Quand on joue à Magic, il y a une question qui vous revient régulièrement : "Mais t'as pas mieux à faire de ton temps ?". J'ai plus ou moins réglé cette question dans un post précédent. Alors passons à la suivante : "Comment ça, ce bout de carton, il coûte 50€ ? Et il y en a plusieurs qui coûtent 100€ ? Et un 2000€ ? Non, mais vous êtes complètement malades ? C'est du carton !". Il en existe des versions plus courtes, d'autres avec des mots que rigoureusement ma mère m'a interdit de nommer ici, mais c'est toujours plus ou moins la même chose. Cela redouble une autre question : "Mais pourquoi vous jouez pas juste avec des photocopies ?". Oui, quand on y pense 30 secondes, Magic est un jeu excessivement facile à pirater. Et d'ailleurs, il l'est. En partie. Parce que les joueurs continuent à payer. Comment expliquer alors que l'on continue à payer pour ce qui pourrait être gratuit ?
A priori, la réponse pourrait paraître simple : si les joueurs s'obstinent à jouer avec de vraies cartes, souvent onéreuses, plutôt que de se contenter de proxies (les photocopies, faciles à obtenir : certains sites proposent de faire des planches prêtes à imprimer, utilisées essentiellement pour tester les cartes avant d'en acheter les versions originales), c'est parce qu'ils jouent en tournois, et qu'il y a donc une autorité - l'éditeur du jeu, Wizard of the Coast - qui peut leur imposer de respecter cette règle en leur promettant un gain, sous forme de cartes ou d'argent. Mais l'explication paraît bien peu convaincante, ou, tout au moins, elle ne permets pas de traiter tous les cas considérés. Il y a en effet bon nombre de joueurs qui n'ambitionnent pas de gains matériels importants du jeu, du moins de gains suffisant pour couvrir l'investissement réalisé. A priori, ceux qui peuvent vivre de Magic sont une infime minorité, qui tirent leurs revenus de certains sponsors et de l'écriture d'articles que du jeu proprement dit. Et même en gagnant le premier prix d'un tournoi local, disons un biland, on ne couvre pas le coût d'un deck - le paquet de 75 cartes avec lequel on vient au tournois - qui peut facilement tourner autour des 2000€. Même en gagnant régulièrement, Magic est un jeu qui vous coûte, tous les joueurs vous le diront.
Donc les joueurs payent, et ils poussent parfois le vice jusqu'à payer plus "que nécessaire". On peut ainsi trouver les cartes en deux versions : normales et "foil"/"premium", c'est-à-dire avec un traitement spécial qui les fait briller. C'est particulièrement moche (cette affirmation est d'une scientificité douteuse), mais c'est aussi beaucoup plus rare, et du coup, beaucoup plus cher : par exemple, le très bon marché Young Pyromancer passe de 2,50€ à 9,29€, un Snapcaster Mage voit son prix doubler. Et certains joueurs choisissent leurs 75 cartes uniquement sous cette forme... Ce qui fait exploser le prix des decks... Dans la même ordre d'idées, vous pouvez jouer des terrains de base - les cartes les plus courantes et les plus jouées - classiques, pratiquement sans valeur parce que tout le monde en a une tonne. Ou vous pouvez jouer des lands d'édition spéciales, d'Unglued ou de Unhinged, dont l'édition est limitée et légèrement plus esthétique. L'impact sur le jeu est nul. Mais c'est plus cher.
La réponse intuitive qui vient est alors : "C'est parce que c'est la classe". Et là, je redeviens le sociologue chiant que je suis : "Oui, mais pourquoi c'est la classe ?". "Ben parce que ça prouve que l'on a plein de blé". "Oui d'accord, mais il y a plein de gens qui téléchargent de la musique/des films/d'autres trucs ou qui, plus généralement, pourraient payer des choses et préfèrent éviter de le faire ou les avoir à moindre prix, alors il doit manquer quelque chose à l'explication". Et ce d'autant que l'attitude des joueurs est bien différentes de celles des consommateurs de produits de luxe. Pour ceux-là, les boutiques de l'Avenue Montaigne n'affichent pas les prix : si vous y rentrez, c'est que le prix n'a de toutes façons pas d'importance pour vous... Au contraire, les prix des cartes sont toujours affichés, longuement discutés, évalués, questionnés. Ils ne sont jamais ignorés, et on ne feint même pas de n'y attacher aucune importance.
Pour le comprendre, faisons un petit détour par quelques observations ethnographiques que je ne peux pas m'empêcher de faire lorsque je sors jouer. Celles-ci portent donc sur une communauté de joueurs de Legacy, un format particulier de tournois. Dans celui-ci, les joueurs peuvent jouer toutes les cartes jamais édités à l'exception d'une assez longue liste de cartes bannies. Il se distingue ainsi des formats comme le Moderne et le Standard, où seules les cartes les plus récentes sont autorisées, et le Vintage, où les cartes les plus puissantes et les plus chères de tous les temps ne sont pas bannies. Ces précisions sont importantes, parce que ce que j'avance ici ne sera peut-être pas valable, ou pas de la même façon, si on se tourne vers une autre communauté de joueurs. A fortiori et à vue de nez, l'âge des joueurs varie entre 25 et 50 ans, avec des situations économiques globalement stables sans être forcément très aisés. Sans surprise, la majorité des joueurs sont des hommes (j'ai croisé seulement deux fois une joueuse).
Commençons par une première observation. C'était un mardi soir il y a quelques mois. Je venais de gagner mon deuxième match (cette précision n'a peu que pour objectif de donner de la couleur ethnographique à ce compte-rendu) dans ce tournoi hebdomadaire organisé par une boutique parisienne, et j'étais sorti prendre l'air devant la boutique avec d'autres joueurs en attendant que s'écoule le temps réglementaire qui permettait aux parties encore en cours de s'achever. Il y avait là, appuyé contre le mur ou les voitures, six ou sept joueurs, tous des hommes, qui discutaient assez vivement. Le sujet ? Un deck slivoïde obtenait de bons résultats puisque celui qui le jouait, resté à l'intérieur de la boutique, venait de gagner ses deux premières manches. Plus tard dans la soirée, il repartira avec la première place.
Petit rappel : à Magic, chaque joueur arrive à un tournoi avec un deck, c'est-à-dire un paquet de 60 (+15 de réserve) cartes qu'il a choisi (on "builde" son deck) parmi celles qui sont autorisées par le format du tournoi. Il existe donc des stratégies différentes en fonction du deck que vous jouez, un deck slivoïde étant un deck basé sur des cartes particulières, les slivoïdes. Or les victoires de celui-ci soulevaient l'indignation des joueurs : "si le deck slivo gagne, c'est bon, j'arrête Magic !" disait l'un. La discussion tournait essentiellement sur la puissance du deck, chacun le comparant à d'autres comme Zoo ou Merfolk. Et le sentiment qui dominait était qu'un tel deck ne devait pas gagner.
Il existe en fait un petit nombre de decks considérés comme viables, et qui sont présentés et discutés de façon extensive sur les forums dédiés et qui se donnent comme évident pour les joueurs : les discussions sont émaillés de références à "BUG Shardless", "Miracle Control", "Dredge", et autres. Il y a évidemment des rotations dans les decks viables, plus ou moins fréquentes en fonction des formats, soit parce que de nouvelles cartes sortent et créent de nouvelles stratégies, soit simplement parce que des decks builders en inventent de nouvelles. De ce point de vue, le Legacy est relativement stable, puisque le pool de cartes disponibles change peu. Toujours est-il qu'il y a là une échelle de valeurs des decks : concernant le Legacy, on trouve les "decks to beat" et les "rogue decks" par exemple, ou encore les decks "tiers 1", "tiers 2" et "tiers 3". Cette appellation mérite qu'on s'y arrête : elle fait référence aux classements des decks en fonction de leurs résultats, selon le tiers du classement auxquels ils appartiennent. Le site MtgTop8 donne ainsi une idée des forces en présence.
A priori, la valeur d'un deck peut donc se mesurer à ses performances. Comme tous les jeux - y compris les sports - Magic propose a priori un système de mesure de la valeur tout ce qu'il y a de plus simple et objectif : à la fin d'une partie, d'un tournoi ou d'une série de tournoi, il y a un ou des gagnants, un classement, et donc une échelle de valeur simple. Mais alors pourquoi cet indignation face aux victoires du deck slivo ? Celle-ci ne se résumait pas à un simple étonnement de voir un deck rare faire une performance inattendue. "Si le deck slivo gagne, c'est bon, j'arrête Magic !" résume un sentiment exprimé de façon diverse : si ce type de deck-là commence à gagner, ça ne vaut plus le coup de jouer.
Ce n'est pas du reste la simple exagération d'un moment. Il y a quelques mois, un joueur français a posté sur un forum américain un message invitant les joueurs à jouer massivement un deck particulier dans le but de faire bannir la carte Show & Tell. La carte est puissante, les decks qui se basent sur elles obtiennent de bons résultats... mais ceux-là semblent à certains suffisamment dénués de valeur pour qu'ils essayent de faire modifier les règles du format Legacy en faisant interdire la carte ! En effet, Wizard of the Coast, l'éditeur de Magic, a tendance à interdire certaines cartes lorsqu'elles tuent le jeu, c'est-à-dire lorsqu'un deck les jouant est si puissant qu'il est impossible de gagner en jouant autre chose. Ce n'est pas le cas de Show & Tell (pour l'instant ?), mais la carte n'en énerve pas moins certains... et elle date de 1998...
Quel est le problème avec Show & Tell ? On lui reproche essentiellement d'être une carte stupide (dumb) qui permet à n'importe qui de gagner. C'est que les decks ne sont pas les seules choses à être évaluées et classées à Magic : il faut y rajouter, a minima, les joueurs eux-mêmes (et sûrement la puissance individuelle des cartes, et par là, leur prix, mais c'est une question très différente de celle que je traite ici). Ces deux systèmes d'évaluation - celui des decks et celui des joueurs - sont à la fois distincts et liés.
Passons pour cela par une deuxième anecdote, dont cette fois, j'ai été partie prenante. C'était le début de la troisième manche : en pilotant mon deck MonoB Reanimator, j'étais parvenu à une victoire et une défaite. Le joueur que j'affrontais avait, étant donné les règles du tournois, le même score. On détermine le premier à jouer avec un dé, je gagne, et commence donc à jouer. Avec une très bonne main de départ, je parviens à poser dès le premier tour, avant que mon adversaire n'ait pu faire quoique ce soit, une carte qui, grosso modo, me donne une victoire quasi-certaine. Mon adversaire abandonne alors, en faisant part bruyamment de son mécontentement. S'adressant à peine à moi, il dit, entre autres complaintes, "Me faire battre par un Graveborn... C'est Pokemon, on joue pas au même jeu...". Au moment où nous allons commencer la deuxième, il se rend compte, en piochant sa main de départ, qu'il a mélangé ses cartes de side dans son deck : sans rentrer dans les détails, cela veut dire qu'il joue des cartes qu'il ne voulait pas jouer contre moi, ce qui lui garantit plus ou moins la défaite. Je lui dis de corriger l'erreur "parce qu'on est là pour jouer quand même". Il le fait, mais a l'air encore plus gêné. Je gagne la deuxième partie, et donc la manche. Je le vois raconter sa défaire en s'énervant encore plus à différentes personnes pendant le reste de la partie. Il viendra me voir pour me dire de ne jamais plus faire de cadeau comme ça à un adversaire "parce que les joueurs ici sont sérieux, ils jouent pour gagner les cartes [qui constituent les prix des trois premiers], il y a de l'argent en jeu".
Ici, il est clair que mon deck était une manière de m'évaluer en tant que joueur, en me renvoyant plus particulièrement à la catégorie des joueurs de Pokemon - ah, Bourdieu, pourquoi n'as-tu jamais jouer à Magic ?. Bien que je gagne, et ce jour-là j'avais obtenu trois victoires sur quatre et j'étais reparti avec un prix, je n'étais pas un joueur "sérieux" pour utiliser le terme vernaculaire.
Il y a des subtilités encore à relever. Tout d'abord, mon adversaire désigne mon deck non pas comme un "Reanimator" mais comme un "Graveborn". La différence ? Graveborn est le nom d'un deck préconstruit, que l'on peut acheter tel quel, sans avoir à rassembler des cartes diverses. La liste de ce deck était pourtant très éloignée de celle que je jouais... Mais je n'en jouais pas moins mono-noir et non UB - pour blUe Black. En jouant une seule couleur, j'évitais notamment de jouer des bilands, c'est-à-dire des cartes coûteuses qui constituent les premiers prix de nombreux tournois (elles présentent notamment l'avantage d'être tellement essentielles à bon nombre de deck qu'il est assuré que leur prix ne baissera pas tant que le jeu existera... je pense que c'est aujourd'hui un investissement plus sûr que de nombreux bons du Trésor...). Ce choix, en partie dicté par des contraintes budgétaires mais aussi par ma conviction que c'est cohérent avec la stratégie du deck, suffisait à faire douter de ma qualité de joueur, et donc de la valeur de mes victoires...
Pour autant, on l'aura compris, la qualité d'un deck et celle d'un joueur ne sont que partiellement liées : un bon joueur, comme le pilote du deck slivo, habitué de la boutique, finissant souvent premier, ne verra pas son aura diminuée par le choix d'un deck considéré comme faible... Et, de façon symétrique, cela n'élèvera pas non plus la valeur du deck en question.
Posons cependant ceci : avant même de gagner, un des soucis d'un joueur sera d'être pris au sérieux. A l'arène que définit le jeu lui-même, la partie, les règles, la défaite et la victoire, se superpose une deuxième arène où les joueurs cherchent à montrer qu'ils sont des joueurs "sérieux", pas des "noobs", pas des amateurs, des débutants, des joueurs de Pokemon ou de Yu-Gi-Oh. Gagner n'est qu'une façon parmi d'autres de marquer des points dans cette arène. Elle est certes importante : un joueur qui ne gagne jamais aura du mal à passer pour sérieux. Mais elle n'est pas suffisante : tout le monde a déjà passé une mauvaise soirée, où il n'a pioché que des lands tandis que ses adversaires enchaînaient les top-decks de malade (si vous n'avez pas tout compris à cette phrase, c'est pas grave : ça veut juste dire que parfois, les cartes vous en veulent). Jouer un deck connu, légitime, validé par la communauté des joueurs, est une façon de marquer des points.
Mais encore tous les decks ne sont-ils pas égaux de ce point de vue. J'ai évoqué un peu plus haut le cas de Show & Tell : si la mécanique du deck en énerve certains, c'est parce que, comme les decks Réanimator, elle est perçue comme ne permettant pas forcément de faire la différence entre un bon joueur et un noob - ce avec quoi je ne suis pas d'accord, mais cela a peu d'importance. La technicité des decks est une autre dimension du jugement de la qualité des joueurs. Mais il y a en une autre. J'ai par la suite joué un deck nommé Death & Taxes. Celui-ci est assez technique à maîtriser. Mais pour autant, bien qu'existant depuis 2006, il n'a pas toujours été pris au sérieux : lorsqu'un joueur l'amena en finale du GP de Strasbourg, une rencontre importante, les commentateurs des retransmissions sur Internet le décrivait comme un "Weenie White"... Soit une stratégie ancienne et peu valorisée en termes de "sérieux" chez les joueurs de Legacy. Ce terme ne correspond absolument pas à ce qu'est le deck, mais c'est encore ainsi que certains de mes adversaires le voient. Et suivant les témoignages des joueurs sur différents forums, il n'est pas rare que celui qui perd contre Death & Taxes s'énerve d'avoir perdu contre un "Weenie White".
Cette erreur de classement du deck, y compris par des personnes qui le voient fonctionner (et je vous assure que Death & Taxes ne se joue pas du tout comme un Weenie... c'est deux stratégies opposées), est assez significative. Le défaut de Death & Taxes est d'être un deck mono-blanc... Comme mon Réanimator, il n'y a donc pas à jouer les fameux bilands. Il n'y a pas non plus à jouer les Fetchlands, d'autres cartes également coûteuses, qui impose un choix supplémentaire au joueur (aller chercher une carte dans son deck et donc se demander quelle carte...) ce qui donne une apparence technique au jeu. Tout cela contribue à donner un aspect moins sérieux au deck.
On se trouve là au carrefour de deux autres principes qui organisent la hiérarchie du sérieux des decks et des joueurs. Il y a certes la technicité. Il y a aussi le prix. Jouer des bilands et des fetchs coûte cher. C'est le cas également d'autres cartes. Dépenser beaucoup pour peaufiner son deck fait partie des façons qu'ont les joueurs de s'affronter non plus dans l'arène de la partie mais dans l'arène du sérieux. C'est un signe d'engagement dans le jeu, que l'on est un passionné, que l'on fait des sacrifices pour le jeu, et que donc on est un joueur à prendre au sérieux.
Magic est, de ce point de vue, un jeu d'argent. Mais ce n'est pas un jeu où l'on joue pour de l'argent mais où on joue par l'argent, c'est-à-dire que celui-ci est l'une des ressources qu'engagent les joueurs pour s'affronter afin de gagner une autre ressource : du prestige, de la reconnaissance, du "sérieux". L'argent y est sacrifié finalement d'une façon assez proche que celle du citoyen romain qui payait des jeux du cirque pour participer au jeu politique. Il y a cependant une nuance. Autour des tables, durant un tournoi, c'est souvent d'argent dont on parle : la cote des cartes est longuement commentée, le prix que l'on a payé ou que l'on veut faire payer ou celui qu'un autre a payé fait l'objet de bien des anecdotes, tout comme les sommes que l'on a d'une façon ou d'une autre dépensé dans le jeu et les réactions des non-joueurs. Tout cela fait partie du jeu, c'est-à-dire qu'il y a un vrai plaisir, ludique, à manipuler l'argent.
En prenant compte cette arène du sérieux dans laquelle s'affronte les joueurs, on comprends les différents éléments que j'ai rapporté ici. Les victoires du deck slivoïde, par exemple, indignent parce qu'il ne s'agit pas d'un deck sérieux et donc menacent cette hiérarchie et cet aspect du jeu - "si le deck slivo gagne, c'est bon, j'arrête Magic !". Et les joueurs acceptent de payer pour un jeu auquel il pourrait jouer gratuitement parce que payer fait partie du jeu, parce que c'est un moyen de s'affronter, de se jauger et de se classer. Sacrifier plus d'argent en pimpant son deck, c'est-à-dire à jouant des cartes inutilement plus chères que ce qu'elles pourraient coûter, est ainsi un moyen de se situer dans le classement du sérieux. De façon beaucoup plus fine, l'interaction qui est à la base d'une partie croise les deux arènes de la partie et du sérieux : face à un joueur inconnu, on interprétera pas de la même façon sa victoire ou sa défaite selon que là où l'on peut le placer dans l'arène du sérieux.
"Avoir la classe", c'est finalement, comme souvent, faire partie d'une classe. Mais pas seulement les grandes classes de la stratification sociale. A un niveau plus fin, c'est faire partie d'une classe locale, celle qui se prête au jeu. A Magic comme ailleurs.
A priori, la réponse pourrait paraître simple : si les joueurs s'obstinent à jouer avec de vraies cartes, souvent onéreuses, plutôt que de se contenter de proxies (les photocopies, faciles à obtenir : certains sites proposent de faire des planches prêtes à imprimer, utilisées essentiellement pour tester les cartes avant d'en acheter les versions originales), c'est parce qu'ils jouent en tournois, et qu'il y a donc une autorité - l'éditeur du jeu, Wizard of the Coast - qui peut leur imposer de respecter cette règle en leur promettant un gain, sous forme de cartes ou d'argent. Mais l'explication paraît bien peu convaincante, ou, tout au moins, elle ne permets pas de traiter tous les cas considérés. Il y a en effet bon nombre de joueurs qui n'ambitionnent pas de gains matériels importants du jeu, du moins de gains suffisant pour couvrir l'investissement réalisé. A priori, ceux qui peuvent vivre de Magic sont une infime minorité, qui tirent leurs revenus de certains sponsors et de l'écriture d'articles que du jeu proprement dit. Et même en gagnant le premier prix d'un tournoi local, disons un biland, on ne couvre pas le coût d'un deck - le paquet de 75 cartes avec lequel on vient au tournois - qui peut facilement tourner autour des 2000€. Même en gagnant régulièrement, Magic est un jeu qui vous coûte, tous les joueurs vous le diront.
Donc les joueurs payent, et ils poussent parfois le vice jusqu'à payer plus "que nécessaire". On peut ainsi trouver les cartes en deux versions : normales et "foil"/"premium", c'est-à-dire avec un traitement spécial qui les fait briller. C'est particulièrement moche (cette affirmation est d'une scientificité douteuse), mais c'est aussi beaucoup plus rare, et du coup, beaucoup plus cher : par exemple, le très bon marché Young Pyromancer passe de 2,50€ à 9,29€, un Snapcaster Mage voit son prix doubler. Et certains joueurs choisissent leurs 75 cartes uniquement sous cette forme... Ce qui fait exploser le prix des decks... Dans la même ordre d'idées, vous pouvez jouer des terrains de base - les cartes les plus courantes et les plus jouées - classiques, pratiquement sans valeur parce que tout le monde en a une tonne. Ou vous pouvez jouer des lands d'édition spéciales, d'Unglued ou de Unhinged, dont l'édition est limitée et légèrement plus esthétique. L'impact sur le jeu est nul. Mais c'est plus cher.
La réponse intuitive qui vient est alors : "C'est parce que c'est la classe". Et là, je redeviens le sociologue chiant que je suis : "Oui, mais pourquoi c'est la classe ?". "Ben parce que ça prouve que l'on a plein de blé". "Oui d'accord, mais il y a plein de gens qui téléchargent de la musique/des films/d'autres trucs ou qui, plus généralement, pourraient payer des choses et préfèrent éviter de le faire ou les avoir à moindre prix, alors il doit manquer quelque chose à l'explication". Et ce d'autant que l'attitude des joueurs est bien différentes de celles des consommateurs de produits de luxe. Pour ceux-là, les boutiques de l'Avenue Montaigne n'affichent pas les prix : si vous y rentrez, c'est que le prix n'a de toutes façons pas d'importance pour vous... Au contraire, les prix des cartes sont toujours affichés, longuement discutés, évalués, questionnés. Ils ne sont jamais ignorés, et on ne feint même pas de n'y attacher aucune importance.
Pour le comprendre, faisons un petit détour par quelques observations ethnographiques que je ne peux pas m'empêcher de faire lorsque je sors jouer. Celles-ci portent donc sur une communauté de joueurs de Legacy, un format particulier de tournois. Dans celui-ci, les joueurs peuvent jouer toutes les cartes jamais édités à l'exception d'une assez longue liste de cartes bannies. Il se distingue ainsi des formats comme le Moderne et le Standard, où seules les cartes les plus récentes sont autorisées, et le Vintage, où les cartes les plus puissantes et les plus chères de tous les temps ne sont pas bannies. Ces précisions sont importantes, parce que ce que j'avance ici ne sera peut-être pas valable, ou pas de la même façon, si on se tourne vers une autre communauté de joueurs. A fortiori et à vue de nez, l'âge des joueurs varie entre 25 et 50 ans, avec des situations économiques globalement stables sans être forcément très aisés. Sans surprise, la majorité des joueurs sont des hommes (j'ai croisé seulement deux fois une joueuse).
Commençons par une première observation. C'était un mardi soir il y a quelques mois. Je venais de gagner mon deuxième match (cette précision n'a peu que pour objectif de donner de la couleur ethnographique à ce compte-rendu) dans ce tournoi hebdomadaire organisé par une boutique parisienne, et j'étais sorti prendre l'air devant la boutique avec d'autres joueurs en attendant que s'écoule le temps réglementaire qui permettait aux parties encore en cours de s'achever. Il y avait là, appuyé contre le mur ou les voitures, six ou sept joueurs, tous des hommes, qui discutaient assez vivement. Le sujet ? Un deck slivoïde obtenait de bons résultats puisque celui qui le jouait, resté à l'intérieur de la boutique, venait de gagner ses deux premières manches. Plus tard dans la soirée, il repartira avec la première place.
Petit rappel : à Magic, chaque joueur arrive à un tournoi avec un deck, c'est-à-dire un paquet de 60 (+15 de réserve) cartes qu'il a choisi (on "builde" son deck) parmi celles qui sont autorisées par le format du tournoi. Il existe donc des stratégies différentes en fonction du deck que vous jouez, un deck slivoïde étant un deck basé sur des cartes particulières, les slivoïdes. Or les victoires de celui-ci soulevaient l'indignation des joueurs : "si le deck slivo gagne, c'est bon, j'arrête Magic !" disait l'un. La discussion tournait essentiellement sur la puissance du deck, chacun le comparant à d'autres comme Zoo ou Merfolk. Et le sentiment qui dominait était qu'un tel deck ne devait pas gagner.
Il existe en fait un petit nombre de decks considérés comme viables, et qui sont présentés et discutés de façon extensive sur les forums dédiés et qui se donnent comme évident pour les joueurs : les discussions sont émaillés de références à "BUG Shardless", "Miracle Control", "Dredge", et autres. Il y a évidemment des rotations dans les decks viables, plus ou moins fréquentes en fonction des formats, soit parce que de nouvelles cartes sortent et créent de nouvelles stratégies, soit simplement parce que des decks builders en inventent de nouvelles. De ce point de vue, le Legacy est relativement stable, puisque le pool de cartes disponibles change peu. Toujours est-il qu'il y a là une échelle de valeurs des decks : concernant le Legacy, on trouve les "decks to beat" et les "rogue decks" par exemple, ou encore les decks "tiers 1", "tiers 2" et "tiers 3". Cette appellation mérite qu'on s'y arrête : elle fait référence aux classements des decks en fonction de leurs résultats, selon le tiers du classement auxquels ils appartiennent. Le site MtgTop8 donne ainsi une idée des forces en présence.
A priori, la valeur d'un deck peut donc se mesurer à ses performances. Comme tous les jeux - y compris les sports - Magic propose a priori un système de mesure de la valeur tout ce qu'il y a de plus simple et objectif : à la fin d'une partie, d'un tournoi ou d'une série de tournoi, il y a un ou des gagnants, un classement, et donc une échelle de valeur simple. Mais alors pourquoi cet indignation face aux victoires du deck slivo ? Celle-ci ne se résumait pas à un simple étonnement de voir un deck rare faire une performance inattendue. "Si le deck slivo gagne, c'est bon, j'arrête Magic !" résume un sentiment exprimé de façon diverse : si ce type de deck-là commence à gagner, ça ne vaut plus le coup de jouer.
Ce n'est pas du reste la simple exagération d'un moment. Il y a quelques mois, un joueur français a posté sur un forum américain un message invitant les joueurs à jouer massivement un deck particulier dans le but de faire bannir la carte Show & Tell. La carte est puissante, les decks qui se basent sur elles obtiennent de bons résultats... mais ceux-là semblent à certains suffisamment dénués de valeur pour qu'ils essayent de faire modifier les règles du format Legacy en faisant interdire la carte ! En effet, Wizard of the Coast, l'éditeur de Magic, a tendance à interdire certaines cartes lorsqu'elles tuent le jeu, c'est-à-dire lorsqu'un deck les jouant est si puissant qu'il est impossible de gagner en jouant autre chose. Ce n'est pas le cas de Show & Tell (pour l'instant ?), mais la carte n'en énerve pas moins certains... et elle date de 1998...
Quel est le problème avec Show & Tell ? On lui reproche essentiellement d'être une carte stupide (dumb) qui permet à n'importe qui de gagner. C'est que les decks ne sont pas les seules choses à être évaluées et classées à Magic : il faut y rajouter, a minima, les joueurs eux-mêmes (et sûrement la puissance individuelle des cartes, et par là, leur prix, mais c'est une question très différente de celle que je traite ici). Ces deux systèmes d'évaluation - celui des decks et celui des joueurs - sont à la fois distincts et liés.
Passons pour cela par une deuxième anecdote, dont cette fois, j'ai été partie prenante. C'était le début de la troisième manche : en pilotant mon deck MonoB Reanimator, j'étais parvenu à une victoire et une défaite. Le joueur que j'affrontais avait, étant donné les règles du tournois, le même score. On détermine le premier à jouer avec un dé, je gagne, et commence donc à jouer. Avec une très bonne main de départ, je parviens à poser dès le premier tour, avant que mon adversaire n'ait pu faire quoique ce soit, une carte qui, grosso modo, me donne une victoire quasi-certaine. Mon adversaire abandonne alors, en faisant part bruyamment de son mécontentement. S'adressant à peine à moi, il dit, entre autres complaintes, "Me faire battre par un Graveborn... C'est Pokemon, on joue pas au même jeu...". Au moment où nous allons commencer la deuxième, il se rend compte, en piochant sa main de départ, qu'il a mélangé ses cartes de side dans son deck : sans rentrer dans les détails, cela veut dire qu'il joue des cartes qu'il ne voulait pas jouer contre moi, ce qui lui garantit plus ou moins la défaite. Je lui dis de corriger l'erreur "parce qu'on est là pour jouer quand même". Il le fait, mais a l'air encore plus gêné. Je gagne la deuxième partie, et donc la manche. Je le vois raconter sa défaire en s'énervant encore plus à différentes personnes pendant le reste de la partie. Il viendra me voir pour me dire de ne jamais plus faire de cadeau comme ça à un adversaire "parce que les joueurs ici sont sérieux, ils jouent pour gagner les cartes [qui constituent les prix des trois premiers], il y a de l'argent en jeu".
Ici, il est clair que mon deck était une manière de m'évaluer en tant que joueur, en me renvoyant plus particulièrement à la catégorie des joueurs de Pokemon - ah, Bourdieu, pourquoi n'as-tu jamais jouer à Magic ?. Bien que je gagne, et ce jour-là j'avais obtenu trois victoires sur quatre et j'étais reparti avec un prix, je n'étais pas un joueur "sérieux" pour utiliser le terme vernaculaire.
Il y a des subtilités encore à relever. Tout d'abord, mon adversaire désigne mon deck non pas comme un "Reanimator" mais comme un "Graveborn". La différence ? Graveborn est le nom d'un deck préconstruit, que l'on peut acheter tel quel, sans avoir à rassembler des cartes diverses. La liste de ce deck était pourtant très éloignée de celle que je jouais... Mais je n'en jouais pas moins mono-noir et non UB - pour blUe Black. En jouant une seule couleur, j'évitais notamment de jouer des bilands, c'est-à-dire des cartes coûteuses qui constituent les premiers prix de nombreux tournois (elles présentent notamment l'avantage d'être tellement essentielles à bon nombre de deck qu'il est assuré que leur prix ne baissera pas tant que le jeu existera... je pense que c'est aujourd'hui un investissement plus sûr que de nombreux bons du Trésor...). Ce choix, en partie dicté par des contraintes budgétaires mais aussi par ma conviction que c'est cohérent avec la stratégie du deck, suffisait à faire douter de ma qualité de joueur, et donc de la valeur de mes victoires...
Pour autant, on l'aura compris, la qualité d'un deck et celle d'un joueur ne sont que partiellement liées : un bon joueur, comme le pilote du deck slivo, habitué de la boutique, finissant souvent premier, ne verra pas son aura diminuée par le choix d'un deck considéré comme faible... Et, de façon symétrique, cela n'élèvera pas non plus la valeur du deck en question.
Posons cependant ceci : avant même de gagner, un des soucis d'un joueur sera d'être pris au sérieux. A l'arène que définit le jeu lui-même, la partie, les règles, la défaite et la victoire, se superpose une deuxième arène où les joueurs cherchent à montrer qu'ils sont des joueurs "sérieux", pas des "noobs", pas des amateurs, des débutants, des joueurs de Pokemon ou de Yu-Gi-Oh. Gagner n'est qu'une façon parmi d'autres de marquer des points dans cette arène. Elle est certes importante : un joueur qui ne gagne jamais aura du mal à passer pour sérieux. Mais elle n'est pas suffisante : tout le monde a déjà passé une mauvaise soirée, où il n'a pioché que des lands tandis que ses adversaires enchaînaient les top-decks de malade (si vous n'avez pas tout compris à cette phrase, c'est pas grave : ça veut juste dire que parfois, les cartes vous en veulent). Jouer un deck connu, légitime, validé par la communauté des joueurs, est une façon de marquer des points.
Mais encore tous les decks ne sont-ils pas égaux de ce point de vue. J'ai évoqué un peu plus haut le cas de Show & Tell : si la mécanique du deck en énerve certains, c'est parce que, comme les decks Réanimator, elle est perçue comme ne permettant pas forcément de faire la différence entre un bon joueur et un noob - ce avec quoi je ne suis pas d'accord, mais cela a peu d'importance. La technicité des decks est une autre dimension du jugement de la qualité des joueurs. Mais il y a en une autre. J'ai par la suite joué un deck nommé Death & Taxes. Celui-ci est assez technique à maîtriser. Mais pour autant, bien qu'existant depuis 2006, il n'a pas toujours été pris au sérieux : lorsqu'un joueur l'amena en finale du GP de Strasbourg, une rencontre importante, les commentateurs des retransmissions sur Internet le décrivait comme un "Weenie White"... Soit une stratégie ancienne et peu valorisée en termes de "sérieux" chez les joueurs de Legacy. Ce terme ne correspond absolument pas à ce qu'est le deck, mais c'est encore ainsi que certains de mes adversaires le voient. Et suivant les témoignages des joueurs sur différents forums, il n'est pas rare que celui qui perd contre Death & Taxes s'énerve d'avoir perdu contre un "Weenie White".
Cette erreur de classement du deck, y compris par des personnes qui le voient fonctionner (et je vous assure que Death & Taxes ne se joue pas du tout comme un Weenie... c'est deux stratégies opposées), est assez significative. Le défaut de Death & Taxes est d'être un deck mono-blanc... Comme mon Réanimator, il n'y a donc pas à jouer les fameux bilands. Il n'y a pas non plus à jouer les Fetchlands, d'autres cartes également coûteuses, qui impose un choix supplémentaire au joueur (aller chercher une carte dans son deck et donc se demander quelle carte...) ce qui donne une apparence technique au jeu. Tout cela contribue à donner un aspect moins sérieux au deck.
On se trouve là au carrefour de deux autres principes qui organisent la hiérarchie du sérieux des decks et des joueurs. Il y a certes la technicité. Il y a aussi le prix. Jouer des bilands et des fetchs coûte cher. C'est le cas également d'autres cartes. Dépenser beaucoup pour peaufiner son deck fait partie des façons qu'ont les joueurs de s'affronter non plus dans l'arène de la partie mais dans l'arène du sérieux. C'est un signe d'engagement dans le jeu, que l'on est un passionné, que l'on fait des sacrifices pour le jeu, et que donc on est un joueur à prendre au sérieux.
Magic est, de ce point de vue, un jeu d'argent. Mais ce n'est pas un jeu où l'on joue pour de l'argent mais où on joue par l'argent, c'est-à-dire que celui-ci est l'une des ressources qu'engagent les joueurs pour s'affronter afin de gagner une autre ressource : du prestige, de la reconnaissance, du "sérieux". L'argent y est sacrifié finalement d'une façon assez proche que celle du citoyen romain qui payait des jeux du cirque pour participer au jeu politique. Il y a cependant une nuance. Autour des tables, durant un tournoi, c'est souvent d'argent dont on parle : la cote des cartes est longuement commentée, le prix que l'on a payé ou que l'on veut faire payer ou celui qu'un autre a payé fait l'objet de bien des anecdotes, tout comme les sommes que l'on a d'une façon ou d'une autre dépensé dans le jeu et les réactions des non-joueurs. Tout cela fait partie du jeu, c'est-à-dire qu'il y a un vrai plaisir, ludique, à manipuler l'argent.
En prenant compte cette arène du sérieux dans laquelle s'affronte les joueurs, on comprends les différents éléments que j'ai rapporté ici. Les victoires du deck slivoïde, par exemple, indignent parce qu'il ne s'agit pas d'un deck sérieux et donc menacent cette hiérarchie et cet aspect du jeu - "si le deck slivo gagne, c'est bon, j'arrête Magic !". Et les joueurs acceptent de payer pour un jeu auquel il pourrait jouer gratuitement parce que payer fait partie du jeu, parce que c'est un moyen de s'affronter, de se jauger et de se classer. Sacrifier plus d'argent en pimpant son deck, c'est-à-dire à jouant des cartes inutilement plus chères que ce qu'elles pourraient coûter, est ainsi un moyen de se situer dans le classement du sérieux. De façon beaucoup plus fine, l'interaction qui est à la base d'une partie croise les deux arènes de la partie et du sérieux : face à un joueur inconnu, on interprétera pas de la même façon sa victoire ou sa défaite selon que là où l'on peut le placer dans l'arène du sérieux.
"Avoir la classe", c'est finalement, comme souvent, faire partie d'une classe. Mais pas seulement les grandes classes de la stratification sociale. A un niveau plus fin, c'est faire partie d'une classe locale, celle qui se prête au jeu. A Magic comme ailleurs.