Voici un sujet tabou auquel on tente pourtant de sensibiliser une population française visiblement mal à l'aise avec cette question : le don de sperme. Le don de sang est une activité noble, le don d'organe, même s'il reste difficile à aborder, est considéré comme respectable, et les deux sont, sauf pour certains groupes minoritaires, largement souhaités et souhaitables. Ce qui ne veut nullement dire que chacun met en accord ses paroles et ses actes et se livre à ces dons autant qu'il le faudrait – on y reviendra. Mais le don de sperme, lui, est perçu de façon beaucoup plus ambigu. Bien sûr, peu de gens vont le condamner ou le critiquer de façon frontale. Mais pour autant, un silence lourd pèse sur cette question. Simple conséquence du tabou qui frappe tout ce qui se rapproche de près ou de loin du sexe ? Peut-être, mais pas seulement. C'est peut-être aussi la forme très particulière de ce « don » qui est en cause. Ce qui nous permettra de discuter plus largement du don d'organe ; de la marchandisation du corps et de son optimalité économique.
[Disclaimer : cette note de blog comporte des passages susceptibles de heurter la sensibilité de certaines personnes. Veuillez éloigner les petits enfants et les femmes enceintes pendant la lecture. Nous vous remercions de votre compréhension]
1. De la répartition optimale du sperme...
La question des dons d'organe, qui englobe celle du don de sperme, est avant tout une question économique. D'ailleurs, je m'étonne que notre ouvrage à nous blogueurs n'y consacre pas un chapitre [1] : ce sera sans doute pour le tome 2 (parce qu'il y en aura un, hein, dites ?). On peut poser le problème de façon assez simple : d'un côté, il y a les demandeurs, c'est-à-dire des individus qui ont besoin d'un organe, parfois de façon dramatique, de l'autre, il y a les offreurs, des individus susceptibles de donner tout ou partie d'un organe dans certaines conditions (dans le cas du coeur, par exemple, les offreurs préfèrent généralement être mort au moment du don). Les organes sont alors un bien rare – c'est-à-dire existant en quantité limité – qu'il faut répartir. Se pose alors un problème : comment obtenir une répartition optimale ? Comment faire correspondre l'offre à la demande ? Comment donner des organes à ceux qui en ont besoin ?
Partant de là, et considérant qu'il existe une offre et une demande, on pourrait considérer qu'il existe un marché des organes. Mais le concept de marché peut être réserver à un usage plus parcimonieux, désignant alors, suivant Max Weber, une forme particulière de mode de répartition des ressources rares, incluant à la fois une sélection entre plusieurs individus puis une négociation entre les deux individus ainsi sélectionnés [2]. La répartition des organes n'obéit pas toujours à ces règles, et de ce fait, ne consiste pas toujours – c'est-à-dire pour tous les organes, en tous les lieux et à toutes les époques – à un bien marchand.
La première solution, qui est aussi la plus simple, est de considérer que le problème ne se pose pas : on interdit alors purement et simplement la transmission d'un organe, en invoquant des interdits moraux ou religieux. Nos sociétés ont porté leur choix sur des solutions plus complexes, en faisant des organes un bien que l'on possède, c'est-à-dire une propriété. Cela n'a, à la base, rien d'évident : le droit n'a pas toujours considéré que le corps humain était une propriété et il a encore du mal à le faire totalement. Ainsi, on trouve le principe de l'indisponibilité du corps humain, qui interdit notamment que l'on fasse commerce de son corps en se prostituant. Le don d'organe occupe alors un statut ambigu : on est propriétaire de ses organes, puisque on peut choisir ou non d'en faire don (on peut même choisir ou non de faire don des organes de son conjoint ou des membres de sa famille dans certaines circonstances), mais cette propriété est limitée, encadrée par la loi, puisque l'on ne peut le vendre ou le céder librement*.
[J'intègre ici le commentaire de Pierre Maura qui corrige mon propos sur ce point : "d'un point de vue juridique, on est pas "propriétaire" de ses organes. Enfin c'est un peu plus compliqué que cela, comme souvent. Depuis 1976, et la loi Cavaillet, on est présumé donneur. Cette loi est le résultat de l'augmentation de la demande d'organe dans les années 70, lorsque les greffes de tous organes ont commencé à être vraiment fiables. Donc d'un point de vue économique, social et juridique, la norme juridique a évolué au bénéfice des demandeurs parce que la demande exprimée a augmenté, et ce en allant parfois à l'encontre des normes sociales. Normes fondées en partie sur la religion : si le don d'organe n'a jamais posé de problème au protestantisme par exemple, et pas trop au catholicisme, le judaïsme et l'islam ont été bien embêté en France lors du débat sur les lois de bioethiques. Et ont du évoluer singulièrement pour se retrouver aujourd'hui toutes en accord avec l'idée de donner ses organes."]
Quelle est donc la nature des solutions retenues pour assurer la répartition de ces biens rares ? Leur nom semble indiquer qu'il s'agit de « dons ». Les choses ne sont pourtant pas aussi simple : l'utilisation de ce mot suggère une proximité avec toutes sortes d'activités, comme les cadeaux que l'on s'offre à Noël ou aux anniversaires, les services que l'on se rend entre amis ou membres de la famille, etc. sans qu'il soit assuré que ce rapprochement soit pertinent. C'est justement à cette question là que la sociologie va pouvoir nous donner quelques éléments de réponses. En s'intéressant particulièrement au don de sperme, on verra qu'il est difficile de qualifier un tel acte de « don », et que cela explique la situation sous-optimale de la répartition de cette ressource.
Une fois de plus, on aura recours à de la sociologie économique, avec ici l'objectif de montrer que celle-ci peut affronter la science économique sur ses propres terres, c'est-à-dire sur la question de l'optimalité et de l'efficacité des arrangements institutionnels. La science économique n'a jamais cessé, en effet, de s'intéresser à la question de savoir à quelles conditions on parvenait à un équilibre optimal, c'est-à-dire à une situation où, selon les termes de Pareto (lequel fut autant économiste que sociologue), on ne peut améliorer la situation d'un acteur sans dégrader celle d'un autre. En matière de sperme, justement, on peut penser qu'il serait relativement aisé d'améliorer la situation des couples stériles sans dégrader celle des « donneurs » - ceux-ci pratiquant souvent l'activité nécessaire même dehors de tout don. Certains économistes seraient peut-être tenté, comme ils le font parfois pour les autres organes, de conseiller l'établissement d'un marché qui, par la concurrence et le jeu des prix comme système d'incitation, parviendrait à réaliser cet optimum. Si celui-ci n'est pas en place, ils ne peuvent guère l'expliquer que par des tabous culturels ou des normes sociales, des phénomènes exogènes à leur cadre d'analyse. La sociologie économique, en prenant en compte les médiations sociales qui sous-tendent les échanges [3], peut donner une meilleure vision du problème.
2. Ce qu'est un don et pourquoi on ne donne pas son sperme
On doit à Marcel Mauss [4] les premières analyses sur le don, au travers de l'étude des systèmes de réciprocité chez les « peuples dits primitifs ». Le don peut être approché comme un échange dont la vocation est autant l'échange que le lien social qui le sous-tend. Il s'oppose ainsi à l'échange marchand où, justement, il n'y a pas besoin de lien entre les individus si ce n'est la courte interaction d'échange, laquelle peut parfaitement rester totalement impersonnelle. Le don implique, au contraire, une triple obligation : obligation d'accepter le don, obligation de rendre, obligation de donner. Mauss relève que le don doit apparaître comme un acte gratuit, n'attendant pas réciprocité – ce qui explique que les échanges puissent être très espacés dans le temps – mais qu'il inclut quand même l'idée de contre-don : celui n'a pas à être forcément équivalent, comme dans l'échange marchand, mais peut au contraire être supérieur à ce qui a été donné, obligeant alors à un nouveau contre-don plus important, et ainsi de suite. Le don a donc à voir avec les liens sociaux : soit qu'il les crée, soit qu'il les entretient, soit qu'il les manifeste. C'est sans doute sa caractéristique la plus importante.
Par exemple, les échanges de cadeaux à Noël répondent bien évidemment à cette définition. Il est impensable que l'on refuse un cadeau de Noël et, comme chaque année, il se trouvera toutes sortes de dessinateurs, humoristes, cinéastes et assimilés pour se moquer du gros pull moche de Tata Ginette que vous acceptez avec un sourire forcé. L'expression de votre sentiment profond par rapport à celui-ci serait une cause de rupture avec la personne en question. Venir les mains vides ne sera pas non plus très bien vu, et vous fera courir le risque soit de ne pas être réinviter soit de ne plus recevoir de cadeau ou alors d'une moindre qualité. Afin, si l'on vous a fait un cadeau l'année dernière alors que vous ne vous y attendiez pas, il y a de fortes chances pour que vous vous pliez à la tradition cette année. Si ce n'est pas le cas, c'est certainement que vous avez déjà « rendu » d'une façon ou d'une autre – en gardant les enfants de la personne, en lui donnant un coup de main pour son déménagement, etc. Et comme « c'est le geste qui compte », les cadeaux sont incommensurables : vous ne pourrez jamais éponger votre « dette », il vous faudra donner et recevoir encore et encore. Le lien social est sauf.
Si on confronte le don de sperme à cette définition, on est bien embêté. Il n'y a pas d'obligation de donner son sperme : contrairement à un don d'organe, où la vie de la personne est dans la balance, le prescription est faible, d'autres moyens de surmonter la stérilité étant à disposition des couples concernés – l'adoption par exemple. Ce ne serait peut-être pas si grave si les autres obligations pouvaient jouer. Mais on imagine mal comment il serait possible de rendre un don sperme. Même si celui-ci n'est pas anonyme, comment faire un don réciproque ? Difficile de « rendre » un enfant ! L'obligation de recevoir n'est pas non plus respecté : dans certains pays, comme les Etats-Unis, les couples demandeurs ont même la possibilité de choisir entre différents dossiers de donneur. A la rigueur, dans ces cas-là, on est déjà plus nettement dans l'échange marchand : il y a au moins concurrence entre les offreurs (par le biais de leurs dossiers). D'ailleurs, dans ces cas-là, le « don » de sperme est souvent rémunéré.
3. Serait-ce un don altruiste ?
Ceci dit, la description maussienne n'est pas la seule possible. Richard M. Titmuss, travaillant sur le don de sang, a ainsi identifié le « don altruiste » [5]. Dans le don de sang, il n'y a pas non plus d'obligation de rendre, le don étant également anonyme (ce qui n'est pas le cas de tous les dons d'organes). Mais cela n'empêche pas le don de se faire dans un tout autre cadre que l'échange marchand. L'argument principal consiste à identifier le sang à une « marchandise fictive » : au sens de Polanyi [6], cette expression désigne tous les biens qui n'ont pas à être produit, contrairement à ceux qu'analyse classiquement la science économique dans son cadre orthodoxe. La terre, la monnaie et le travail en sont les trois exemples principaux. Ceux-ci sont transformés en marchandise par le capitalisme, c'est-à-dire qu'on les considère « comme si » ils avaient été produits. Titmuss montre alors que, dans cette « économie de la collecte », la marchandisation du sang n'est pas nécessairement une bonne idée : statistique à l'appui, il montre que les « dons » rémunérés sont de moindre qualité que les dons bénévoles. En effet, dans le premier cas, les individus qui vendent leur sang le font faute d'autres revenus. Celui-ci est essentiel pour eux, ce qui par ailleurs met en place un système de « redistribution inverse », et de ce fait les donneurs rémunérés sont essentiellement des mauvais offreurs – comprendre qui offre un sang de mauvaise qualité.
Le don de sperme répond-t-il à cette logique de don altruiste ? Il faut noter que, dans le cas du sang, on peut toujours parler de don car celui-ci, même anonyme, continue à produire des liens. Celui qui donne son sang rejoint la communauté des donneurs de sang. Celle-ci se matérialise très concrètement par des cartes, des appels téléphoniques ou par SMS signalant les collectes les plus proches, des relances diverses, etc. Bref, toutes sortes de signes d'appartenances à un groupe valorisé. Il en va de même pour le don d'organe, même lorsque celui-ci est post-mortem : la simple possession d'une carte a un aspect valorisant qu'il ne faut pas négliger, puisque celle-ci donne une position sociale par rapport aux autres. L'altruisme s'incarne concrètement dans les relations que l'on peut avoir avec les autres. L'échange marchand suppose l'indifférence aux liens entre les personnes – on vend à toute personne disposée à payer le prix demandé, on achète à toute personne proposant le produit à un prix convenable – tandis que le don a toujours a voir à la nature des liens que l'on entretient avec les autres, lien politique dans la redistribution publique, lien de dépendance dans la charité, lien familial dans les cadeaux de Noël, etc. Ces liens se manifestent concrètement : si, comme le fait remarquer Alain Testart dans sa critique de Mauss [7], la pièce donné au mendiant ne suppose, de part et d'autre, aucune réciprocité, elle n'en signifie pas moins la position sociale respective des deux individus, et l'existence d'un lien de dépendance entre le mendiant et le reste de la société.
Le don de sperme, lui, ne crée pas de lien de ce type : ni cartes, ni communauté, ni rien. Au contraire, dans ce cas précis, tout est fait pour invisibiliser au maximum les liens qui découlent ou pourraient découler de cet acte. Toutes sortes de technologies sociales sont mises à l'oeuvre pour empêcher ce don de créer des liens. L'anonymat est le plus évident, mais il faut y ajouter la complicité de la loi, qui, justement, ne crée de liens légaux qu'entre les parents receveurs et l'enfant à naître. En France, par exemple, le donneur doit être en couple et avoir l'accord de son conjoint : on limite ainsi les chances d'un tel acte de créer des liens en s'assurant qu'ils en existe déjà. Si un enfant adoptif peut se voir raconter l'histoire de ses parents biologiques par ses parents sociaux, la même chose est peu probable pour un enfant né d'un don de sperme, et quand bien même, il n'existe pas d'équivalent à l'adoption simple qui, au contraire de l'adoption plénière, conserve un lien légal entre les parents biologiques et l'enfant (droit de visite, héritage, etc.). De plus, les médecins vont prendre soin de sélectionner des donneurs ayant des caractéristiques physiques proches de celles du couple receveur : couleur des cheveux ou des yeux par exemple. Si sélection sur dossier il y a, celle-ci est toujours unilatérale : on ne choisit pas à qui on donne son sperme, sauf dans le cas d'arrangements privés. Ces derniers sont d'ailleurs sans doute les seuls qui relèvent pleinement de la catégorie du don, puisqu'ils s'appuient sur des liens préexistants, qu'ils entretiennent et transforment. Mais ils ne semblent pas suffire à satisfaire les besoins des couples stériles.
4. Une construction sociale sous-optimale
Au final, dans l'état actuel des choses, le don de sperme n'est pas un don. Et c'est là sans doute qu'il faut chercher les causes de la demande non-satisfaite en la matière. L'intérêt qu'il y a pour le donneur est trop faible pour valoir la peine. Au-delà du simple tabou culturel sur les questions relatives au sexe, c'est dans la construction sociale du don de sperme que réside la sous-optimalité de la situation présente. En effet, comme l'indique Philippe Steiner [5], tout échange fait l'objet d'une construction sociale. Le fait de donner ou de ne pas donner ne dépend pas seulement d'une simple inclinaison à la générosité de l'homme ou d'un pays, mais de la façon concrète dont s'organise le don, c'est-à-dire au sein de quelles institutions et au travers de quelles interactions.
Que faire alors pour l'encourager ? Une solution consisterait à prendre acte du fait que l'on n'a pas affaire à un don et à basculer franchement dans l'échange marchand. Certains pays ont fait ce choix, optant pour la rémunération des donneurs – un slogan américain dit « soyez payer pour ce que vous faites déjà ! ». Gary Becker et Julio Jorge Elias [8] proposent d'ailleurs ce système pour l'ensemble des dons d'organes entre vifs, en décrivant, chiffres à l'appui, les effets positifs sur le nombre de greffe de reins d'un tel dispositif. Mais les choses en sont pas aussi simples, et ce pour deux raisons. Tout d'abord, une forte répugnance à marchandiser les dons d'organe existe dans nombre de société. Celle-ci est cependant moins forte pour ce qui est du sperme, sans doute parce que son prélèvement s'avère moins coûteux pour le fournisseur que pour d'autres éléments biologiques, mais n'en est pas moins réel. Cependant, on verra par la suite que cet argument pose problème. Plus intéressant pour notre discussion est la remarque suivante : la rémunération de certaines activités de nature altruiste peut avoir un effet inverse à celui escompté, comme le rappellent Steven Levitt et Stephen J. Dubner [9]. En effet, certains actes valent par leur aspect gratuit : les rémunérer revient à réduire les gains moraux et sociaux qu'en attendent les individus, qui, dès lors, y ont moins intérêt ou se sentent plus autorisé à se soustraire aux obligations morales. Ainsi, donner son sang est un acte noble, le vendre, un acte banal, voire désespéré. Ajoutons que, par un effet d'antisélection bien connu [10], il existe un risque d'attirer avant tout les mauvais offreurs – qui proposent un sperme de moindre qualité – et décourager les bons.
Rien ne dit donc que le marché soit la panacée en la matière, ce qui autorise à réfléchir à d'autres arrangements institutionnels. Car il ne faut pas considérer les tabous actuels comme des données : comme l'a brillamment montré Viviana Zelizer, les marchés sont des constructions sociales, qui peuvent venir modifier les normes. Ainsi, l'assurance vie a longtemps était un tabou particulièrement fort aux Etats-Unis, puisque celle-ci revient à donner un prix à la vie humaine. Mais cela n'a pas empêcher la structuration d'un marché par les assureurs, structuration lente mais certaine [11]. On rejoint ainsi un point fondamental de la sociologie économique : les institutions économiques, et en particulier celles qui assurent la répartition des ressources rares, sont des constructions sociales et historiques, non nécessaires et pas toujours optimales [12]. La question de ce que l'on construit reste donc posée.
5. Esquisses de solutions
D'autres arrangements institutionnels que le marché peuvent être envisagés, qui pourraient être plus optimal. Il suffit en effet de tenir compte d'un certain nombre de point.
Premièrement, comme le montre Philippe Steiner [5], la générosité d'une population n'est pas intrinsèque, ni même dépendante de l'existence d'une norme, mais le produit d'une institution : concernant le sang, le don est efficace parce qu'il existe un ensemble d'organisations et d'acteurs qui non seulement diffusent l'information concernant le don mais en outre crée des situations qui donnent à la norme de don un fondement concret. Toute la sociologie du contrôle social est là pour le rappeler : une norme ne s'applique que dans un contexte social donné, et n'est donc efficace que si un contrôle social est exercé par les autres. Les camions du don du sang sont là pour créer des contextes favorables au don : difficile de refuser de participer lorsqu'on vous le demande directement. De même, le rôle des médecins et des autres intermédiaires ne doit pas être négligé. Est-ce envisageable pour le don de sperme ? Sans doute sous une forme moins directe : on imagine mal, pour l'instant, des camions de la banque du sperme s'arrêtant devant les universités pour recueillir des dons. Ils amèneraient l'exercice d'un autre contrôle social, attaché à la dévalorisation de certaines pratiques sexuelles masculines [13] et exercé par les pairs. Mais des informations chez le médecin ou dans les hôpitaux sont envisageables. C'est la solution qui est actuellement mise en place. Au regard de cette analyse, elle pourrait s'avérer payante.
Deuxièmement, il faudrait faire du don un don créant du lien. On peut imaginer, dans certains cas, l'existence d'un lien légal et reconnu entre l'enfant à naître et le donneur, ce qui impliquerait d'inventer (ou de réinventer) un rôle pour ce parrain. La chose est moins inenvisageable que l'on pourrait le penser : les couples homoparentaux nous montrent ici en quelques sortes la voie [14]. Recourant le plus souvent à un donneur, il est rare que celui-ci soit anonyme ou se retire totalement de la vie de l'enfant à la naissance de celui-ci. Certaines couples expérimentent même des formes familiales originales : deux couples de sexes opposées ayant des enfants qui appartiennent, socialement si ce n'est légalement, aux deux familles ici formée. Un cadre juridique, permettant de prendre en compte non seulement ce type d'expérience, mais aussi celles que pourraient tenter des couples hétérosexuels, reste à inventer. Évidemment, dans ce cas, les dons circuleraient plus nettement suivant des liens d'amitié préexistants. On peut également imaginer créer du lien entre les donneurs et entre les donneurs et la société, sur le modèle du don de sang ou d'organes : cartes, reconnaissance, etc.
Enfin, dernière solution envisageable, on peut imaginer une gratification monétaire qui ne ferait pas de cet acte une relation purement marchande, mais protégerait son caractère de don ou de réciprocité. Par exemple, une réduction sur les frais médicaux, sur le prix de la mutuelle, etc. suffisamment détaché d'un acte précis mais qui aurait néanmoins un caractère incitatif – cette solution est, bien entendu, envisageable également pour d'autres dons d'organes, en particulier l'engagement au don post-mortem [15].
6. Conclusion : sociologie économique, science économique et politique
Au final, la sociologie économique est, sur cette question, d'une aide précieuse : alors que la science économique prescrit une solution unique assez simple – la création d'un marché – la sociologie économique restitue plus finalement la pluralité qui caractérise l'organisation économique, loin de se limiter à cette seule forme qu'est le marché. Et non seulement elle fait apparaître la pluralité des formes d'organisation, mais elle souligne en outre leur aspect construit, ce qui, contre tout attente, redonne la liberté aux acteurs de choisir entre plusieurs solutions. Là où certains économistes enferment les choix politiques dans la référence à une seule forme optimale, la sociologie économique montre que les voies pour atteindre l'optimalité sont plus complexes, plus riches, plus variés. Dès lors, elle n'oblige plus à choisir entre l'optimalité économique et la sous-optimalité, mais peut permettre de prendre en compte des implications plus complexes. Ainsi, la création de marchés portant sur le corps humains ne serait peut-être pas sans conséquences sur d'autres secteurs de la vie sociale – c'est une autre question qui mériterait un développement propre et certainement plus long. La sociologie nous montre que cette solution n'est pas la seule et que l'on peut donc prendre ces conséquences en compte pour faire des choix de politique économique.
Notes :
* Je précise que, n'étant pas juriste, tout ceci est sujet à caution. Si un spécialiste du droit passe dans le coin, j'accueillerais avec joie des corrections ou des compléments d'information.
Bibliographie :
[1] Alexandre Delaigue, Stéphane Menia, Sexe, drogue... et économie, 2008
[2] Pierre François, Sociologie des marchés, 2008
[3] Philippe Steiner, Sociologie économique, 2005
[4] Marcel Mauss, Essai sur le don, 1925
[5] Philippe Steiner, « Don de sang et don d'organes : le marché et les marchandises fictives », Revue Française de Sociologie, 2001
[6] Karl Polanyi, La grande transformation, 1944
[7] Alain Testart, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, 2007.
[8] Gary Becker, Julio Jorge Elias, « Introducing incentives in the market for live and cadaveric organ donations », Journal of Economic Perspectives, 2003
[9] Steven Levitt, Stephen J. Dubner , Freakonomics, 2005
[10] George Akerloff, « The market of "lemons" », Quarterly Journal of Economics, 1970
[11] Viviana Zelizer, « Human values and the market : The case of life-insurance and death in 19th-century America », The American Journal of Sociology, 1978
[12] Mark Granovetter, « L'ancienne et la nouvelle sociologie économique : histoire et programme », Sociologie économique, 2008
[13] Baptise Coulmont, Sex-shop. Une histoire française, 2007
[14] François de Singly, Virginie Descoutures, « La vie en famille homoparentale », 1999
[15] Philippe Steiner, « Le don d'organes : une typologie analytique », Revue Française de Sociologie, 2006
9 commentaires:
Bravo ! c'est un article qui fait réfléchir.
pour commencer : Une coquille : c'est Testart avec un "T".
Par ailleurs : le sperme -- et c'est une des différences avec les ovules, le sang, la moelle, les reins, le foie... (pour ne pas parler du coeur ou des poumons) -- ne me semble pas être un bien "rare" (sauf très très localement, pour certains couples) ni complexe (ou douloureux) à extraire et à conserver.
Les analogies avec les autres dons d'organes sont donc en partie faussées. Du moins c'est ce qu'il me semble.
En revanche, c'est un bien sacralisé (et parfois même nationalisé : http://coulmont.com/blog/2008/08/14/sperme-europeen/ ) qui fait l'objet de grands investissements de la part d'entrepreneurs de normes éthiques, qui vont assimiler le sperme aux "organes".
Peut-être qu'une comparaison avec les dons de cheveux (ou le commerce des cheveux) serait tout aussi intéressante. Il doit bien exister des pays ou des civilisations dans lesquelles les cheveux sont sacrés et inaliénables... même si leur extraction et leur conservation n'est ni complexe ni douloureuse.
Merci pour le commentaire.
Pour reprendre vos remarques - très intéressantes par ailleurs :
Du point de vue économique, tout bien qui existe en quantité limité est dit rare - or, il n'est pas possible d'extraire une quantité infinie de sperme ! Mais effectivement, les quantités et conditions de conservation sont potentiellement plus importantes que pour d'autres organes - j'ai d'ailleurs essayé de limiter la comparaison avec les organes prélevés post mortem, parce que là, la différence est très grande.
Je pense que se pose par contre le problème de la qualité : tous les spermes ne peuvent pas être utilisés du fait des maladies génétiques, ou transmissibles aux descendants, ou des chances de réussites de l'insémination (il aurait fallut que je consulte un médecin spécialiste, et le temps me manque un peu :)). De ce fait, il faut pouvoir attirer les "bons" donneurs, ce qui rapproche ce don de celui du sang.
Mais il y a bien une dimension symbolique que je n'ai pas abordé. Je vais suivre votre piste du commerce des cheveux et si je trouve quelque chose, je referais une note !
Bonjour,
Pour le simple curieux de passage que je suis (via rezo.net), votre article soulève des questions inattendues et passionantes.
Je m'étonne cependant de ne pas y voir cité un élément qui me semble essentiel et particulier; le don de sperme entraîne une paternité, une filiation, et donc, il me semble, quelque part dans l'inconscient, des obligations ou des responsabilités liées au statut de père que l'anonymat de la démarche ne suffit pas à effacer.
On aurait donc un cas particulier de don qui entraîne des obligations de la part du donneur.
Il me semble aussi avoir entendu citer le cas de donneurs de spermes américains qui se seraient vus réclamer des pensions alimentaires, mais je ne puis citer aucune source. C'est peut-être une légende urbaine, mais d'un autre côté, la judiciarisation des moeurs américaines est arrivé à un tel niveau de délire que ça ne m'étonnerait qu'à moitié...
Vraiment très intéressant votre article.
"on imagine mal, pour l'instant, des camions de la banque du sperme s'arrêtant devant les universités pour recueillir des dons."
Très franchement, c'est vrai que cela ferait rire plus d'un étudiant ou une étudiante, mais cela aurait le mérite d'ouvrir le débat dans nos universités. D'ailleurs, la dernière fois que je suis allé donné mon sang, nous nous sommes amusé à imaginer faire un don du sperme. Les quelques personnes qui nous ont écouté déliré avaient tous la banane. (sans mauvais jeu de mot)
J'ai donc vécu le don du sang.
Au camion, on y va généralement entre amis, c'est un bon moyen pour se déculpabiliser de ne pas aller travailler à la BU. On se dit qu'on est aussi utile comme ça. Durant l'attente, on amorce des discussions entre nous et parfois avec des gens que l'on ne connaît pas. La volonté commune de donner notre sang devient un prétexte pour faire connaissance. Finalement il y a bien la création d'un groupe social mais je dirais qu'il est ponctuel. Il serait intéressant de savoir si les donneurs d'un jour sont les donneurs de toujours ou si au contraire il y a un turn-over important. Et il est vrai que l'organisme qui encadre le don du sang semble chercher à fidéliser les donneurs avec les différents grigris qui sont refilés. A la cité universitaire, nous jouons avec des cartes don du sang. Ce qui est plutôt une bonne pub !
Aller au camion entre pote, si on enlève le caractère altruiste, c'est un peu comme se rendre à une réception avec buffet gratuit. N'oublions pas qu'après avoir donné notre sang, nous avons le droit à des jus et tout un tas de gâteaux. C'est conviviale, on discute avec les autres donneurs, une opportunité pour faire des rencontres.
Pour revenir au don de sperme, ce serait peut être choquant dans un premier temps de voir un camion à la fac, mais je suis sur que ça fonctionnerait. Il y a à la faculté des étudiants qui n'ont peur de rien et qui aiment plus que tout transgresser les mœurs imposées par la société. C'est aussi une façon de se faire remarquer et d'amener le débat dans un lieu fécond intellectuellement.
D'un point de vu éthique, il serait intéressant de soulever la responsabilité du donneur par rapport aux parents et au devenir de l'enfant. N'est-il pas effrayant de dé-responsabiliser totalement le donneur en anonymisant la démarche ? Il n'est tout de même pas anodin de transmettre ses caractéristiques génétiques. Du point de vu des parents, tout cela est parfaitement juste. Du point de vu de l'enfant un peu moins. Et du point de vu du donneur, cela peut être un frein pour plusieurs raison: pas de reconnaissance social (comme soulevé dans l'article) mais surtout sentiment de responsabilité dans la conception de l'enfant et de son avenir. (et si je n'avais pas donné mon sperme peut-être qu'il n'aurait pas été malheureux...etc)
Bonne continuation, j'aime beaucoup votre blog.
Antonin. (étudiant en socio)
@ Anonyme : le problème du don de sperme est que justement il n'entraîne pas de paternité - je veux dire par là de paternité sociale, reconnue et légale. Mais, dans nos sociétés qui valorisent de plus en plus le génétique, il est possible qu'il pose de plus en plus de problème, cette non-paternité pouvant être contestée soit par les donneurs soit, de plus en plus sans doute, par les enfants désireux, comme les "nés sous X" d'avoir accès à leurs origines. Cette situation pouvant également décourager les donneurs - certains ne veulent peut être pas s'embarasser de liens filiaux, même si d'autres types de liens peuvent les intéresser.
@ Antonin : merci pour le témoignage. Sur la présence de camion de la banque du sperme sur les parvis des facs, il est en effet possible que certaines têtes brulées se laissent tenter. La question est alors de savoir s'ils peuvent avoir un effet d'entraînement sur les autres, et... s'ils offrent du sperme de bonne qualité :)
Sur ce sujet, un article intéressant de Guillemette Faure :
http://www.reason.com/news/show/130846.html
Et si l'allocation marchande, finalement, était plus juste?
@ Alexandre : Tout dépend sans doute ce que l'on considère comme juste !
"In America the only thing required from a single woman who wants to get pregnant is a credit card" : Que font alors les femmes célibataires qui n'ont pas de cartes de crédit ? Même les relations marchandes sont dépendantes de valeurs : "I got the impression that what seems morally wrong in the U.S. is not deciding to have a child on your own but doing so when you can’t afford it."
Ceci dit, l'article attire bien l'attention sur un point qui ne m'était pas immédiatement venu à l'esprit : le caractère public du système français est sans doute l'une des raisons de ces limites. Ceci étant dit, il ne faut pas se laisser enfermer dans un dyptique simple "Etat vs. Marché". Entre la régulation centralisée et la régulation purement marchande, il existe des formes intermédiaires (associations à caractère non lucratif, etc.) qui pourrait peut-être remplir ce rôle.
Merci en tout cas pour ce très intéressant article !
"C'est loin mais c'est beau", cette phrase du grand Jacques C. résonne en moi chaque fois que je me lance à l'assaut d'un si long billet, et que je pense au plaisir d'atteindre la conclusion en étant sûr de me coucher moins con ce soir.
Merci Denis.
Quelques remarques en passant : d'un point de vue juridique, on est pas "propriétaire" de ses organes. Enfin c'est un peu plus compliqué que cela, comme souvent. Depuis 1976, et la loi Cavaillet, on est présumé donneur. Cette loi est le résultat de l'augmentation de la demande d'organe dans les années 70, lorsque les greffes de tous organes ont commencé à être vraiment fiables. Donc d'un point de vue économique, social et juridique, la norme juridique a évolué au bénéfice des demandeurs parce que la demande exprimée a augmenté, et ce en allant parfois à l'encontre des normes sociales. Normes fondées en partie sur la religion : si le don d'organe n'a jamais posé de problème au protestantisme par exemple, et pas trop au catholicisme, le judaïsme et l'islam ont été bien embêté en France lors du débat sur les lois de bioethiques. Et ont du évoluer singulièrement pour se retrouver aujourd'hui toutes en accord avec l'idée de donner ses organes.
Le don de sperme j'ai jamais testé, le don d'organe pas encore, mais je voulais dire que y a pas que le don du sang dans la vie, il y a le plasma aussi.
Pierre M, groupe AB+ :-))
PS : et n'oublions pas les plaquettes, très importantes les plaquettes !
Merci pour ces précisions juridiques, je vais en intégrer une partie au corps de la note. En tout cas, ça va dans le sens d'une construction sociale de l'échange.
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