Pour ce que j'en ai compris, le jeudi 25 novembre 2010 était la journée de la jupe. Initiative lancée à l'échelle d'un lycée, reprise et popularisée par un film que je n'ai pas eu le courage d'aller voir (désolé, mais Adjani m'insupporte par avance), le principe en est simple : on invite les femmes à mettre une jupe pour protester contre les comportements sexistes. Sympathie médiatique immédiate, soutenue par Ni putes, Ni soumises, association qui avait elle aussi bénéficié d'un prompt adoubement politique et médiatique, ce happening a finalement plutôt éclipsé la question des violences faites aux femmes à laquelle cette journée était censé sensibiliser tout un chacun. Peut-être était-ce un mauvais choix : moins que le fond, c'est la forme du message qu'il faut interroger.
En usant de ce qui n'est finalement qu'un joli happening politique - d'autant plus réussi qu'il peut faire couler beaucoup d'encre sans avoir à être particulièrement suivi sur le terrain (ce billet en est la preuve...) - les instigateurs de cette "journée de la jupe" ont fait bien plus que de simplement appeler l'attention des médias sur la question des violences faites aux femmes : ils ont contribué à construire cette question dans un sens particulier. Si on suit cette mobilisation, les problèmes que rencontreraient les femmes aujourd'hui se ramèneraient essentiellement au fait de ne pouvoir s'afficher comme des femmes dans l'espace public sans souffrir de violences diverses.
Soyons clair : je ne vais pas contester que de tels violences existent (un témoignage d'un blog que je suis tiens), je ne vais pas contester que des femmes en souffrent, je ne vais même pas discuter l'idée qu'il s'agit effectivement de violences - parce que ça en est. Je vais me contenter de dire que ce problème est mal analysé, parce qu'il n'est pas pris à la racine.
En centrant le débat sur le port de la jupe, pris comme un "acte militant", on nous présente les choses comme si le problème central était celui du dévoilement du corps de la femme. La revendication centrale serait, pour les femmes, de pouvoir afficher leurs corps. Il s'agit bien de l'afficher : on ne discute pas simplement de questions de confort, certains ayant souligné qu'il y avait quand même quelque chose d'ironique d'organiser ainsi une journée de la jupe fin novembre. Le problème, ce serait ceux qui veulent cacher le corps des femmes.
Mais si les femmes montrent leurs corps en portant une jupe, sont-elles pour autant libres ou libérées ? Qu'on veuille le cacher ou au contraire l'exhiber, le corps des femmes est dans les deux cas perçus de la même façon : comme sexualisé. Je dis bien "sexualisé" et pas "sexué", c'est-à-dire non pas doté d'un sexe identifié, mais objet de désir sexuel. Si certains veulent cacher ces corps, c'est justement parce qu'ils sont pensés comme sexuels. S'ils sont montrés comme tels, alors on ne règle pas le problème, on ne fait que l'accentuer. Or porter une jupe ne peut pas prétendre constituer un acte politique de "de-sexualisation" suffisant.
Qu'on me comprenne bien : je ne suis pas en train de dire que les femmes ne doivent pas porter des jupes, encore moins que celles qui le font "méritent" de quelque façon les pressions et remarques désagréables qui peuvent leur être adressé. Simplement le problème n'est pas dans le vêtement mais dans le regard que l'on porte - il est d'ailleurs intéressant de noter que l'on porte un vêtement tandis que l'on supporte un regard... Il ne s'agit pas non plus de dire que les femmes ne doivent jamais être "sexy". Simplement qu'elles n'ont pas forcément à l'être tout le temps - par exemple pas sur leur lieu de travail - ni par n'importe qui - par exemple par un inconnu dans la rue. Comme les hommes en fait, qui n'ont pas forcément envie d'être perçus sans cesse comme des objets de désir.
On me dira sans doute que le but de cette journée de la jupe est justement de revendiquer, pour les femmes, le droit à porter une jupe sans être l'objet de regards et de comportements lubriques. Mais, comme le dirait l'autre, "le contexte est plus fort que le concept". Ce happening n'arrive pas n'importe quand. Avant lui, il y a eu le "scandale des tournantes", il y a eu la médiatisation de plusieurs affaires de violence sexistes dans les banlieues relayés avec un traitement pas toujours exempt de critiques par les médias, il y a toute l'action de Ni Putes, Ni Soumises qui a consisté à cantonner la question du féminisme aux banlieues, il y a eu toute la vague de critiques vis-à-vis de l'Islam. Tout cela pèse sur le sens qui sera donné et retenu à cette journée. Dans un tel contexte, celle-ci ne peut que contribuer à dire que le problème essentiel du féminisme est celui des banlieues et de l'Islam, et dans celui de la liberté sexuelle des femmes. La jupe contre la burqa, la sexualité libre comme l'abstinence forcée et la virginité avant le mariage : c'est ainsi qu'a été construit le problème en France.
Et dans ce contexte-là, la journée de la jupe a peu de chance d'être comprise comme une revendication de de-sexualisation du regard portée sur la femme. Au contraire, tout ce qui a précédé a consisté à essayer d'abandonner cette question de la sexualisation des corps des femmes, à la retirer de l'agenda politique du féminisme de masse.
On pourrait penser que c'est parce que cette question est plus difficile, plus complexe et moins apte à mobiliser. C'est simplement faux. Les féministes américaines - qui entretiennent, semble-t-il, un lien beaucoup plus fort avec les sciences sociales que les françaises, ce qui explique sans doute beaucoup de choses - se mobilisent fortement sur cette question de la sexualisation du corps des femmes et même des petites filles. J'avais déjà évoqué cette question à propos des costumes d'Halloween. On peut aussi regarder cette vidéo, assez frappante :
On voit là un problème construit de façon tout à fait différente. La question des souffrances quotidiennes des femmes n'est pas rejetée aux marges de la société, à ses seules banlieues et ghettos ou à ses seules minorités, elle est au contraire placée dans son cœur et dans un spectre plus large de ses activités. Il ne s'agit pas de se limiter à l'activité de groupuscules mal identifiés et éventuellement fantasmés, mais de poser la question d'une responsabilité collective globale. Et surtout il n'est pas tant question d'un bout de vêtement que du regard que l'on porte sur les femmes et des modèles, de tous les modèles, qu'on leur donne et qu'on leur impose.
Cette sexualisation des femmes et des filles est-elle moins forte en France qu'aux Etats-Unis pour qu'elle mobilise moins les militant-e-s et les politiques ? Chaque fois que je tombe sur les clips des grandes chaînes musicales ou sur n'importe quelle émission de Mtv, chaque fois que je feuillette un magazine féminin ou que je vois les couvertures des magazines masculins, chaque fois que j'entends certaines conversations de mes élèves, je ne peux m'empêcher de penser que le problème est bien là, chez nous. Et plutôt que d'essayer de tout expliquer par l'Islam, il faudrait peut-être que l'on se penche sur l'image des femmes dans tous les contextes.
Et est-il difficile d'inventer des happenings efficaces sur ce thème-là ? Est-il moins fédérateur que celui de la jupe ? On peut également en douter quand on voit la puissance suggestive de cette simple vidéo.
Mais le contraste avec ce qui se fait en France est sans doute le plus saisissant. Nous avons "spécialisé" la question du féminisme aux banlieues et à la religion, et nous faisons de plus en plus souvent l'économie de la critique de la télévision, de la musique, de la publicité - la récente relance de Sardou d'une chanson que, par un étonnant miracle, il est parvenu à rendre encore plus sexiste que l'original n'a pas soulevé autant d'émoi que cela aurait pu (dû ?). Peut-être parce que nous considérons cela comme acquis ou comme trop évident. Mais même les comportements sexistes que l'on dénonce à grands cris dans les banlieues ont sans doute quelque chose à voir avec cela. Les émissions de télé-réalité fournissent des modèles dévastateurs qui ne semble pas soulever plus de protestation que cela.
C'est tout le malheur de cette journée de la jupe : enfermer un peu plus la question de la libération des femmes dans un contexte particulier. Sans remettre en cause qu'il y ait un réel problème dans la stigmatisation des femmes qui portent des jupes dans certains contextes, on peut s'interroger sur le choix d'un tel happening qui ne prend pas le problème à la racine et en vient à éclipser, malheureusement, une grande partie de ce qui pourrait être le combat des femmes.
En usant de ce qui n'est finalement qu'un joli happening politique - d'autant plus réussi qu'il peut faire couler beaucoup d'encre sans avoir à être particulièrement suivi sur le terrain (ce billet en est la preuve...) - les instigateurs de cette "journée de la jupe" ont fait bien plus que de simplement appeler l'attention des médias sur la question des violences faites aux femmes : ils ont contribué à construire cette question dans un sens particulier. Si on suit cette mobilisation, les problèmes que rencontreraient les femmes aujourd'hui se ramèneraient essentiellement au fait de ne pouvoir s'afficher comme des femmes dans l'espace public sans souffrir de violences diverses.
Soyons clair : je ne vais pas contester que de tels violences existent (un témoignage d'un blog que je suis tiens), je ne vais pas contester que des femmes en souffrent, je ne vais même pas discuter l'idée qu'il s'agit effectivement de violences - parce que ça en est. Je vais me contenter de dire que ce problème est mal analysé, parce qu'il n'est pas pris à la racine.
En centrant le débat sur le port de la jupe, pris comme un "acte militant", on nous présente les choses comme si le problème central était celui du dévoilement du corps de la femme. La revendication centrale serait, pour les femmes, de pouvoir afficher leurs corps. Il s'agit bien de l'afficher : on ne discute pas simplement de questions de confort, certains ayant souligné qu'il y avait quand même quelque chose d'ironique d'organiser ainsi une journée de la jupe fin novembre. Le problème, ce serait ceux qui veulent cacher le corps des femmes.
Mais si les femmes montrent leurs corps en portant une jupe, sont-elles pour autant libres ou libérées ? Qu'on veuille le cacher ou au contraire l'exhiber, le corps des femmes est dans les deux cas perçus de la même façon : comme sexualisé. Je dis bien "sexualisé" et pas "sexué", c'est-à-dire non pas doté d'un sexe identifié, mais objet de désir sexuel. Si certains veulent cacher ces corps, c'est justement parce qu'ils sont pensés comme sexuels. S'ils sont montrés comme tels, alors on ne règle pas le problème, on ne fait que l'accentuer. Or porter une jupe ne peut pas prétendre constituer un acte politique de "de-sexualisation" suffisant.
Qu'on me comprenne bien : je ne suis pas en train de dire que les femmes ne doivent pas porter des jupes, encore moins que celles qui le font "méritent" de quelque façon les pressions et remarques désagréables qui peuvent leur être adressé. Simplement le problème n'est pas dans le vêtement mais dans le regard que l'on porte - il est d'ailleurs intéressant de noter que l'on porte un vêtement tandis que l'on supporte un regard... Il ne s'agit pas non plus de dire que les femmes ne doivent jamais être "sexy". Simplement qu'elles n'ont pas forcément à l'être tout le temps - par exemple pas sur leur lieu de travail - ni par n'importe qui - par exemple par un inconnu dans la rue. Comme les hommes en fait, qui n'ont pas forcément envie d'être perçus sans cesse comme des objets de désir.
On me dira sans doute que le but de cette journée de la jupe est justement de revendiquer, pour les femmes, le droit à porter une jupe sans être l'objet de regards et de comportements lubriques. Mais, comme le dirait l'autre, "le contexte est plus fort que le concept". Ce happening n'arrive pas n'importe quand. Avant lui, il y a eu le "scandale des tournantes", il y a eu la médiatisation de plusieurs affaires de violence sexistes dans les banlieues relayés avec un traitement pas toujours exempt de critiques par les médias, il y a toute l'action de Ni Putes, Ni Soumises qui a consisté à cantonner la question du féminisme aux banlieues, il y a eu toute la vague de critiques vis-à-vis de l'Islam. Tout cela pèse sur le sens qui sera donné et retenu à cette journée. Dans un tel contexte, celle-ci ne peut que contribuer à dire que le problème essentiel du féminisme est celui des banlieues et de l'Islam, et dans celui de la liberté sexuelle des femmes. La jupe contre la burqa, la sexualité libre comme l'abstinence forcée et la virginité avant le mariage : c'est ainsi qu'a été construit le problème en France.
Et dans ce contexte-là, la journée de la jupe a peu de chance d'être comprise comme une revendication de de-sexualisation du regard portée sur la femme. Au contraire, tout ce qui a précédé a consisté à essayer d'abandonner cette question de la sexualisation des corps des femmes, à la retirer de l'agenda politique du féminisme de masse.
On pourrait penser que c'est parce que cette question est plus difficile, plus complexe et moins apte à mobiliser. C'est simplement faux. Les féministes américaines - qui entretiennent, semble-t-il, un lien beaucoup plus fort avec les sciences sociales que les françaises, ce qui explique sans doute beaucoup de choses - se mobilisent fortement sur cette question de la sexualisation du corps des femmes et même des petites filles. J'avais déjà évoqué cette question à propos des costumes d'Halloween. On peut aussi regarder cette vidéo, assez frappante :
On voit là un problème construit de façon tout à fait différente. La question des souffrances quotidiennes des femmes n'est pas rejetée aux marges de la société, à ses seules banlieues et ghettos ou à ses seules minorités, elle est au contraire placée dans son cœur et dans un spectre plus large de ses activités. Il ne s'agit pas de se limiter à l'activité de groupuscules mal identifiés et éventuellement fantasmés, mais de poser la question d'une responsabilité collective globale. Et surtout il n'est pas tant question d'un bout de vêtement que du regard que l'on porte sur les femmes et des modèles, de tous les modèles, qu'on leur donne et qu'on leur impose.
Cette sexualisation des femmes et des filles est-elle moins forte en France qu'aux Etats-Unis pour qu'elle mobilise moins les militant-e-s et les politiques ? Chaque fois que je tombe sur les clips des grandes chaînes musicales ou sur n'importe quelle émission de Mtv, chaque fois que je feuillette un magazine féminin ou que je vois les couvertures des magazines masculins, chaque fois que j'entends certaines conversations de mes élèves, je ne peux m'empêcher de penser que le problème est bien là, chez nous. Et plutôt que d'essayer de tout expliquer par l'Islam, il faudrait peut-être que l'on se penche sur l'image des femmes dans tous les contextes.
Et est-il difficile d'inventer des happenings efficaces sur ce thème-là ? Est-il moins fédérateur que celui de la jupe ? On peut également en douter quand on voit la puissance suggestive de cette simple vidéo.
Mais le contraste avec ce qui se fait en France est sans doute le plus saisissant. Nous avons "spécialisé" la question du féminisme aux banlieues et à la religion, et nous faisons de plus en plus souvent l'économie de la critique de la télévision, de la musique, de la publicité - la récente relance de Sardou d'une chanson que, par un étonnant miracle, il est parvenu à rendre encore plus sexiste que l'original n'a pas soulevé autant d'émoi que cela aurait pu (dû ?). Peut-être parce que nous considérons cela comme acquis ou comme trop évident. Mais même les comportements sexistes que l'on dénonce à grands cris dans les banlieues ont sans doute quelque chose à voir avec cela. Les émissions de télé-réalité fournissent des modèles dévastateurs qui ne semble pas soulever plus de protestation que cela.
C'est tout le malheur de cette journée de la jupe : enfermer un peu plus la question de la libération des femmes dans un contexte particulier. Sans remettre en cause qu'il y ait un réel problème dans la stigmatisation des femmes qui portent des jupes dans certains contextes, on peut s'interroger sur le choix d'un tel happening qui ne prend pas le problème à la racine et en vient à éclipser, malheureusement, une grande partie de ce qui pourrait être le combat des femmes.
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