Dan Ariely a connu un succès fulgurant - pour un universitaire s'entend - en avançant une thèse à la fois simple et séduisante : les individus sont essentiellement irrationnels, et les économistes n'ont rien compris à la vie. Il est difficile de dire laquelle des deux propositions a fait son succès. Le Monde publie aujourd'hui un article plutôt bienveillant à son propos. Article qui ne fait que nourrir les nombreux doutes que j'ai à l'égard de cette "psychologie économique".
Dan Ariely a construit son succès sur une critique assez simpliste de la science économique : grosso modo, il nous dit que les économistes sont quand même bien bêtes parce qu'ils croient que les individus sont toujours rationnels et parfaits. Il nous dit ainsi :
Pourtant, les économistes arrivent si bien à concevoir que les gens ont besoin d'assurance - qui peut se penser comme un équivalent financier de la bande d'arrêt d'urgence - qu'il arrive à certains de participer à leur conception. Mais je suppose que la dénonciation a plus de portée si on fait passer son adversaire pour un idiot.
Pour soutenir son propos, Dan Ariely a organisé toutes sortes d'expériences qui font le bonheur des médias : par exemple, il a demandé à des étudiants de compléter un questionnaire concernant leur comportement sexuel - accepter de coucher avec des mineurs, avec des obèses (la présence de cette question ne cesse de me fasciner d'ailleurs pour ce qu'elle dit de nos sociétés), etc. - en se masturbant. En comparant avec un groupe qui a remplit le même questionnaire "à froid", il remarque que les tabous tombent sous l'effet de l'excitation sexuelle, et en conclut que notre capacité à raisonner dépends de celle-ci. Reste que l'on ne sait pas trop quoi faire de ce résultat : combien de fois par jour faites-vous des choix économiques sous l'emprise de l'excitation sexuelle ?
Ce genre d'approche laisse sceptique le sociologue que je m'efforce d'être, au moins tout autant, si ce n'est plus, que l'approche économique classique. En fait, mon sentiment est que Dan Ariely fait exactement la même erreur que nos amis économistes avec de moins bonnes raisons.
Quelle est cette erreur ? Celle de considérer un individu a-historique. Il est devenu banal de dire que l'homo oeconomicus n'existe pas : le comportement maximisateur et la recherche exclusive de l'intérêt personnel ne sont pas une représentation réaliste du comportement des individus. Et pourtant, l'homo oeconomicus a existé et existe :
L'oeuvre de Max Weber vise justement à comprendre l'émergence historique de ce comportement si particulier que Pierre Bourdieu le qualifiera de "monstre anthropologique" : comment se fait-il qu'en Occident soit apparu un comportement aussi particulier que le comportement capitaliste ? C'est bien là que réside le problème : les économistes ont tendance à considérer comme naturel et universel ce qui n'est en fait qu'un comportement humain spécifiquement daté, historique. Si l'homo oeconomicus existe - et ce que décrit Olivier Godechot à propos des travailleurs de la finance va dans ce sens [2] - il est socialement construit. Et cela Bourdieu l'avait bien compris lorsqu'il se penchait sur la fabrication de l'habitus économique à partir de ses travaux algériens [3].
Ce point implique que la rationalité n'existe pas pour elle-même : on ne peut la définir dans l'absolu, car elle est toujours un produit historique. La pensée magique que décrit Mauss [4] a sa propre rationalité, même si celle-ci est bien différente de celle de la pensée scientifique. De même, Olivier Godechot met à jour plusieurs façons d'être rationnel, plus formes de rationalités qui guident les comportements des traders. C'est d'ailleurs de là que la théorie économique tire une partie de sa force : lorsqu'elle est adoptée par les individus, elle en vient à orienter leur comportement dans le sens qu'elle indique (ce que l'on nomme généralement "performativité" de la science économique, mais le terme me semble mal choisi). De ce fait, les sociologies vont considérer que l'action économique est un objet d'investigation, tant dans sa production que dans ses différents supports, en particuliers dans les institutions qui la rendent possible et la modèle. Ce que ne font pas les économistes qui la résument volontairement - on verra pourquoi dans quelques instants - à un modèle simple.
Et Dan Ariely dans tout cela ? Il semble qu'il fasse la même "erreur" que les économistes, mais en l'abordant dans l'autre sens. Posant que seul le comportement décrit par les économistes est rationnel, il en conclut que tout ce qui s'écarte celui est irrationnel. Plus encore, il considère également des "failles" dans la rationalité des individus sans s'interroger sur leur production et leur historicité. "S'il n'y a qu'une seule façon d'être rationnel, il y en beaucoup à être irrationnel" peut-on lire dans l'article du Monde : pour un sociologue, il y a avant tout beaucoup de façon d'être rationnel, et celles-ci méritent d'être étudiés et expliqués.
Il n'en reste pas moins que les économistes ont de bonnes raisons de recourir à la fiction de l'homo oeconomicus - et c'est pour cela que j'ai précédemment écrit "erreur" entre guillemets. Désireux de se conformer aux standards des sciences de la nature, ils cherchent à s'exprimer dans une langue formelle, c'est-à-dire mathématique, dont l'avantage est la transposabilité. Pour se faire, ils renoncent à produire une théorie de l'action, et ne considèrent celle-ci que comme un outil méthodologique. Autrement dit, les économistes n'ont jamais prétendu expliquer l'action économique à l'aide de l'homo oeconomicus, celui-ci n'étant qu'une construction méthodologique et non anthropologique. Ce choix a un coût exorbitant du point de vue de la sociologie - rien de moins que de renoncer à comprendre l'action, et donc de restreindre sérieusement le champ de véridicité des propositions - mais il a le mérite de la cohérence.
Or l'approche que promeut la psychologie économique telle que Dan Ariely la diffuse ne propose pas une théorie de l'action beaucoup plus riche : au contraire, elle semble se limiter à dire que l'individu est essentiellement irrationnel et guidé par toutes sortes de passion. La raison en est en partie méthodologique : l'usage de l'expérimentation est certes séduisant, et on ne peut plus médiatique, mais il signifie que l'on renonce à comprendre l'action dans les contextes socio-historiques où elle se déploie. Elle est également théorique : l'approche psychologique se concentre trop sur les motifs internes aux individus pour en saisir la dimension proprement sociale et historique. Et elle conclut donc facilement à l'irrationalité faute de chercher à comprendre comment on en est arrivé là.
L'économie semble depuis longtemps avoir accepté le dialogue avec la psychologie, sans doute parce que les deux disciplines partagent une même ambition épistémologique : se rapprocher du modèle des sciences de la nature. Il n'est pas évident que l'économie y gagne beaucoup. Le risque est grand, au contraire, que l'on trouve dans ce genre de travaux une raison supplémentaire de dire que le monde doit être rapprocher des modèles économiques, puisque ceux-ci sont rationnels alors que les hommes sont irrationnels. Un dialogue avec une science plus différente, devinez laquelle, serait sans doute plus fructueux. Les sociologues, eux, lisent les économistes. La réciproque est trop rarement vraie.
Bibliographie :
[1] Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme
[2] Olivier Godechot, Les traders. Essai de sociologie des marchés financiers, 2002
[3] Pierre Bourdieu, "La fabrique de l'habitus économique", Actes de la recherche en sciences sociales 150, 2003
[4] Marcel Mauss, "Esquisse d'une théorie de la magie", 1902
Dan Ariely a construit son succès sur une critique assez simpliste de la science économique : grosso modo, il nous dit que les économistes sont quand même bien bêtes parce qu'ils croient que les individus sont toujours rationnels et parfaits. Il nous dit ainsi :
que seraient nos autoroutes s'ils avaient été conçus par des économistes rationnels ? Nous n'aurions pas de bande d'arrêt d'urgence parce que nous n'aurions pas eu besoin de goudronner une voie où personne n'était supposé conduire. Nous n'aurions pas de lignes pour délimiter les voies, ni de limites de vitesse si les gens étaient aussi rationnels qu'on voudrait le croire.
Pourtant, les économistes arrivent si bien à concevoir que les gens ont besoin d'assurance - qui peut se penser comme un équivalent financier de la bande d'arrêt d'urgence - qu'il arrive à certains de participer à leur conception. Mais je suppose que la dénonciation a plus de portée si on fait passer son adversaire pour un idiot.
Pour soutenir son propos, Dan Ariely a organisé toutes sortes d'expériences qui font le bonheur des médias : par exemple, il a demandé à des étudiants de compléter un questionnaire concernant leur comportement sexuel - accepter de coucher avec des mineurs, avec des obèses (la présence de cette question ne cesse de me fasciner d'ailleurs pour ce qu'elle dit de nos sociétés), etc. - en se masturbant. En comparant avec un groupe qui a remplit le même questionnaire "à froid", il remarque que les tabous tombent sous l'effet de l'excitation sexuelle, et en conclut que notre capacité à raisonner dépends de celle-ci. Reste que l'on ne sait pas trop quoi faire de ce résultat : combien de fois par jour faites-vous des choix économiques sous l'emprise de l'excitation sexuelle ?
Ce genre d'approche laisse sceptique le sociologue que je m'efforce d'être, au moins tout autant, si ce n'est plus, que l'approche économique classique. En fait, mon sentiment est que Dan Ariely fait exactement la même erreur que nos amis économistes avec de moins bonnes raisons.
Quelle est cette erreur ? Celle de considérer un individu a-historique. Il est devenu banal de dire que l'homo oeconomicus n'existe pas : le comportement maximisateur et la recherche exclusive de l'intérêt personnel ne sont pas une représentation réaliste du comportement des individus. Et pourtant, l'homo oeconomicus a existé et existe :
Lorsqu'un de ses associés, s'étant retiré des affaires, proposa à Jacob Fugger d'en faire autant - il avait gagné assez d'argent et devait désormais en laisser gagner aux autres -, celui-ci, après avoir taxé le premier de pusillanimité, lui rétorqua qu'il "était d'un tout autre avis et qu'il voulait gagner de l'argent aussi longtemps qu'il le pourrait". [1]
L'oeuvre de Max Weber vise justement à comprendre l'émergence historique de ce comportement si particulier que Pierre Bourdieu le qualifiera de "monstre anthropologique" : comment se fait-il qu'en Occident soit apparu un comportement aussi particulier que le comportement capitaliste ? C'est bien là que réside le problème : les économistes ont tendance à considérer comme naturel et universel ce qui n'est en fait qu'un comportement humain spécifiquement daté, historique. Si l'homo oeconomicus existe - et ce que décrit Olivier Godechot à propos des travailleurs de la finance va dans ce sens [2] - il est socialement construit. Et cela Bourdieu l'avait bien compris lorsqu'il se penchait sur la fabrication de l'habitus économique à partir de ses travaux algériens [3].
Ce point implique que la rationalité n'existe pas pour elle-même : on ne peut la définir dans l'absolu, car elle est toujours un produit historique. La pensée magique que décrit Mauss [4] a sa propre rationalité, même si celle-ci est bien différente de celle de la pensée scientifique. De même, Olivier Godechot met à jour plusieurs façons d'être rationnel, plus formes de rationalités qui guident les comportements des traders. C'est d'ailleurs de là que la théorie économique tire une partie de sa force : lorsqu'elle est adoptée par les individus, elle en vient à orienter leur comportement dans le sens qu'elle indique (ce que l'on nomme généralement "performativité" de la science économique, mais le terme me semble mal choisi). De ce fait, les sociologies vont considérer que l'action économique est un objet d'investigation, tant dans sa production que dans ses différents supports, en particuliers dans les institutions qui la rendent possible et la modèle. Ce que ne font pas les économistes qui la résument volontairement - on verra pourquoi dans quelques instants - à un modèle simple.
Et Dan Ariely dans tout cela ? Il semble qu'il fasse la même "erreur" que les économistes, mais en l'abordant dans l'autre sens. Posant que seul le comportement décrit par les économistes est rationnel, il en conclut que tout ce qui s'écarte celui est irrationnel. Plus encore, il considère également des "failles" dans la rationalité des individus sans s'interroger sur leur production et leur historicité. "S'il n'y a qu'une seule façon d'être rationnel, il y en beaucoup à être irrationnel" peut-on lire dans l'article du Monde : pour un sociologue, il y a avant tout beaucoup de façon d'être rationnel, et celles-ci méritent d'être étudiés et expliqués.
Il n'en reste pas moins que les économistes ont de bonnes raisons de recourir à la fiction de l'homo oeconomicus - et c'est pour cela que j'ai précédemment écrit "erreur" entre guillemets. Désireux de se conformer aux standards des sciences de la nature, ils cherchent à s'exprimer dans une langue formelle, c'est-à-dire mathématique, dont l'avantage est la transposabilité. Pour se faire, ils renoncent à produire une théorie de l'action, et ne considèrent celle-ci que comme un outil méthodologique. Autrement dit, les économistes n'ont jamais prétendu expliquer l'action économique à l'aide de l'homo oeconomicus, celui-ci n'étant qu'une construction méthodologique et non anthropologique. Ce choix a un coût exorbitant du point de vue de la sociologie - rien de moins que de renoncer à comprendre l'action, et donc de restreindre sérieusement le champ de véridicité des propositions - mais il a le mérite de la cohérence.
Or l'approche que promeut la psychologie économique telle que Dan Ariely la diffuse ne propose pas une théorie de l'action beaucoup plus riche : au contraire, elle semble se limiter à dire que l'individu est essentiellement irrationnel et guidé par toutes sortes de passion. La raison en est en partie méthodologique : l'usage de l'expérimentation est certes séduisant, et on ne peut plus médiatique, mais il signifie que l'on renonce à comprendre l'action dans les contextes socio-historiques où elle se déploie. Elle est également théorique : l'approche psychologique se concentre trop sur les motifs internes aux individus pour en saisir la dimension proprement sociale et historique. Et elle conclut donc facilement à l'irrationalité faute de chercher à comprendre comment on en est arrivé là.
L'économie semble depuis longtemps avoir accepté le dialogue avec la psychologie, sans doute parce que les deux disciplines partagent une même ambition épistémologique : se rapprocher du modèle des sciences de la nature. Il n'est pas évident que l'économie y gagne beaucoup. Le risque est grand, au contraire, que l'on trouve dans ce genre de travaux une raison supplémentaire de dire que le monde doit être rapprocher des modèles économiques, puisque ceux-ci sont rationnels alors que les hommes sont irrationnels. Un dialogue avec une science plus différente, devinez laquelle, serait sans doute plus fructueux. Les sociologues, eux, lisent les économistes. La réciproque est trop rarement vraie.
Bibliographie :
[1] Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme
[2] Olivier Godechot, Les traders. Essai de sociologie des marchés financiers, 2002
[3] Pierre Bourdieu, "La fabrique de l'habitus économique", Actes de la recherche en sciences sociales 150, 2003
[4] Marcel Mauss, "Esquisse d'une théorie de la magie", 1902
14 commentaires:
Autrement dit, les économistes n'ont jamais prétendu expliquer l'action économique à l'aide de l'homo oeconomicus, celui-ci n'étant qu'une construction méthodologique et non anthropologique. Ce choix a un coût exorbitant du point de vue de la sociologie - rien de moins que de renoncer à comprendre l'action
Je sais que ce n'est pas votre cible dans l'article (btw, clavier en panne, pas d'accents) mais j'ai toujours touve cette obsession des sociologues et des antropologues pour la "comprehension" comme dimension differentes de "l'explication" bizarre.
En fait, je dirais que l'economie est tres bien munie pour prendre en compte l'histoire et les situations particuliere, justement parce qu'elle refuse de compromettre ses outils methodologiques, ils sont adaptables a un contexte et un cadre institutionnel donne. Je ne vois pas quel est le cout: quand vous faites de l'analyse economique vous developez des outils; quand vous faites de l'economie appliquee, vous utilisez ces outils pour comprendre une situation particuliere.
Oui, faut il encore dire que cette "comprenhension" n'a pas, en general, une nature hermeneutique/psychanalitique mais generalement conductuelle parce qu'il y a de bonnes raisons dans la philosophie des sciences cognitive (Dan Dennet, Churchland&Churchland,etc) pour se mefier de l'introspection et de la scientificite de la phenomenologie. Mais ceci est une question de rigueur, pas de dogme la preuve http://www.amazon.com/Picoeconomics-Interaction-Successive-Motivational-Rationality/dp/0521260930 )
Il serait un peu long de vous répondre ici sur la différence entre compréhension et explication, et pourquoi en fait comprendre revient à expliquer. Disons simplement que les économistes n'expliquent pas, non plus, l'action économique : ils se contentent de poser un cadre qui permet de construire un modèle qu'ils veulent univoque et transposable - ce que permet le recours à la langue formelle des mathématiques. Mais cela implique que l'on laisse de côté des pans importants des situations : les économistes appliquent certes leurs outils à des situations concrêtes, mais en les plaquant sur la réalité et en laissant de côté de nombreuses dimensions qu'ils sont incapables d'expliquer. Exemple simple : devant le rayon chocolat de votre magasin préféré, vous choisissez du Galak. L'économiste dira que vous maximisez votre satisfaction. Mais ce faisant, rien n'a été expliqué de votre choix...
"devant le rayon chocolat de votre magasin préféré, vous choisissez du Galak. L'économiste dira que vous maximisez votre satisfaction."
C'est un peu plus complique. L'economiste dira qu'il est (peut etre) possible de construire une fonction d'utilite qui rationalise ce comportement et, a la condition et dans les limites que le comportement soit rationnel au cour du temps, d'expliquer des choix futurs avec cette fonction. Il y a une comprehension dans la mesure ou la fonction d'utilite sert a construire une fonction de demande qui depend des prix et du revenu. Donc les "explanans" sont les prix, la dotation et la fonction d'utilite construite a partir d'un certain comportement observe ou induit. Vous avez une explication, limitee a certaines variables, du comportement.
Rien ne vous empeche, cela fait, d'aller plus loin et de donner une explication de cette fonction d'utilite et d'avoir recours a des faits etablis en psychologie, biologie, sociologie. Disons au passage que tous ces processus peuvent s'expliquer a l'aide des outils de l'analyse economique -jeux evolutionnaire, apprentissage, institutions,etc... Mais parfois -souvent- on n'a pas besoin d'aller plus loin.
Je pense que vous allez me dire que a chaque pas de l'explication on repousse quelque chose dans une boite noir. Je vais vous repondre qu'une explication c'est justement ça: proposer un mecanisme plus simple pour expliquer quelque chose de plus complexe, mais le mecanisme plus simple reste toujours inexplique.
Quand le sociologue explique que vous choisissez du Galak, j'imagine qu'il vous dira que le Galak donne un certain statut social ou fait partie de ses habitudes, de la mode actuelle, des besoin de reproduction du systeme capitaliste ou de la perception que l'on a de soi. Mais la aussi vous remettez a plus loin un element de l'explication (la mode, les habitudes, la perception,...).
Dans ce que vous décrivez, l'économiste n'explique pas le choix du Galak : il se contente de le modéliser. Il le représente dans une courbe, qui permet de produire un modèle mathématique. Pour cela, il le rabat dans un cadre assez étroit. Je ne reproche pas cela aux économistes : ils n'ont jamais prétendu faire autre chose que cela.
Le sociologue, lui, considère le comportement de l'individu comme un champ d'investigation : autrement dit, il ne peut pas partir d'une conception a priori de ce comportement mais la mettre à jour par l'enquête. Après avoir mis à jour, les raisons de l'action (ce qui est sensiblement différent des causes, mais passons parce que c'est compliqué), il devra expliquer l'origine de cette action. Ainsi, si un sociologue vous considère devant votre rayon de chocolat, il devra d'abord mettre à jour la façon dont vous choisissez - alors que l'économiste posera que vous maximisez votre satisfaction. S'il découvre que, effectivement, vous avez un comportement calculateur de maximisation de votre utilité (ce qui est possible mais pas obligatoire), il cherchera à comprendre d'où vous vient ce comportement, et ce sur quoi vous l'appuyez (quelles ressources, quelles institutions). Toutes choses que l'économiste ne fait pas.
Merci pour ce billet, et de "nous" défendre contre Dan Ariely (je ne connaissais pas cette étudie empirique originale, preuve que plus on fait n'importe quoi plus on a d'exposition médiatique).
Au passage j'aimerais préciser que Fugger aussi bien que nombre de traders sont parfaitement irrationnels. Les individus rationnels sont supposés maximiser leur utilité, qui inclut le "loisir", et certainement pas leur richesse. Aussi bien Fugger que le trader qui meurt d'une crise cardiaque sur son tas d'or à 40 ans relèvent selon moi de l'économie comportementale, tandis qu'un travailleur feignant qui essaie d'en faire le moins possible et de tromper son patron sur ses compétences est un pur homo oeconomicus, même s'il n'a pas trop l'esprit du capitalisme (les deux notions s'excluant à mon avis mutuellement, je m'étonne d'ailleurs que des sociologues moins prudents que vous tendent à les confondre, alors que quand on lit Weber on n'a quand même pas l'impression qu'ils soient très rationnels ces protestants).
Je ne suis pas d'accord : Fugger et les traders sont tout aussi rationnels que Gaston Lagaffe. Simplement, leur rationalité n'est pas la même, elle n'est pas tournée vers les mêmes objectifs, n'emprunte pas les mêmes voies. Si on peut rapprocher les protestants de Weber de l'homo oeconomicus, c'est moins peut-être moins pour des questions d'objectifs que pour des questions de moyens : ce sont des individus calculateurs qui cherchent à "rationaliser" la production.
Et pas la peine de me remercier pour Ariely : taper sur les psychologiques, c'est toujours un plaisir.
Très intéressant billet. Je partage votre scepticisme sur les travaux d'Ariely, beaucoup moins celui sur ce que vous appelez la "psychologie économique" (économie comportementale). Ariely commet une erreur (il n'est pas le seul) : parler "d'irrationalité" au sujet des comportements qu'il observe dans ses expériences. Outre le fait que ces expériences mettent les individus dans des situations peu habituelles (objection habituelle et partiellement fondée contre l'éco comportementale), les comportements observés n'ont absolument rien d'irrationnels si on les spécifie proprement. Les conditions pour qu'un comportement soit rationnel au sens de l'économie sont minimalistes : essentiellement la consistance des préférences, et il y a de très bonnes raisons de penser que cette condition est souvent satisfaite.
Ce que l'on appelle la "théorie du choix rationnel" n'a effectivement nullement pour objet d'expliquer les choix ; c'est juste un outil de description par lequel vous allez rendre compte d'un choix en spécififiant une fonction d'utilité et diverses contraintes. Si vous voulez expliquer le choix, il faut alors expliquer la fonction d'utilité et l'origine des diverses contraintes (institutions) et croyances. Je pense que l'économie a pris ce chemin depuis maintenant plusieurs dizaines d'années, notamment au travers d'un rapprochement avec d'autres sciences.
Maintenant, sur les relations entre l'économie et la sociologie, tout ça est très complexe. Quand on lit un auteur comme Herbert Gintis, on se dit qu'un rapprochement est possible mais avec une sociologie dont les apports se réduisent aux réflexions sur l'intégration des normes sociales. En fait, le clivage entre économie et l'essentiel de la sociologie est encore en l'état difficilement dépassable, tout du moins pour tout ce qui renvoie à la sociologie interprétative/herméneutique. Je m'en suis rendu compte lors de ma soutenance de thèse lorsqu'au sujet des relations entre économie évolutionnaire (darwinisme généralisé) et économie des conventions (dont les liens avec la sociologie interprétative sont évidents) Olivier Favereau m'a dit : "nos agents (ceux de l'éco des conventions), ils ont cette faculté de réfléchir et de penser par eux-même, ils font plus que suivre des routines ou des règles de comportement". Cela résume très bien l'opposition entre économie et sociologie : la conception de l'individu en économie est "cybernétique" (cf. Mirowski), c'est un automate, une machine à calculer, plus qu'une machine à penser. Je ne suis pas sûr que l'économie comportementale sorte de ce cadre de pensée, ce qui explique votre scepticisme à son égard...
Vous avez raison, mon expression était maladroite : ce que je veux dire c'est que le comportement de Fugger est totalement différent de celui que les économistes prêtent en général aux individus dans leur modèle. C'est probablement un comportement rationnel, mais avec des objectifs (une fonction d'utilité) qui pour l'économiste semblent totalement exotiques, et quelque peu "pathologiques" (au sens mathématique du mot, et sans jugement de valeur).
J'ignorais cette idée d'un homo oeconomicus réel et historiquement situé, et non pas d'un pur idéal-type. Interessant. Le paradoxe apparent que souleve Jean-Edouard est également stimulant.
Beaucoup de commentaires d'une tr-s grande qualité pour un billet que j'avais écrit un peu sur un coup de sang (je le confesse : j'ai une certaine aversion pour les psychologues).
Pour répondre rapidement à C.H., sur le rapprochement entre sociologie et économie, plus j'avance, et moins je crois celui-ci possible. Il me faudrait du temps pour expliquer, mais il me semble qu'il y a des différences épistémologiques irréductibles entre les disciplines, du au fait que l'on utilise pas tout à fait la même langue. Et il ne me semble pas évident que l'économie des conventions y parvienne non plus. Par contre, elle organise un dialogue entre les deux, et permet des travaux intéressants aussi bien en économie (comme ceux d'Orléan) qu'en sociologie (comme ceux de Eymard-Duvernay et Marchall). Mais la fusion des deux, je n'y crois guère.
Arrêtez moi si je me trompe, mais après lecture des commentaires, la vision que j'ai de la différence entre économie et sociologie est qu'un économiste étudie les incitations (prix, qualité du produit, et y compris les incitations sociales telles la pression des pairs ou l'envie de se démarquer...) qui vont pousser les actions d'un individu dans un sens ou dans un autre.
Tandis que le sociologue étudie le sens que l'individu donne à son action et cherche à comprendre comment celui-ci construit son identité dans un groupe ou une société à travers son action (désolé si mon vocabulaire est maladroit ou inapproprié mais en bon économiste, je n'ai malheureusement que très peu étudié la sociologie !).
Suis-je à côté de la plaque ?
Je pense que ce n'est pas exactement cela : en fait, les économistes se sont donnés un cadre qui leur permet effectivement de traiter les incitations parce que, finalement, tout s'y ramène à des incitations. C'est un cadre très pratique parce que 1) il permet la formalisation et 2) il permet d'arriver à des conclusions univoques en matière de politiques publiques. En réponse à la question "pourquoi les acteurs agissent-ils ainsi ?", les économistes ont une réponse avant de commencer leur recherche (parce qu'ils maximisent, avec plus ou moins de raffinement).
Les sociologues n'abandonnent pas l'étude des incitations, mais l'intègre à une théorie de l'action (tandis que chez les économistes, l'action n'a d'autre statut que méthodologique). En simplifiant, les incitations sont un cas de figure possible, mais pas le seul. A la question "pourquoi les acteurs agissent-ils ainsi ?", les sociologues ne peuvent et ne veulent donner une réponse qu'une fois leur enquête faite. Parce que c'est justement leur objet.
Très belle analyse introspective .
Article très intéressant, ça me change de ce que j'ai vu en cours de microéconomie (ça fait du bien de lire de temps en temps des critiques sur l'économie comportementale). Je repasserai plus souvent par ici à l'avenir :)
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