A l’occasion d’un chat sur le site du journal Le Monde, Xavier Darcos s’est exprimé sur l’enseignement de l’économie en France. Il l’a fait de façon brève, mais cela est loin de me rassurer. Voici le passage en question :
"ti_prof974 : Pourquoi ne pas généraliser l'enseignement des sciences économiques et sociales dans toutes les filières au même titre que l'histoire-géographie ?
Xavier Darcos : Dans une certaine mesure, par le biais de diverses disciplines, l'économique et le social sont déjà abordés, notamment en ECJS [éducation civique, juridique et sociale] et en histoire et géographie. "
Je l’ai dit la réponse est brève. L’exercice du chat s’accommode mal, il est vrai, de réponses longues et élaborées. Cependant, sur ces deux lignes, on retrouve l’erreur la plus dommageable qui soit concernant l’enseignement de l’économie, souvenez-vous. M. Darcos confond l’économique et le social avec les sciences économiques et sociales. Revoilà ce mot, apparemment désuet et négligeable, qui change beaucoup de chose : « science ».
Certes, on aborde des questions économiques et sociales en histoire-géographie, ne serait-ce que par l’étude de la crise de 1929 ou du mouvement ouvrier. Mais on n’y apporte pas le regard de l’économiste ni celui du sociologue. Et c’est bien normal : il s’agit d’un cours d’histoire, le regard porté sur ces objets est, naturellement, celui de l’historien. Ces trois regards scientifiques, portés sur un même objet, ne sont pas substituables. Les historiens ne s’intéressent pas à la modélisation du marché, et, s’ils parlent également de changement, c’est dans une approche tout à fait différente de ce que les sociologues appellent le « changement social ». L’histoire comme la géographie sont des sciences à part entière, avec leurs méthodes, leurs paradigmes, leurs regards. Elles ne peuvent pas remplacer ce qui se fait en sciences économiques et sociales, pas plus que les SES ne pourraient prétendre remplacer le cours d’histoire-géographie.
Cela nous indique qu’il ne faut pas confondre l’objet d’une discipline avec la discipline. Si on le faisait, on pourrait considérablement élaguer les programmes scolaires. Pourquoi parler de la Révolution Industrielle en histoire alors que l’étude de Germinal en cours de français existe déjà ? Et d’ailleurs, pourquoi enseigner le français ? La grammaire, l’orthographe et l’expression sont déjà abordés en ECJS, en histoire, en géographie, en SES, en SVT, en EPS…
Si on ne fait rien de tout cela, c’est simplement parce qu’aucune discipline ni aucune science ne se caractérise par son objet. Ce qui les distingue, c’est le regard qu’elles portent sur ces objets. Histoire, SES, et français sont trois disciplines où il peut être question de la révolution industrielle. Aucune des trois ne dit la même chose, n’aborde le problème sous le même angle. Il y a, évidemment, des passerelles, parfois nombreuses, qui autorisent un travail interdisciplinaire toujours riche et intéressant, surtout lorsque celui-ci obtient l’implication des élèves. Mais ce travail est possible parce que les disciplines sont complémentaires et non substituables.
Ce qui fait le propre des sciences économiques et sociales, ce n’est pas d’aborder des questions économiques et sociales, mais de les aborder armées de la science économique, de la sociologie et de la science politique. Comme toute discipline scolaire, les SES sont la combinaison de plusieurs disciplines savantes, normalement séparées dans le monde universitaire (comme l’histoire et la géographie). Ce sont ces disciplines qui en sont la spécificité et la justification, pas l’objet lui-même. Les questions économiques et sociales sont abordées continuellement dans les médias et la vie publique. Il ne s’agit pas d’initier les élèves à cette réalité, mais de les initier à un regard sur cette réalité quotidienne et apparemment banale. Mine de rien, il ne s’agit là rien de moins que ce que font la plupart des sciences et des disciplines scolaires.
Il est bien dommage que le débat sur les SES en reste à ce niveau. Il y aurait pourtant des choses intéressantes à dire. Ce billet sur l’Antisophiste est très représentatif de ce que pourrait être un bon débat en la matière : un questionnement scientifique – quelle place pour la microéconomie au lycée -, des arguments intéressants – sur l’utilité et l’accesibilité de ces savoirs -, des propositions pédagogiques intéressantes – je suis peu convaincu par l’utilisation des chansons (certains exemples me semblent même franchement idiot), mais l’exploitation des photos est particulièrement intéressante (j’ai un faible pour celle avec Superman).
Je signale, en outre, le colloque qu’organise David Mourey pour le 21 avril prochain. L’initiative de faire se rencontrer les différentes parties, enseignants comme représentants des entreprises, est une très bonne chose, et n’a, pour l’instant, pas eu l’écho qu’elle méritait. Je suis loin de partager tous les points de vue de mon collège – j’ai tendance à croire que le cadre proposé par les SES est plus « plastique » qu’il ne semble le penser – mais j’aime autant que les débats aient lieu. Et si jamais c’est une occasion de recentrer ce débat sur la question scientifique, ce sera déjà une bonne chose.
4 commentaires:
Bonjour,
Je ne serais pas si cat�gorique que vous sur l'insubstituabilit� de l'histoire et de la sociologie (je suis par ailleurs moins optimiste que vous sur le "nomique" des sciences �conomiques) mais peu importe, je partage totalement votre avis sur le caract�re inqui�tant des propos du ministre et je commence aussi � en avoir assez des mauvais proc�s faits aux sciences sociales.
Albert
Je trouve votre réflexion tout à fait à propos et je me suis permis de faire référence à votre post sur un billet concernant la pétition de l'APSES, en espérant que cela ne vous pose pas de problème.
En tout cas c'est ici : http://lesultimaverba.blogspot.com/
Bonne continuation dans l'exercice de votre nécessaire métier d'enseignant de SES.
Elise
PS : je n'avais pas vu que le lien vers la pétition de l'APSES figure sur votre blog.
Par ailleurs la citation du mois est vraiment géniale !
@Elise : merci pour le lien !
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