la chaîne opératoire de l’établissement de l’information, et de son intégration dans un corpus documentaire. Une source mal établie est une source inutilisable. Une source intrinsèquement et extrinsèquement documentée est un idéal, pas un luxe, et c’est dans une logique « totale » que chaque information, chaque source, doit se constituer et être intégrée au raisonnement de l’historien.
L’épistémologie désigne le champ de réflexion s’intéressant à la connaissance : sa nature, comment établir la connaissance, en quoi est-elle valide. Jean Piaget propose de définir l’épistémologie « en première approximation comme l’étude de la constitution des connaissances valables ». Les trois critères évoqués se résument à ces trois questions :
- Qu’est-ce que la connaissance (la question gnoséologique) ?
- Comment est-elle constituée ou engendrée (la question méthodologique) ?
- Comment apprécier sa valeur ou sa validité ?
L'épistémologie moderne tire donc son origine dans la philosophie de la connaissance kantienne, notamment, mais aussi dans toute la tradition philosophique postérieure : scientisme, positivisme, constructivisme. Mais elle puise également à des traditions plus anciennes, dont la philosophie cartésienne. C'est au début du XXe siècle que l'épistémologie se constitue en champ disciplinaire autonome, comme un champ propre de la philosophie.
Concrètement, pour l’étudiant, l’historien, ou le lecteur a priori néophyte à quoi sert ce triptyque herméneutique – heuristique – épistémologie :
- Rejeter les anachronismes, tel que plaquer des catégories modernes sur des réalités anciennes. Par exemple, il est parfaitement incorrect de parler de « clergé » pour désigner les prêtres des religions traditionnelles grecques et romaines. Il est déjà problématique d’utiliser le terme de « religion » pour le monde grec, puisque le mot déjà n’existe pas dans la langue grecque ancienne. On parle de « choses sacrées » (ta hiera).
- Considérer que l’histoire est, malgré tous les développements scientifiques possibles, une discipline subjective, qui tend certes à une forme d’objectivité par la méthode, mais qui est toujours écrite dans un contexte donné. Certains travaux sont plus solides, plus nuancés, plus intelligemment construits que d’autres, c’est indéniable : tout travail d’historien n’est pas à balayer « juste parce que c’est subjectif ». C’est là la différence majeure entre un biais historiographique, et le récit pseudo-historique.
- Ne pas appliquer de jugements de valeurs (moraux, éthiques, par exemple) sur des sociétés ou des temps qui n’ont résolument pas la même pensée que la notre.
- Considérer la nature du récit et des topoi rhétoriques, des genres littéraires. On ne peut pas accorder un crédit et une véracité absolue aux récits homériques ou aux discours mythologiques sur les migrations héroïques par exemple. Le mythe imprègne souvent les récits anciens, car pour ces anciens, il y avait justement concomitance et succession chronologique entre le temps du mythe, et le temps des hommes de leur présent. En bref, il faut lire chaque document pour ce qu’il est, pas pour ce qu’on aimerait qu’il soit.
- Ne pas projeter des problématiques strictement contemporaine sur une lecture interprétative du passé. Typiquement, la vision migratoire invasionniste que Lorànt Deutsch applique sur la bataille de Poitiers en 732 relève d’une angoisse vis-à-vis de l’immigration contemporaine telle qu’elle préoccupe une certaine partie de la classe politique.
- Ne pas projeter ses propres conceptions politiques sur des phénomènes anciens, dans lesquels la rationalité et la logique même du politique n’est pas la même que la nôtre.
- Lutter contre ses propres ethnocentrismes, en ouvrant le discours historiques sur des perspectives géographiques différentes des nôtres : parler de « France » pour la Gaule romaine, ça ne fonctionne que si on plaque l’acception actuelle du territoire de la France sur les provinces des Gaules. Ce qui est faux.
C’est, in fine, ce qui constitue à la fois une base critique de sa propre discipline, et un fond méthodologique permettant de ne pas sur-interpréter une source.
Qu’est-ce que la pseudo-histoire, comment fonctionne-t-elle ?
Le mot pseudo-histoire désigne en fait tout travail qui se revendique de l’histoire mais qui ne respecte pas les exigences méthodologiques du métier d’historien, conformément aux précautions et principes évoqués précédemment.
La pseudo-histoire traite souvent d’évènements polémiques, dont la véracité ne peut parfois pas être prouvée, ou relevant du mythe historique, de l’accumulation d’images d’Epinal, ou de biais idéologiques forts. Le pseudo-historien est toujours en parallèle et en contradiction avec une version dénoncée comme officielle de l’histoire, manipulée par « certains ». Le pseudo-historien cherche à valider sa thèse, préconçue de manière hypothético déductive, au lieu d’opérer un raisonnement empirico-inductif (on part de la source, et on construit sur la source, pas l’inverse).
La pseudo-histoire fait souvent son lit sur des hypothèses relevant de la science-fiction (Atlantide, mystères et faits inexpliqués que l’on tente de résoudre par des chemins tortueux à base d’aliens), dénonçant des bidouillages et des choses que la doxa chercherait à cacher au commun des mortels. Politiquement, la pseudo-histoire relève souvent du révisionnisme, du protochronisme, et du racialisme, quand elle cherche les origines des peuples par des biais liés aux mythes migratoires antiques, par exemple. Le protochronisme est par exemple fortement implanté dans les pays de l’est européen (Hongrie, Albanie, etc.)
On peut désigner globalement comme récit pseudo-historique toute tentative d’explicitation, interprétation, mise en série – récit de faits passés ne respectant pas les codes méthodologiques et les nécessaires précautions du métier d’historien.
Quelques critères permettent de rapidement détecter un récit pseudo-historique :
1) les sources ne sont pas correctement citées (une source est TOUJOURS publiée dans un recueil, dans un corpus, dans un inventaire, dans une collection, dans un musée, etc.)
2) Les sources sont interprétées de manière partiale, sélectives, ou sont incomplètes, tronquées, non établie.
3) Certains faits / sources / points de vues se voient accordés une importance anormale (On peut appeler ce paramètre la dysmorphie de la source).
4) Corollaire du 3) certaines sources sont volontairement occultées, pour ne pas relever de contradictions.
5) Certains faits / sources sont cités hors de leur contexte chronologique et spatial.
6) Certains faits / sources sont déformés, involontairement, accidentellement, ou frauduleusement.
7) Utilisation de sources dont l’authenticité n’est pas vérifiée.
8) Falsification de l’argumentaire et du résultat d’une donnée : on peut exagérer la validité ou la portée d’un test ADN, par exemple, alors que les marqueurs ethniques, géographiques, ou autres, ne sont souvent pas des résultats absolus incontestables.
9) L'ouvrage défend plus ou moins une version authentique et exclusive appuyée par des "spécialistes".
10) L'ouvrage défend un but religieux, politique, ou idéologique (prosélyte, suprématiste, nationaliste, etc.).
11) L’ouvrage n’est pas publié dans une revue ou une collection scientifique et/ou n’a pas été validé par des pairs. (comité de lecture, par exemple)
Bien sûr il y a des ajouts à faire sur ces critères du "récit pseudohistorique" :
- Tendance à l'hagiographie sans recul critique, vocabulaire non scientifique (uniquement naturel, narratif, lyrique, emphatique, etc.)
- Complotisme contre la doxa, essai de résolution d'un mystère par une explication non soutenue par des sources établies et datées.
- L'indice majeur qui peut vous guider pendant la lecture : la téléologie, l'emploi fréquent du "futur historique", des harangues contre d’éventuels falsificateurs ou complices d’un mensonge généralisé (paranoïa intellectuelle)
- L'absence de débat historiographique et de réel état de l'art, de mise au point épistémologique en introduction.
Les sujets de recherche les plus prisés et victimes de la pseudo-histoire sont ceux alimentant les fantasmes sur les mythes des origines en général (Genèse, Atlantide comme on l’a déjà dit, Déluge, découverte de l’amérique, génocides, empires imaginaires, « domination noire », afrocentrisme, etc.). La pseudo-histoire fait donc son lit sur l’aspect lacunaire des sources et sur le mépris de la nature desdites sources. Ainsi, autre thème récurrent des origines indo-européennes, présenté comme novateur par les pseudo-historiens, alors qu’il était au cœur des idéologies fascistes et kossinistes de la première moitié du XXe siècle, est souvent traité, alors qu’il consiste en un mélange d’aryanisme, de linguistique de comptoir, et de mythologie comparatiste rebattue et usée jusqu’à l’os.
Une réflexion présente dans l’article Wikipédia traitant de la pseudo-histoire retient bien l’attention et illustre bien le propos : « À ce titre, la pseudo-histoire est à l'histoire ce que la cryptozoologie est à la zoologie : un espace où le rêve et le mythe se nourrissent de la science. À ce titre, elle relève de la créativité et s'apparente à la science-fiction (voir par exemple les quêtes d'êtres fabuleux comme le Yéti ou le Sasquatch ou d'espèces préhistoriques survivantes comme le monstre du Loch Ness, ou encore les scenarii des films mettant en scène le personnage d'Indiana Jones). ». En somme, un mélange d’une mauvaise utilisation des sources, à des fins politico-idéologiques, doublée d’une mauvaise foi souvent manifeste, et d’une rhétorique aisément repérable :
- Argumentations e silentio
- Syllogismes
- Affirmation universelle imbriquée sur une base non universelle (« il existe une momie d’enfant noir en Nubie » « cette momie est plus vieille que des momies égyptiennes postérieures » « donc toutes les momies égyptiennes postérieures étaient noires car ils ont importé la technique depuis la Nubie ») (Oui, on peut vraiment lire ça sur internet).
- Imbrication d’hypothèses non-vérifi-ées-ables admises comme vraies pour passer à l’étape suivante d’implication logique. « La mère de Beethoven avait des liens avec la Belgique, qui avait des liens avec l’Espagne, où il y avait des Maures, elle est donc peut-être Maure, donc Beethoven était noir. » (CQFD)
Mais la pseudo-histoire peut aussi prendre des positions politiques, par exemple dans le cadre du protochronisme nationaliste, ou de l’afrocentrisme suprématiste, lorsqu'elle tente de démontrer des filiations directes, très anciennes et exclusives, entre une civilisation ancienne et une nation ou une ethnie actuelle, ou bien dans le cadre du négationnisme lorsque, non contente de nier la réalité d'évènements historiques, elle en propose d'autres versions. Ou encore, lorsqu’elle tente de dénoncer un complot organisé par les historiens depuis des centaines d’années pour masquer la vérité (le cas de l’afrocentrisme est très prégnant, Mozart et Beethoven auraient été noirs, tous les pharaons égyptiens de même, etc.)
L’histoire n’a pas de sens que celui qu’on veut bien lui donner. La politique donne du sens aux faits historiques, l’histoire elle, n’a pas de sens transcendant ni d’orientation particulière, toute action orientée dans le temps et dans l’espace, avec une conscience et une intention, n’est pas reliée de fait à une idée de sens de l’histoire, mais bien à une logique culturelle qui préside aux choix des individus, qu’on s’appelle Alexandre le Grand ou Jules César, ou qu’on soit chevalier paysan du lac de Paladru, ou simple émeutier en 1968, on peut concevoir qu’une action va marquer l’histoire, mais pas que cette histoire se conforme à l’intention.
Différencier pseudo-histoire et biais historiographique : un exercice complexe, aux frontières de l’histoire contemporaine et de la méthodologie appliquée
Dans cette dernière partie, pas de théorie, mais des cas pratiques évoqués rapidement : comment différencier le biais historiographique de la pseudo-histoire ?
En premier lieu, il faut appliquer le filtre précédemment évoqué. Mais surtout regarder qui écrit, et quand il écrit. Prenons une série d’exemples qui me sont chers : l’archéologie et l’histoire antique. L’archéologie et l’histoire ont comme tout un chacun le sait souvent été utilisés par des idéologiques politiques, dans un but légitimateur. Tout n’est pas toujours faux pour autant, mais il faut parfois déconstruire des faisceaux d’arguments en ce qu’ils relèvent d’un projet politique particulier, d’un courant du temps, d’une dynamique culturelle. La découverte des langues mésopotamiennes au XIXe siècle a engendré une vaste discussion sur l’origine des langues, donc l’origine des peuples, et a engendré une réflexion sur les migrations. Ont découlé par exemple la théorie des invasions aryennes (TIA), la réflexion sur la craniométrie et l’essentialisme biologique des races : peut-on établir la forme du crane d’un aryen idéal, peut-on établir quelle nation, quel peuple est le plus proche des indo-européens primitifs ? Vous voyez où je veux en venir, certaines de ces réflexions ont d’emblée mené aux idéologies racialistes, nourrissant les fascismes et les idéologies totalitaires. En réponse à ces théories on a vu se développer après la seconde guerre mondiale une tendance complètement inverse, ou on a cherché à infirmer des théories migratoires invasionnistes, parfois empreintes d’une mythologie antique (les grecs aimaient bien imaginer des migrations mythiques expliquant les origines des peuples, par exemple). L’historiographie se comprend aussi dans chaque contexte national : l’histoire est avant tout une discipline académique constituée par pays : les romans nationaux se développent conjointement au sentiment de nationalité et aux nationalismes montant du XIXe siècle, qu’il s’agisse de la France (origines celtiques, grandeur des gaulois, génie romain, grandeur des francs, unification culturelle, en lien avec l’indivisibilité républicaine qui est un leitmotiv politique de l’époque), de l’Allemagne (unification allemande, racines germaniques) ou même de l’Italie : l’unification de 1861 a déroulé le tapis rouge à toute une réflexion sur l’aspect unitaire de l’Italie : la puissance unificatrice de la Rome antique, la ressemblance entre les peuples Italiques pré-romains, la « colonisation étrusque et villanovienne » de l’âge du Fer. Les grecs et leur indépendance face à l’Empire Ottoman, ont, eux, insisté sur l’ancienneté profonde de leur culture et de leur langue, presque inchangée depuis l’époque mycénienne (à nuancer). L’hellénisme est un prétexte à l’intégration de la Macédoine à la nation grecque (Alexandre le Grand et son empire ne sauraient souffrir de ne pas être grec, même 2150 ans après), de même, la Turquie fraichement constituée au début des années 1920 a cherché dans l’empire Hittite un ancien avatar d’une unité politique militaire et culturelle dans la péninsule anatolienne. Les noms mêmes de nos spécialités et des constructions intellectuelles parlent de cette historiographie : on parle de celtes ibères, d’archéologie gallo-romaine, par exemple. L’historiographie est aussi liée aux tendances religieuses : comment expliquer la théorie de ce cher Edward Gibbon sur la décadence de l’empire romain (liée à la christianisation, selon lui) si on n’évoque pas ses considérations sur la dégradation de l’art antique dans l’art byzantin, et si on n’évoque pas le climat intellectuel européen de l’époque : critique du catholicisme, critique de l’Eglise et de ses dogmes, naissance d’une forme d’athéisme politique. Le livre d’Henri Irénée-Marrou évoqué précédemment est d’ailleurs une réponse et un point final à un débat séculaire : le christianisme a-t-il causé la « chute de l’empire romain » ? (mon professeur d’histoire romaine plaisantait d’ailleurs à ce propos « Un empire ne chute pas comme une potiche tomberait de la cheminée sur le carrelage. Un empire se décompose, il se fractionne, il perd de sa consistance territoriale, des termes analytiques sont nécessaires. Par ailleurs, peut-on parler d’une décadence quand on sait que l’empire Romain existe par la force de Byzance jusqu’en 1453 ? Un empire peut-il raisonnablement être agonisant s’il vit pendant 1000 ans après la chute de Rome ? Non. » - fin de citation). Winckelmann lui parlait d’une décadence de l’art grec à l’époque Hellénistique, en opposition avec un idéal classique majestueux. De fait, Winckelmann projetait ses catégories esthétiques, et il faut replacer ses théories sur l’art dans le contexte qui était le sien.
Entre les réponses systémiques liées aux évènements du temps (guerres, conflits, idéologies), les pensées philosophiques en vogue, les idées personnelles de chaque auteur, il convient de « faire le tri » entre ce qui relève d’une historiographie à un instant T du développement des sources et des approches historiques, et ce qui relève de la pure falsification. L’historien professionnel a pour tâche première, avant même de commencer à travailler sur son sujet, de savoir tout ce qui a été écrit dessus, afin de stratifier les traditions historiques autour d’un même sujet.
A titre d’exemple, l’historiographie Braudelienne sur la méditerranée antique a considérablement été battue en brèche par un grand ouvrage, paru au début des années 2000 : « The Corrupting Sea » de Horden et Purcell. Nourris par le développement d’une société de réseaux (internet était alors en plein « boum ») ils ont repensé la vision que nous avions des échanges en méditerranée dans l’antiquité, en relisant les sources archéologiques et historiques. De nos jours, il est quasiment impossible de ne pas lire d’articles sur les « réseaux d’élites » les « réseaux d’échange » les « mobilités humaines » les « connexions culturelles » entre différents milieu méditerranéens antiques (celtes, étrusques, romains, grecs, phéniciens), tant Horden et Purcell ont « mis en lumière » l’idée que nos visions hermétiques et monolithiques pouvaient être limitées sur ces questions. De nos jours, encore, la tendance est aux études de genre, à l’histoire des femmes, à l’histoire des bas-fonds, à l’histoire des contre-cultures, en lien avec le développement du féminisme, par exemple. De même, le développement exponentiel des flux migratoires dans la deuxième moitié du XXe siècle a mis au centre du débat le concept de transfert culturel : comment penser l’intégration culturelle ? Comment adopte-t-on une autre culture ? Comment « bricole-t-on » (pour reprendre le terme de Lévi-Strauss) pour adapter un apport externe dans sa propre culture ? Comment fonctionnent des transferts de catégories mentales ? Quels en sont les vecteurs ? Quelles en sont les manifestations matérielles et idéelles ? Comment, même, découper les espaces culturels ? Les aires de civilisations ? Et puis même : qu’est-ce qu’une culture, la culture, des cultures ? Autant de questions qui ne souffrent pas de réponses absolues, autant de questions qui demandent la précaution des sources, et une méthodologie sans cesse renouvelée, perfectionnée, complétée.
En bref, méfiez-vous des contrefaçons.