La question peut sans doute sembler inutilement provocatrice. Pourtant, au moment où se noue un débat autour de la mise en place d'un quota de 30% d'étudiants boursiers dans les grandes écoles françaises, la poser permettrait peut-être de mieux cadrer les choses.
La conférence des grandes écoles a fait part de son désaccord avec l'idée de quota : d'accord pour augmenter la part de boursiers dans les grandes écoles, mais certainement pas pour l'imposer par quota. La question soulève déjà des réactions assez fortes, autour de la dénonciation de la main-mise d'une petite élite sur les formations les plus rentables, l'idée de maintien de "l'excellence" - le terme est à la mode - demeure consensuel. Mais on oublie un peu facilement ce qu'implique cette ségrégation scolaire et estudiantine : à l'homogénéité sociale des filières d'élite répond celle des filières dévalorisés, des lycées professionnels, des CAP, des formations « professionnelles » et autres, parents pauvres de l'éducation nationale sur lesquels les feux médiatiques oublient le plus souvent de se poser.
Et pourtant cette ségrégation n'est pas moins forte, ni moins difficile à vivre. Surtout qu'elle est rarement simplement sociale : dans de nombreux cas, elle s'articule avec une ségrégation sexuelle – certaines formations sont fortement masculinisés ou fortement féminisés, et leur valeur en est souvent affectée – et une ségrégation ethno-raciale, les « jeunes issus de l'immigration » - c'est-à-dire les Noirs et les Arabes car, évidemment, un descendant d'immigrés italiens comme moi n'est pas un "jeune issu de l'immigration" - y étant sur-représentés, du fait d'une dynamique complexe de pauvreté économique, de ségrégation urbaine et de discriminations diverses. L'université n'est pas forcément non plus un lieu de parfaite mobilité sociale : d'une discipline à l'autre, et surtout d'une année sur l'autre, particulièrement lorsque l'on va vers les années les plus élevés et vers les master les plus sélectifs, on ne rencontre pas les mêmes groupes sociaux.
Les conséquences de cette ségrégation sont plus fortes qu'on ne peut la plupart du temps le dire. En effet, la concentration des classes défavorisées dans certaines formations est à la fois le symptôme et la cause de la dévalorisation de celles-ci. Bien des formations professionnelles ont mauvaise presse parce qu'elles sont de fait réservées à certaines populations, ce qui contribue à les rendre encore moins attractives et donc encore plus ségréguées, un phénomène qui se renforce lui-même. L'invisibilisation de ces formations dans l'espace public, qui contribue à l'enfermement et aux difficultés qu'elles rencontrent et que rencontrent leurs étudiants, y compris au niveau le plus simplement économique, est l'un des problèmes majeurs qu'elles rencontrent et qui découle différemment de leur homogénéité sociale "par le bas".
Si l'on a cela en tête, il est difficile de ne pas poser les questions bien au-delà des grandes écoles. Pire, la proposition des quotas de boursiers dans ces seuls établissements, même s'il ne reste qu'au niveau des propositions, est extrêmement perverse : elle contribue en effet à maintenir l'idée que, hors des grandes écoles, il n'y a pas de salut, qu'elles sont les seules à valoir les coups, à avoir quelque chose à proposer aux étudiants. Non seulement l'université et les formations courtes du type BTS disparaissent alors qu'elles apportent une contribution significative à la mobilité sociale, à la réussite des étudiants et à la formation d'une main-d'oeuvre de qualité, non seulement les formations professionnelles ne sont mêmes pas évoquées par qui ce soit, mais surtout l'idée demeure que la guerre pour les places, pour un petit nombre de formations, est tout à fait normale. On légitime un peu plus l'idée que seule compte la réussite d'un petit groupe d'étudiants, qui formeront l'élite, et que l'on peut abandonner les autres - et que, donc, pour ceux qui ne font pas partis des "élus", c'est vae victis.
La question qui n'est pas posée, c'est donc celle de l'égalité, celle des vaincus du système scolaire. Si l'on met 30% de boursiers dans les grandes écoles, que deviendront les autres boursiers ? Que deviendront ceux qui ne veulent, n'ont pas envie, ou ne peuvent pas, pour des raisons autres que strictement financières, se tourner vers ces filières là ? Pendant combien de temps s'obstinera-t-on à penser que la seule mission du système éducatif est de former l'élite économique et politique ? Proposer des quotas symétriques - 30% de fils de cadres dans les lycées professionnels - n'est qu'une façon de soulever ces questions.
La conférence des grandes écoles a fait part de son désaccord avec l'idée de quota : d'accord pour augmenter la part de boursiers dans les grandes écoles, mais certainement pas pour l'imposer par quota. La question soulève déjà des réactions assez fortes, autour de la dénonciation de la main-mise d'une petite élite sur les formations les plus rentables, l'idée de maintien de "l'excellence" - le terme est à la mode - demeure consensuel. Mais on oublie un peu facilement ce qu'implique cette ségrégation scolaire et estudiantine : à l'homogénéité sociale des filières d'élite répond celle des filières dévalorisés, des lycées professionnels, des CAP, des formations « professionnelles » et autres, parents pauvres de l'éducation nationale sur lesquels les feux médiatiques oublient le plus souvent de se poser.
Et pourtant cette ségrégation n'est pas moins forte, ni moins difficile à vivre. Surtout qu'elle est rarement simplement sociale : dans de nombreux cas, elle s'articule avec une ségrégation sexuelle – certaines formations sont fortement masculinisés ou fortement féminisés, et leur valeur en est souvent affectée – et une ségrégation ethno-raciale, les « jeunes issus de l'immigration » - c'est-à-dire les Noirs et les Arabes car, évidemment, un descendant d'immigrés italiens comme moi n'est pas un "jeune issu de l'immigration" - y étant sur-représentés, du fait d'une dynamique complexe de pauvreté économique, de ségrégation urbaine et de discriminations diverses. L'université n'est pas forcément non plus un lieu de parfaite mobilité sociale : d'une discipline à l'autre, et surtout d'une année sur l'autre, particulièrement lorsque l'on va vers les années les plus élevés et vers les master les plus sélectifs, on ne rencontre pas les mêmes groupes sociaux.
Les conséquences de cette ségrégation sont plus fortes qu'on ne peut la plupart du temps le dire. En effet, la concentration des classes défavorisées dans certaines formations est à la fois le symptôme et la cause de la dévalorisation de celles-ci. Bien des formations professionnelles ont mauvaise presse parce qu'elles sont de fait réservées à certaines populations, ce qui contribue à les rendre encore moins attractives et donc encore plus ségréguées, un phénomène qui se renforce lui-même. L'invisibilisation de ces formations dans l'espace public, qui contribue à l'enfermement et aux difficultés qu'elles rencontrent et que rencontrent leurs étudiants, y compris au niveau le plus simplement économique, est l'un des problèmes majeurs qu'elles rencontrent et qui découle différemment de leur homogénéité sociale "par le bas".
Si l'on a cela en tête, il est difficile de ne pas poser les questions bien au-delà des grandes écoles. Pire, la proposition des quotas de boursiers dans ces seuls établissements, même s'il ne reste qu'au niveau des propositions, est extrêmement perverse : elle contribue en effet à maintenir l'idée que, hors des grandes écoles, il n'y a pas de salut, qu'elles sont les seules à valoir les coups, à avoir quelque chose à proposer aux étudiants. Non seulement l'université et les formations courtes du type BTS disparaissent alors qu'elles apportent une contribution significative à la mobilité sociale, à la réussite des étudiants et à la formation d'une main-d'oeuvre de qualité, non seulement les formations professionnelles ne sont mêmes pas évoquées par qui ce soit, mais surtout l'idée demeure que la guerre pour les places, pour un petit nombre de formations, est tout à fait normale. On légitime un peu plus l'idée que seule compte la réussite d'un petit groupe d'étudiants, qui formeront l'élite, et que l'on peut abandonner les autres - et que, donc, pour ceux qui ne font pas partis des "élus", c'est vae victis.
La question qui n'est pas posée, c'est donc celle de l'égalité, celle des vaincus du système scolaire. Si l'on met 30% de boursiers dans les grandes écoles, que deviendront les autres boursiers ? Que deviendront ceux qui ne veulent, n'ont pas envie, ou ne peuvent pas, pour des raisons autres que strictement financières, se tourner vers ces filières là ? Pendant combien de temps s'obstinera-t-on à penser que la seule mission du système éducatif est de former l'élite économique et politique ? Proposer des quotas symétriques - 30% de fils de cadres dans les lycées professionnels - n'est qu'une façon de soulever ces questions.
7 commentaires:
Billet très intéressant comme toujours !
L'enjeu est certes surtout symbolique, mais ce débat a eu le mérite d'exister. J'ai trouvé délicieux les propos réacs que cela a entrainé sur une soi-disant remise en cause de la méritocratie, de la république etc...!
Un truc qu'on ne dit pas assez : les quartiers dans lesquels sont situés les lycées professionnels sont plus mixtes que les lycées eux-mêmes. Cela veut dire que les blancs des quartiers ont de meilleures chances d'aller en lycée général que les noirs et les arabes.
La question que je me pose dans ce contexte, c'est celle de l'orientation des élèves "issus de l'immigration", en fait de l'immigration visible, les basanés. L'orientation n'est pas que le fait de l'élève et de sa famille, mais fait également l'objet d'une recommandation de la part des enseignants. Et je trouve qu'on reste en des termes trop vagues en abordant ces sujets, en minimisant la responsabilité des profs de collège dans la ségrégation raciale de facto dans les lycées.
Travaillant pour une maison d'édition scolaire, je passe ma vie dans les collèges et lycées. La question que je me pose à chaque fois est : comment ces braves profs de gauche parviennent-ils, d'orientation en orientation, de conseil de classe en conseil de classe, de SEGPA en classe d'insertion, à mettre les blancs d'un coté et les basanés de l'autre ???
Auriez-vous des sources précises sur la comparaison entre la mixité des lycées et celles des quartiers ? Cette question m'intéresse, et elle est trop importante pour que l'on s'en tienne à de simples impressions.
Sinon, pour ce qui est des enseignants et de leur rôle, tout se joue, à mon avis, de la même façon que cela se joue pour la ségrégation sexuelle, c'est-à-dire à un niveau presque inconscient : on attend certaines attitudes de certains groupes, et donc on y est plus spécialement sensible. Une sociologie des conseils de classe existe probablement, il faudra que je me renseigne.
Vous avez raison, ma remarque n'est assise sur rien d'autre que mon pifomètre. Mais mon impression était qu'en me promenant, en voyant les gens dehors, ceux qui marchent, attendent le bus aux abords des lycées pro d'ile de france, ils étaient largement plus blancs que la majorité des élèves du lycée.
Et oui je vous rejoins tout à fait si ségrégation il y a elle est inconsciente. Les profs sont généralement de bons élèves, et blancs, ce qui fait 2 différences notables, suffisantes à mon avis pour ne pas se projeter dans le cas des élèves, et leur appliquer une orientation-sanction.
Je mesure bien l'horreur de ce que j'écris, mais je ne vois pas comment l'expliquer autrement. Et comme les statistiques ne peuvent faire référence à la couleur de la peau ou à la basanitude des élèves, alors il va être impossible de le quantifier.
Le bouquin de Felouzis, Liot et Perroton, L'apartheid scolaire pourrait bien confirmer votre intuition, en se basant sur la consonnance des noms des élèves pour estimer la ségrégation dans l'académie de Bordeaux. Je ne m'y suis plus replongé depuis trop longtemps pour pouvoir en dire plus.
http://www.scienceshumaines.com/-0al-apartheid-scolaire-enquete-sur-la-segregation-ethnique-dans-les-colleges-0a_fr_5380.html
Je ne sais pas, par ailleurs, si la couleur de peau des enseignants est le bon facteur à regarder : en effet, on constate que les enseignantes ne sont pas forcément moins ségrégatives envers les filles que les hommes, elles peuvent même l'être plus.
Un dernier commentaire et j'arrête de vous embêter : je crois que la ségrégation dans l'enseignement est liée à un genre de projection psychologique. J'imagine qu'en tant qu'enseignant il y a ce que l'on considère bon pour soi, pour son niveau, ou pour ses enfants. Et on oriente les élèves de ses classes avec ce référentiel à l'esprit.
Et si la couleur de peau n'est pas la bonne variable, peut-être est-ce le prénom. On voit que les enfants d'enseignants du secondaire ne portent pas les mêmes prénoms que ceux des établissements défavorisés (Jason, Kevin, Brian, Dylan et autres prénoms "de prolos"). Ces prénoms les discriminent plus que s'ils étaient noirs, jaunes ou fluos. D'ailleurs je remarque que les asiatiques à Paris ont la prudence de donner à leurs enfants des prénoms européens, comme Julien, Fabrice etc. et que les enseignants les regardent avec beaucoup plus de bienveillance que les Mouloud, Ahmed, et autres prénoms africains. C'est terrible à constater.
Cette histoire de prénom me fait imaginer que les enseignants ne voient pas les Kevin, Dylan, Mokhtar, Boubacar et Fatoumata comme des "leurs", ni comme des équivalents de leurs propres enfants. Les enseignants ne s'appellent pas Fatoumata, et leurs enfants ne se seraient jamais appelés comme cela. Et comme eux ont fait un cursus scolaire, et qu'ils ne se reconnaissent pas dans ces enfants, alors ils les envoient dans l'autre cursus, celui pour les Dylan, Brian, Jason et Boubacar.
Cela ressemble beaucoup à de la psychologie de comptoir, mais j'y vois une des pistes de réflexion dans le gâchis de l'orientation.
Ah, et merci pour le bouquin ! J'essaierai de me le procurer, mais je vois par avance qu'il traite surtout de la ségrégation par l'urbanisme et la carte scolaire, plus que de la ségrégation par le conseil de classe.
Merci encore,
Emmanuel
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