Quelques temps marginale dans le champ académique, la question de la mobilité sociale revient, depuis plusieurs années, sur le devant de la scène, que ce soit au sein de la recherche ou dans le débat public. Après les débats, toujours en cours, autour du déclassement, c'est vers l'accès aux élites que se tournent à nouveau les regards : sans surprise, la mobilité ascendante constitue un enjeu politique et idéologique fort. En signant un petit livre très accessible, Jules Naudet fait à cet égard un travail de vulgarisation bienvenue, qui se double de ses nombreuses interventions dans les médias (voir par exemple son article dans Libération). Il faut dire que travailler le paradoxe qui consiste à étudier un cas incontestable de mobilité pour mieux soutenir que celle-ci n'existe pas vraiment n'est pas chose aisée : c'est pourtant ce que lui permet le récit détaillé du parcours d'un grand patron du secteur pétrolier venu des classes populaires lyonnaises. Une occasion de réfléchir sur une question classique : qu'est-ce qui fait adhérer au capitalisme ?
Reprenons rapidement de quoi il s'agit : dans une enquête consacré à l'accès aux élites en France et en Inde, Jules Naudet a rencontré Frank, patron de la filiale française d'un grand groupe pétrolier, fils d'ouvrier, "exemple parfait de celui qui parvient à déjouer les lois sociales de la reproduction". Il lui consacre un petit livre biographique, qui est aussi une occasion de réfléchir sur notre rapport à la mobilité sociale. Dans l'interview qu'il donne aux Inrocks, le sociologue souligne que Frank reste, malgré tout, un patron comme les autres, au discours empreint d'un ultralibéralisme abrasif (il a mené plusieurs plans sociaux très durs, critique vertement l'Etat, les charges sociales, les réglementations sur les gaz de schiste, considère "qu'on est victime si on le veut [...] il y a quand même qui choisissent leur sort [être au chômage]" et que "on a une société beaucoup trop socialiste"). Pourtant, Jules Naudet se refuse à en faire un portrait de grand méchant patron. C'est qu'il y a une question fondamentale à traiter :
La question de l'adhésion aux principes du capitalisme est l'une des grandes questions de la sociologie : Weber, déjà, analysait comment les conduites économiques capitalistes ont été produites par les maximes religieuses d'un certain calvinisme. Reprenant cette ligne d'analyse, Boltanski et Chiapello soulignent que ce n'est certainement pas la présentation austère de la réalisation d'un optimum de Pareto par la rencontre de l'offre et de la demande et la démonstration de l'équilibre général d'Arrow-Debreu qui va conduire les individus à accepter de consacrer leur vie et leur santé à la recherche illimitée du gain et de la promouvoir comme un impératif éthique : le capitalisme a besoin d'autres justifications. Réalisation de soi par le travail, rencontres excitantes, fun : l'esprit du capitalisme n'est plus aujourd'hui religieux, mais reprend sans problème les discours contestataires d'hier, ceux-là même qui dénonçaient l'aliénation et la standardisation. La divinisation de Steve Jobs, véritable rock star pour certains de mes élèves, en témoigne. Cela n'exclut pas, bien sûr, des armes plus classiques pour obliger tout un chacun à adopter un comportement capitaliste (que ce soit la "menace de la faim" pour le dire comme Polanyi ou le recours à la violence étatique), mais le capitalisme se doit aussi de proposer de "bonnes raisons" d'y croire et d'accepter l'ordre qu'il impose.
C'est dans cette veine que Jules Naudet dresse une petite liste de grands patrons qui, par leur charisme savamment construit, contribuent à rendre le capitalisme acceptable. On pourrait sans mal la rallonger, y compris par des noms moins connus. Ce type de patrons a été très subtilement critiqué dans l'épisode des Simpsons "You Only Move Twice" (Saison 8, épisode 2) : le sympathique Hank Scorpio y apparaît comme un patron sympa, créatif, dilettante, soucieux du bien-être de ses employés... mais qui les convainc ainsi de travailler à un plan digne des méchants de James Bond, avec arme de l'apocalypse, chantage international, et femme en bikini qui étouffe les gens avec ses cuisses. Accepter de travailler à la destruction de la planète en échange d'une vie confortable et épanouissante, ça ne vous rappelle rien ?
Il y a pourtant une caractéristique commune à ces différents patrons que Jules Naudet n'évoque pas dans cette interview : ce sont tous des hommes... Remarque triviale ? Pas tant que ça. On pourrait classiquement y voir le signe que l'accès aux positions les plus élevées est plus difficile pour les femmes, les obstacles plus nombreux, le plafond de verre toujours bien présent. Mais il y a une autre façon intéressante de penser cette question. Dans un article intitulé "Gender, Capitalism and Globalization", Joan Acker évoque également la masculinité majoritaire des hérauts du capitalisme et de la mondialisation - parmi lesquels Bill Gates, également cité par Jules Naudet. Voici une traduction (imparfaite) du passage en question (p. 13 de ce pdf) :
Ce que souligne Joan Acker, c'est que si tous ces hérauts du capitalisme sont des hommes, ils ne sont pas n'importe quels hommes : ils font montre d'un certain type de masculinité, une "hyper-masculinité hégémonique". Ce ne sont pas des machos au sens traditionnel du terme, qui correspondrait aujourd'hui à des formes populaires - et dominées - de masculinité. Mais leurs comportements, leurs images, la façon dont ils se mettent volontiers eux-mêmes en scène correspond bien à une définition de la masculinité, aux valeurs tout ce qu'il y a de plus classiques, centrées sur la domination d'autrui. Ce n'est pas non plus que c'est un comportement "naturel" (et certainement pas "biologique") pour les hommes : la confrontation avec les masculinités populaires suffit à s'en convaincre. Si ces masculinités sont "encastrées dans des pratiques collectives", c'est parce qu'elles sont attendues par un ensemble d'institutions et d'acteurs : pour parvenir aux plus hauts niveaux de la direction des entreprises, il faudra se montrer "agressif, sans pitié, compétitif", il faudra aussi se consacrer pleinement à l'activité "productive" en ignorant les activités "reproductives" (soins aux autres, entretiens des relations amicales, etc.) ou, plus souvent, en les déléguant au genre féminin.
Ce n'est donc pas simplement que les dirigeants des grandes entreprises sont des hommes, c'est bien qu'ils sont un certain type d'hommes (have been men, but just not any men écrit Acker). Par rapport au cas de Frank, cela nous permet peut être de mieux saisir pourquoi il s'intègre si facilement à l'élite dirigeante. Comme le signale Jules Naudet, d'autres parcours de mobilité ascendante sont marqué par la douleur, la honte ou la difficulté à se sentir légitime. Il cite naturellement le cas d'Edouard Louis, dont le récent roman a fait couler beaucoup d'encre. Difficile de penser qu'il n'y a pas une question de genre là derrière, y compris dans le choix d'une discipline "dominée" dans le champ scientfique - la sociologie. D'autant plus que la fin de En Finir avec Eddy Bellegueule, trop peu commentée, laisse clairement entendre que son expérience de l'homophobie ne s'est pas arrêtée avec l'entrée dans les classes dominantes... Au contraire, la masculinité populaire qu'a pu connaître Frank ne présente pas forcément une rupture si nette avec les masculinités en vigueur dans les cénacles du pouvoir économique.
Une interprétation classique du rôle de la masculinité dans le monde économique serait d'en faire une simple idéologie venant légitimer le capitalisme, et donc produite à cette fin, une "superstructure" qui naîtrait de "l'infrastructure" économique, de la même façon que Marx fait de la religion "l'opium du peuple". Cette lecture est séduisante si l'on s'intèresse aux masculinités dominées : que la définition de la virilité ouvrière soit un moyen de mettre la main-d’œuvre au travail, d'inciter à travailler plus ou à prendre plus de risque pour arracher un peu plus de travail gratuit, tout en maintenant un travail féminin moins coûteux (voire gratuit quand il s'agit du travail domestique qui n'est pas vu comme un "vrai" travail parce que féminin...) capte bien quelque chose de la réalité. Mais le problème est différent lorsque l'on s'intèresse aux dominants, à ceux qui ont la capacité d'organiser le capitalisme et la mondialisation. Ce que propose de faire Joan Acker, c'est de retourner l'argument, d'envisager la relation dans l'autre sens. Voici la suite de ce qu'elle écrit, toujours imparfaitement traduit par mes soins :
La masculinité et, partant de là, les genres font partie du contexte dans lequel se déploie les relations et les activités économiques. Celles-ci contribuent sans doute à définir les genres mais les genres contribuent aussi à donner forme (les anglo-saxons utiliseraient le verbe "to shape") au capitalisme. Les décisions que prennent les grands dirigeants ne sont pas l'expression d'une pure rationalité économique "naturelle" mais sont bien travaillées par des attentes genrées : il leur faut apparaître comme agressifs, dominants, compétitifs... Si cela leur est aussi rendu obligatoire par certaines institutions sociales - les marchés sont les plus importantes en la matière - c'est aussi parce que ces institutions ont été construites dans cette perspective. Le colonialisme, par exemple, n'est pas seulement né d'enjeux économiques, mais aussi d'une masculinité violente et guerrière qui trouvait à s'exprimer pleinement en dehors des frontières nationales (Acker cite cet ouvrage : voir à partir de la p. 46, la section "Globalizing Masculinities"). Les enquêtes ethnographiques sur les mondes de la finance montrent également que la place des références viriles y est courante : non seulement l'exploitation des femmes (boîte de strip-tease, prostitution...) peut être un moyen d'entretenir de bonnes relations commerciales, mais encore l'usage d'un vocabulaire viriliste (on "baise", "encule", "habille la mariée", etc.) y est courant. Ces éléments ne font pas que tenir à l'écart les femmes qui ne parviendraient pas à supporter une ambiance peu accueillante pour elles (on pourrait analyser la façon dont celles qui y parviennent doivent se "masculiniser") : elles pèsent aussi sur les décisions... à commencer par la prise de risque... Une fois de plus, ce n'est pas le comportement naturel des hommes qui est en jeu, mais bien la façon dont celui-ci est défini : pour être un homme, il faut prendre des risques... et cela a quelque influence sur la façon dont on définit et perçoit la valeur d'un actif...
Ce qui importe ici, c'est bien de pouvoir genrer le capitalisme. Celui-ci a tendance a être présenté comme une force naturelle et impersonnelle - il en va très largement de même pour la mondialisation. On voit pourtant ici qu'il s'agit en fait d'une force masculine, c'est-à-dire travaillée par la définition d'une certaine masculinité. Les institutions du capitalisme, jusqu'aux plus basiques, ne sont pas simplement le produit de rapports d'exploitation entre classes sociales mais aussi de rapports entre les genres, et entre les différentes définitions de chaque genre. Pour prendre un exemple très simple, ce que nous appelons "travail" laisse encore largement de côté tout un ensemble d'activités productives domestiques réalisées majoritairement par des femmes... Derrière la force impersonnelle se cachent en fait des enjeux et des intérêts tout à fait situés. Faire un sort à l'idée que le capitalisme est naturel et neutre, c'est aussi prendre en compte la façon dont il est l'expression d'intérêts de genre... Et on pourrait aller plus loin en notant que les grands dirigeants du capitalisme mondial sont aussi majoritairement des occidentaux blancs...
Il n'est pas rare que les féministes se voient opposer l'argument selon lequel les inégalités qui frappent les femmes sont le produit du capitalisme et sont donc destinées à disparaître avec celui-ci. Proposition d'où l'on tire généralement qu'il est nécessaire de se concentrer sur la lutte contre le capitalisme et la lutte des classes et de laisser de côté la lutte contre le patriarcat. En s'appuyant sur l'analyse de Acker, on peut comprendre qu'il y a une autre façon, bien plus riche, d'articuler ces éléments : faire la critique du capitalisme comme force masculine, c'est bien ouvrir une brèche dans celui-ci, le restituer comme une construction historique, située et non-universelle. C'est aussi se donner les moyens de penser des relations économiques nouvelles, différentes, non-capitalistes - et ce d'autant plus que, dans la lutte des classes, les belligérants peuvent avoir, selon une lecture simmelienne, certains intérêts communs à amender le système plutôt que de le transformer. Plutôt que d'attendre le grand soir qui abattra d'une même pierre capitalisme et patriarcat, c'est prendre conscience que la critique féministe est une critique anticapitalisme. Si ses alliés se voilent parfois la face, ses adversaires, eux, l'ont bien compris...
Reprenons rapidement de quoi il s'agit : dans une enquête consacré à l'accès aux élites en France et en Inde, Jules Naudet a rencontré Frank, patron de la filiale française d'un grand groupe pétrolier, fils d'ouvrier, "exemple parfait de celui qui parvient à déjouer les lois sociales de la reproduction". Il lui consacre un petit livre biographique, qui est aussi une occasion de réfléchir sur notre rapport à la mobilité sociale. Dans l'interview qu'il donne aux Inrocks, le sociologue souligne que Frank reste, malgré tout, un patron comme les autres, au discours empreint d'un ultralibéralisme abrasif (il a mené plusieurs plans sociaux très durs, critique vertement l'Etat, les charges sociales, les réglementations sur les gaz de schiste, considère "qu'on est victime si on le veut [...] il y a quand même qui choisissent leur sort [être au chômage]" et que "on a une société beaucoup trop socialiste"). Pourtant, Jules Naudet se refuse à en faire un portrait de grand méchant patron. C'est qu'il y a une question fondamentale à traiter :
A ce propos, il m’a aussi semblé important de ne pas passer sous silence, pour des raisons idéologiques, à quel point Franck peut être un patron sympathique et attachant. Faire un portrait de Franck en méchant patron aurait été trop simple. Il me semble en effet qu’une critique de la domination économique doit parvenir à se confronter à ce fait essentiel : la force du capitalisme repose sur sa capacité à désarmer la critique en se réappropriant les outils de la contestation. C’est ce qu’ont magistralement montré Eve Chiapello et Luc Boltanski. Franck est une incarnation originale de ce nouvel esprit du capitalisme. Il en est même un virtuose. C’est la force du capitalisme que de parvenir à placer à la tête des grands groupes des gens aux personnalités et au charisme forts tels que Franck ou d’autres plus connus comme Patrick de Margerie, Xavier Niel, Steve Jobs, Bill Gates, etc.
La question de l'adhésion aux principes du capitalisme est l'une des grandes questions de la sociologie : Weber, déjà, analysait comment les conduites économiques capitalistes ont été produites par les maximes religieuses d'un certain calvinisme. Reprenant cette ligne d'analyse, Boltanski et Chiapello soulignent que ce n'est certainement pas la présentation austère de la réalisation d'un optimum de Pareto par la rencontre de l'offre et de la demande et la démonstration de l'équilibre général d'Arrow-Debreu qui va conduire les individus à accepter de consacrer leur vie et leur santé à la recherche illimitée du gain et de la promouvoir comme un impératif éthique : le capitalisme a besoin d'autres justifications. Réalisation de soi par le travail, rencontres excitantes, fun : l'esprit du capitalisme n'est plus aujourd'hui religieux, mais reprend sans problème les discours contestataires d'hier, ceux-là même qui dénonçaient l'aliénation et la standardisation. La divinisation de Steve Jobs, véritable rock star pour certains de mes élèves, en témoigne. Cela n'exclut pas, bien sûr, des armes plus classiques pour obliger tout un chacun à adopter un comportement capitaliste (que ce soit la "menace de la faim" pour le dire comme Polanyi ou le recours à la violence étatique), mais le capitalisme se doit aussi de proposer de "bonnes raisons" d'y croire et d'accepter l'ordre qu'il impose.
C'est dans cette veine que Jules Naudet dresse une petite liste de grands patrons qui, par leur charisme savamment construit, contribuent à rendre le capitalisme acceptable. On pourrait sans mal la rallonger, y compris par des noms moins connus. Ce type de patrons a été très subtilement critiqué dans l'épisode des Simpsons "You Only Move Twice" (Saison 8, épisode 2) : le sympathique Hank Scorpio y apparaît comme un patron sympa, créatif, dilettante, soucieux du bien-être de ses employés... mais qui les convainc ainsi de travailler à un plan digne des méchants de James Bond, avec arme de l'apocalypse, chantage international, et femme en bikini qui étouffe les gens avec ses cuisses. Accepter de travailler à la destruction de la planète en échange d'une vie confortable et épanouissante, ça ne vous rappelle rien ?
Il y a pourtant une caractéristique commune à ces différents patrons que Jules Naudet n'évoque pas dans cette interview : ce sont tous des hommes... Remarque triviale ? Pas tant que ça. On pourrait classiquement y voir le signe que l'accès aux positions les plus élevées est plus difficile pour les femmes, les obstacles plus nombreux, le plafond de verre toujours bien présent. Mais il y a une autre façon intéressante de penser cette question. Dans un article intitulé "Gender, Capitalism and Globalization", Joan Acker évoque également la masculinité majoritaire des hérauts du capitalisme et de la mondialisation - parmi lesquels Bill Gates, également cité par Jules Naudet. Voici une traduction (imparfaite) du passage en question (p. 13 de ce pdf) :
Dans l'organisation actuelle de la mondialisation, on peut voir apparaître une hyper-masculinité hégémonique que l'on peut caractériser comme agressive, sans pitié, compétitive et conflictuelle (adversial). Pensons à Rupert Murdoch, Phil Knight ou Bill Gates. Bill Gates, qui appartient à une génération plus jeune que Murdoch ou Knight, peut apparaître d'une agressivité moins forte et plus responsable socialement que les deux autres, avec ses contributions à de bonnes œuvres partout dans le monde. Pourtant, ses actions publiques au cours du procès anti-trust contre Microsoft présentent le même caractère impitoyable, compétitif et conflictuel de l'hyper-masculinité. Cette masculinité s'appuie sur et est renforcée par l'ethos du libre-marché, par la compétition et par un environnement du type "vaincre ou mourir". C'est là la masculinité (the masculine image) de ceux qui organisent et dirigent la mondialisation. Ces masculinités, encastrées dans des pratiques collectives, font partie du contexte dans lequel certains hommes prennent les décisions qui conduisent et construisent ce que l'on appelle la "mondialisation" et la "nouvelle économie".
Ce que souligne Joan Acker, c'est que si tous ces hérauts du capitalisme sont des hommes, ils ne sont pas n'importe quels hommes : ils font montre d'un certain type de masculinité, une "hyper-masculinité hégémonique". Ce ne sont pas des machos au sens traditionnel du terme, qui correspondrait aujourd'hui à des formes populaires - et dominées - de masculinité. Mais leurs comportements, leurs images, la façon dont ils se mettent volontiers eux-mêmes en scène correspond bien à une définition de la masculinité, aux valeurs tout ce qu'il y a de plus classiques, centrées sur la domination d'autrui. Ce n'est pas non plus que c'est un comportement "naturel" (et certainement pas "biologique") pour les hommes : la confrontation avec les masculinités populaires suffit à s'en convaincre. Si ces masculinités sont "encastrées dans des pratiques collectives", c'est parce qu'elles sont attendues par un ensemble d'institutions et d'acteurs : pour parvenir aux plus hauts niveaux de la direction des entreprises, il faudra se montrer "agressif, sans pitié, compétitif", il faudra aussi se consacrer pleinement à l'activité "productive" en ignorant les activités "reproductives" (soins aux autres, entretiens des relations amicales, etc.) ou, plus souvent, en les déléguant au genre féminin.
Ce n'est donc pas simplement que les dirigeants des grandes entreprises sont des hommes, c'est bien qu'ils sont un certain type d'hommes (have been men, but just not any men écrit Acker). Par rapport au cas de Frank, cela nous permet peut être de mieux saisir pourquoi il s'intègre si facilement à l'élite dirigeante. Comme le signale Jules Naudet, d'autres parcours de mobilité ascendante sont marqué par la douleur, la honte ou la difficulté à se sentir légitime. Il cite naturellement le cas d'Edouard Louis, dont le récent roman a fait couler beaucoup d'encre. Difficile de penser qu'il n'y a pas une question de genre là derrière, y compris dans le choix d'une discipline "dominée" dans le champ scientfique - la sociologie. D'autant plus que la fin de En Finir avec Eddy Bellegueule, trop peu commentée, laisse clairement entendre que son expérience de l'homophobie ne s'est pas arrêtée avec l'entrée dans les classes dominantes... Au contraire, la masculinité populaire qu'a pu connaître Frank ne présente pas forcément une rupture si nette avec les masculinités en vigueur dans les cénacles du pouvoir économique.
Une interprétation classique du rôle de la masculinité dans le monde économique serait d'en faire une simple idéologie venant légitimer le capitalisme, et donc produite à cette fin, une "superstructure" qui naîtrait de "l'infrastructure" économique, de la même façon que Marx fait de la religion "l'opium du peuple". Cette lecture est séduisante si l'on s'intèresse aux masculinités dominées : que la définition de la virilité ouvrière soit un moyen de mettre la main-d’œuvre au travail, d'inciter à travailler plus ou à prendre plus de risque pour arracher un peu plus de travail gratuit, tout en maintenant un travail féminin moins coûteux (voire gratuit quand il s'agit du travail domestique qui n'est pas vu comme un "vrai" travail parce que féminin...) capte bien quelque chose de la réalité. Mais le problème est différent lorsque l'on s'intèresse aux dominants, à ceux qui ont la capacité d'organiser le capitalisme et la mondialisation. Ce que propose de faire Joan Acker, c'est de retourner l'argument, d'envisager la relation dans l'autre sens. Voici la suite de ce qu'elle écrit, toujours imparfaitement traduit par mes soins :
On peut faire l'hypothèse que la façon dont ces hommes se voient, les actions et les choix qu'ils se sentent obligé de faire et qu'ils se sentent légitime à faire, la façon dont eux et le monde autour d'eux définit une masculinité désirable, participe à leur prise de décision. Les décisions prises au plus haut du niveau du pouvoir économique (masculin) ((masculin) corporate power) ont des conséquences qui sont ressenties comme l'expression de forces économiques toutes puissantes ou des transformations sociales désincarnées. Dans le même temps, elles symbolisent et mettent en œuvre différentes masculinités hégémoniques.
La masculinité et, partant de là, les genres font partie du contexte dans lequel se déploie les relations et les activités économiques. Celles-ci contribuent sans doute à définir les genres mais les genres contribuent aussi à donner forme (les anglo-saxons utiliseraient le verbe "to shape") au capitalisme. Les décisions que prennent les grands dirigeants ne sont pas l'expression d'une pure rationalité économique "naturelle" mais sont bien travaillées par des attentes genrées : il leur faut apparaître comme agressifs, dominants, compétitifs... Si cela leur est aussi rendu obligatoire par certaines institutions sociales - les marchés sont les plus importantes en la matière - c'est aussi parce que ces institutions ont été construites dans cette perspective. Le colonialisme, par exemple, n'est pas seulement né d'enjeux économiques, mais aussi d'une masculinité violente et guerrière qui trouvait à s'exprimer pleinement en dehors des frontières nationales (Acker cite cet ouvrage : voir à partir de la p. 46, la section "Globalizing Masculinities"). Les enquêtes ethnographiques sur les mondes de la finance montrent également que la place des références viriles y est courante : non seulement l'exploitation des femmes (boîte de strip-tease, prostitution...) peut être un moyen d'entretenir de bonnes relations commerciales, mais encore l'usage d'un vocabulaire viriliste (on "baise", "encule", "habille la mariée", etc.) y est courant. Ces éléments ne font pas que tenir à l'écart les femmes qui ne parviendraient pas à supporter une ambiance peu accueillante pour elles (on pourrait analyser la façon dont celles qui y parviennent doivent se "masculiniser") : elles pèsent aussi sur les décisions... à commencer par la prise de risque... Une fois de plus, ce n'est pas le comportement naturel des hommes qui est en jeu, mais bien la façon dont celui-ci est défini : pour être un homme, il faut prendre des risques... et cela a quelque influence sur la façon dont on définit et perçoit la valeur d'un actif...
Ce qui importe ici, c'est bien de pouvoir genrer le capitalisme. Celui-ci a tendance a être présenté comme une force naturelle et impersonnelle - il en va très largement de même pour la mondialisation. On voit pourtant ici qu'il s'agit en fait d'une force masculine, c'est-à-dire travaillée par la définition d'une certaine masculinité. Les institutions du capitalisme, jusqu'aux plus basiques, ne sont pas simplement le produit de rapports d'exploitation entre classes sociales mais aussi de rapports entre les genres, et entre les différentes définitions de chaque genre. Pour prendre un exemple très simple, ce que nous appelons "travail" laisse encore largement de côté tout un ensemble d'activités productives domestiques réalisées majoritairement par des femmes... Derrière la force impersonnelle se cachent en fait des enjeux et des intérêts tout à fait situés. Faire un sort à l'idée que le capitalisme est naturel et neutre, c'est aussi prendre en compte la façon dont il est l'expression d'intérêts de genre... Et on pourrait aller plus loin en notant que les grands dirigeants du capitalisme mondial sont aussi majoritairement des occidentaux blancs...
Il n'est pas rare que les féministes se voient opposer l'argument selon lequel les inégalités qui frappent les femmes sont le produit du capitalisme et sont donc destinées à disparaître avec celui-ci. Proposition d'où l'on tire généralement qu'il est nécessaire de se concentrer sur la lutte contre le capitalisme et la lutte des classes et de laisser de côté la lutte contre le patriarcat. En s'appuyant sur l'analyse de Acker, on peut comprendre qu'il y a une autre façon, bien plus riche, d'articuler ces éléments : faire la critique du capitalisme comme force masculine, c'est bien ouvrir une brèche dans celui-ci, le restituer comme une construction historique, située et non-universelle. C'est aussi se donner les moyens de penser des relations économiques nouvelles, différentes, non-capitalistes - et ce d'autant plus que, dans la lutte des classes, les belligérants peuvent avoir, selon une lecture simmelienne, certains intérêts communs à amender le système plutôt que de le transformer. Plutôt que d'attendre le grand soir qui abattra d'une même pierre capitalisme et patriarcat, c'est prendre conscience que la critique féministe est une critique anticapitalisme. Si ses alliés se voilent parfois la face, ses adversaires, eux, l'ont bien compris...