La stratégie du mauvais élève

Via Twitter, je tombe sur ce post un peu ancien sur un blog nommé "Paroles de Papa". Je résume rapidement de quoi il s'agit si vous ne voulez pas vous en infliger la lecture intégrale, rapidement roborative et prévisible : un père s'occupe seul de ses deux enfants pour la journée et publie les échanges de SMS avec sa conjointe, échanges qui montrent comme il est trop pas doué LOL genre il amène le gamin à McDo et dit que c'est équilibré parce que les frites c'est des légumes MDR et aussi il sait pas reconnaître la machine à laver et le lave-vaiselle ROFL. Vous avez là l'essentiel des ressorts comiques, et comme vous pouvez le voir, on se bidonne mais d'une force peu commune. Histoire authentique ou simple blague un brin caricaturale ? Ce n'est pas le plus important. Ce que l'on peut voir mis en scène et justifié, c'est ce que l'on peut appeler avec Jean-Claude Kaufmann la "stratégie du mauvais élève".

N'ayant pas d'exemplaire de La Trame conjugale sous la main au moment où j'écris, je me contenterais de donner à lire un passage qui y fait référence dans Sociologie de la famille contemporaine de François de Singly (édition de 2004 : les éditions plus récentes ont fait l'objet de mises à jour, je ne sais pas si le passage y a été conservé). A vingt ans d'écart, la mise en parallèle avec le post cité ci-dessus demeure assez intéressant - comme quoi, dans les relations de couples, les transformations ne se font pas aussi rapidement que les magazines veulent le faire croire :

Dans la Trame conjugale, Jean-Claude Kaufmann découvre les tactiques que les hommes mettent en œuvre pour conserver les avantages acquis, et les solutions que les femmes acceptent, qui servent à justifier le maintien peu légitime d'une division du travail. C'est ainsi que l'homme peut apparemment manifester de la bonne volonté en acceptant de participer aux tâches ménagères tout en ne réussissant pas bien ce qui lui est demandé. IL entre dans la peau de l'élève qui "a normalement beaucoup de mal à apprendre : un rien sépare la mauvaise volonté de la difficulté réelle". Par exemple, il ne parvient pas à se souvenir de la relation entre types de linge et programmes des mots d'excuse : "c'est pas que je veux pas le faire, c'est que je n'y pense pas". Pour que les maîtres acceptent de si mauvais élèves, ces derniers font des efforts. Les hommes veulent montrer qu'ils ne sont pas devenus pour autant, après le flou agréable des débuts de la vie conjugale, des "machos" à l'ancienne. Ils témoignent de leur bonne volonté en exécutant telle ou telle tâche, choisie parce qu'elle semble moins pénible.

C'est ce genre de stratégie qu'illustre presque parfaitement le "témoignage" (les guillemets sont là pour questionner l'authenticité de la chose) de "Paroles de papa". On ne s'étonnera guère que des hommes qui savent se servir de smartphones et d'ordinateurs, capables de trouver comment y faire toutes sortes de réglages et de téléchargements - et je ne parle même de connaître les combinaisons de touches pour exécuter un enchaînement parfait dans Street Fighter, soient complètement démunis lorsqu'ils se trouvent confrontés aux quatre ou cinq boutons d'un lave-linge :


C'est ainsi que l'on peut comprendre que, dans une société où l'égalité entre les hommes et les femmes est une valeur affichée, se maintiennent pourtant des inégalités très marquées en termes de temps de travail domestique dans les couples hétérosexuels, y compris lorsque les deux conjoints sont salariés. Ainsi, en 2010, les femmes consacraient en moyenne 4h01 quotidiennes aux tâches domestiques contre 2h13 pour les hommes. Si on considère les seuls soins aux enfants, le temps moyen quotidien est, pour les femmes de 45 minutes contre 19 pour les hommes (chiffres tirés de ce document, tout comme le tableau qui suit : cliquez dessus pour le voir en entier).


L'argument de Kauffmann est donc le suivant : ce sont dans les interactions au sein du couple que se reproduisent les inégalités domestiques, au travers des arrangements apparemment libres, mais en fait inégaux, entre les conjoints. Un résultat très proche avait déjà été mis à jour aux Etats-Unis dans l'ouvrage The Second Shift (1989) de Arlie Hochschild : au travers de l'étude approfondie de plusieurs couples, l'auteure mettait en avant, de la même façon, les stratégies mises en œuvre par les hommes et les femmes pour négocier, rarement de façon très égale, les tâches domestiques.

On pourra objecter que le cas rapporté ici est probablement fictif, ou tout au moins assez romancé. Il faut tout d'abord rappeler que les travaux de Kauffmann et de Hoschild s'appuient sur des enquêtes approfondies, au travers d'entretien avec différents couples, et que c'est au travers d'eux que sont mises à jour les stratégies et le sens prêtées à celles-ci par les individus. Mais c'est encore insuffisant : la mise en scène humoristique présente nous en dit beaucoup plus. Elle tire en effet sa force drolatique (enfin, vous voyez ce que je veux dire...) de "l'effet de réel" qu'elle produit : "c'est drôle parce que c'est vrai" dira-t-on. Les commentaires du post, d'ailleurs, rappellent que, si c'est de l'humour, cela n'a pas moins prétention à décrire quelque chose de vrai : "En plus je me reconnais dans certaines situations (quels vêtements mettre par exemple)", "J'adore! Je suis persuadé que plus tard mon chéri sera comme ça pour certaines choses (notamment sur les questions sur les gouttes etc...). déja que quand c'est lui qui s'occupe du cochon d'inde j'ai plein de sms :)", "c'est vrai que j'ai beaucoup rigoler à la lecture, mais quand on le vit, c'est pas si drôle finalement", etc. C'est d'ailleurs là-dessus que repose le succès du billet : on le partage pour s'y reconnaître ou y (faire) reconnaître quelqu'un.

Il ne s'agit pas pour autant pour moi de prétendre que c'est là une représentation fidèle de la réalité au seul prétexte que c'est l'un des mécanismes sur lequel repose l'humour du post. Cet humour à vocation sociologique - sociologie spontanée, non contrôlée, appuyée sur rien d'autres que des préjugés - ne remplacera jamais une vraie enquête de sociologie au plan de la connaissance. Mais il aura peut-être plus de force lorsqu'il s'agira d'influer sur les attitudes et les comportements des personnes. Car cet humour est précisément ce qui rend possible la stratégie du mauvais élève : en faisant exister un cadre d'interprétation des comportements masculins, en leur donnant une justification, fut-elle par le rire, elle permet aux hommes de recourir à cette stratégie de façon d'autant plus efficace. Leur conjointe pourra s'énerver, se fâcher, leur faire des reproches... mais finalement, c'est drôle qu'ils soient aussi maladroits, non ? Ce n'est pas bien grave, c'est juste que les hommes, c'est comme ça... Et on touche là à l'une des fonctions latentes de ces formes humoristiques : rendre possible certains comportements, faciliter certaines stratégies, et, ici, protéger finalement le confort de certains hommes qui y trouveront les ressources nécessaires pour justifier de façon assez puissante leur faible participation aux tâches domestiques.

L'argument de Kauffmann, qui s'intéresse d'abord aux interactions au sein du couple, se double ici efficacement des schèmes narratifs et culturels que permet la diffusion et l'échange de ce type d'histoire, surtout sous un angle humoristique. La stratégie du mauvais élève ne serait pas possible s'il n'y avait pas au dehors de la scène sociale constituée du couple une scène plus grande où les acteurs ne sont pas des individus mais des archétypes, les hommes et les femmes, les pères et les mères - ce qui explique, comme on me le fait remarquer sur Twitter, que les femmes ne peuvent pas jouer aux mauvais élèves. Cette scène est peuplée par la sociologie spontanée que nous sommes tous amenés à faire, et ce souvent sous l'angle de l'humour - il faudrait d'ailleurs réfléchir à comment de la pseudo-science comme "Les hommes viennent de Mars et les femmes de Venus" peut si facilement se transformer en spectacle humoristique... La sociologie scientifique, bien moins drôle, apparaît plus que jamais nécessaire.

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A chacun son Français : De l'instrumentalisation du temps de travail

La presse anglo-saxonne se moque d'une soi-disante interdiction française de répondre aux mails après 18h. C'est le Guardian qui diffuse l'info, se faisant au passage corriger par Buzzfeed, dans une sorte de retournement des hiérarchies journalistiques qui laisse pantois. Mais soyons honnête : le mythe des Français feignasses, ce n'est pas une invention purement anglo-saxonne. Un certain discours auto-critique bien français y a fortement contribué, et ce bien avant même le débat récurrent sur les 35h... Comme j'ai pu le signaler précédemment, dans mon travail de thèse, j'ai été amené à interviewer bon nombre de Français travaillant ou ayant travaillé à l'étranger. Ce qui me frappe, c'est la distance entre leurs discours sur le rapport au travail en France et dans les pays Anglo-saxons et celui qui est le plus courant, quasiment officiel, dans les articles de presse et les discours politiques. Et si je vous disais qu'en France, on travaille trop ?

Si je vous le disais, il y aurait fort à parier qu'un certain nombre d'entre vous seraient étonnés. Et pourtant, c'est ce que plusieurs de mes interviewés décrivent. Lorsque je leur demande ce qu'ils apprécient dans le fait de travailler à l'étranger, et particulièrement dans les pays anglo-saxons, il y a quelque chose qui revient de façon récurrente : le fait que, à 17h, on puisse être au pub à boire des bières plutôt qu'au bureau en train de faire des heures supplémentaires. Ce n'est pas une reformulation de ma part : c'est bien en ces termes, avec le pub et la bière, qu'ils peuvent formuler ce jugement positif sur le travail à l'étranger (ou encore, à propos des Etats-Unis : "Moi, à 5h30, j'étais dehors. Et le vendredi après-midi, à 14h, les bureaux étaient fermés, la sécurité nous mettait dehors, donc j'allais faire de la planche à voile"). Et il s'agit en l'occurrence de cadres haut placés dans la hiérarchie de quelques entreprises industrielles et financières. Pour ne prendre qu'un exemple, voici le récit fait par l'un d'eux :

Question : On entends aussi dire à propos des Français à l'étranger, particulièrement sur Londres, qu'on travaille beaucoup plus qu'en France. C'est ce que vous ressentez ?
Pas du tout. [...] Les Anglais, ils en rament pas une. Je pense que ça fait partie des raisons pour lesquels, dans ma boîte, ils aiment embaucher des étrangers, c'est qu'ils ont du constater que il y a une tendance à travailler 10-12h par jour.
J'ai du intégrer une analyste [...] : à 17h30, si je l'arrêtais pas, elle était dehors.
Question : C'est assez différent de ce qu'on peut attendre parfois.
C'est des âneries. Après, c'est vrai qu'on a moins de vacances. [...] Là, il y a beaucoup plus de flexibilité sur les maladies. Ca me viendrait jamais à l'esprit de venir au boulot en étant malade. [...] Le rythme est différent. En France, on travaille comme des bêtes.
Question : En France, vous trouvez qu'on travaille beaucoup par rapport à ce que vous connaissez ?
Oui [...]. Après, il y a toujours des légendes. Quand je suis arrivée ds ma première boîte, j'ai entendu des gens qui disaient "ouais, moi, j'ai travaillé last night". Pour moi, c'était la nuit dernière, mais en fait, night, ça commence à sept heures. Si effectivement travailler jusqu'à 7h, ça veut dire qu'on a passé la nuit au bureau...

On peut mettre cela en miroir à la description haute en couleur faite par le Guardian des Français buvant du Sancerre pendant que les pauvres anglais triment et souffrent sous le point de la crise et de l'austérité :

While we poor, pallid, cowering Brits scurry about, increasingly cowed by the threat of recession-based redundancy and government measures that privilege bosses' and shareholder comfort over workers' rights, the continentals are clocking off. While we're staring down the barrel of another late one/extra shift/all-nighter, across the Channel they're sipping sancerre and contemplating at least the second half of a cinq à sept before going home to enjoy the rest of that lovely "work/133-hours-per-week-of-life" balance.

Ce que critiquent ces expatriés en France, c'est bien souvent leur rapport au travail : l'un d'eux dit encore "en France, [...] les gens restent jusqu'à tard, mais ils travaillent pas vraiment de 8h à 20h, c'est pas vrai. On glande, on socialise. Ça a ses vertus aussi. Mais je pense qu'à Paris en particulier, on donne un gros coup sur les heures de travail, aux Etats-Unis non. Il y a toujours des gens qui travaillent beaucoup : les gens qui sont dans la finance, les avocats. Mais autrement non, ils font leur 8h". Une autre se plaint qu'il soit obligatoire en France de rester longtemps au bureau même si l'on n'a rien à faire juste pour montrer que l'on est sérieux et travailleur alors qu'en Australie, elle pourrait alors boire des bières (une fois de plus).

Evidemment, il ne s'agit pas pour moi de prétendre que la mise en avant de ces témoignages et vignettes permet de dire une fois pour toutes que l'on travaille plus en France que dans les pays Anglo-saxons, ne serait-ce que parce que mes interviewés appartiennent à une classe particulière, et qu'il en serait sans doute tout autrement, d'un côté comme de l'autre, si on se tournait vers les ouvriers ou les employés. Notons cependant que le Guardian ne prend pas plus de pincettes de ce point de vue là. Mais ces témoignages ne sont pas sans valeur, et je ne peux que m'étonner qu'alors que je les ai rencontré assez facilement, au sein d'un échantillon assez diversifié, ils n'apparaissent jamais dans les écrits de journalistes ou d'autres qui donnent la parole aux expatriés. Ainsi, pas de trace de cela chez Christian Roudaut qui entend pourtant donner la parole aux Français de l'étranger, et mène en fait essentiellement une comparaison entre le "modèle français" et le "modèle anglo-saxon", à l'avantage du second.

C'est d'autant plus étonnant que ces éléments peuvent s'interpréter facilement dans le cadre de ce que Philippe d'Iribarne a nommé "la logique de l'honneur". Celle-ci, caractéristique de la culture professionnelle française, implique que les individus se trouvent placés à un certain statut social qu'ils doivent s'efforcer de tenir : si ce statut donne quelques privilèges, il est aussi contraignant. Rester travailler jusqu'à tard pour ne pas perdre la face, pour faire preuve de son zèle et de son "honneur", c'est une façon de tenir ce statut, de tenir ce rôle, et par là de justifier les privilèges que l'on mérite par ailleurs. Les Etats-Unis seraient au contraire dans une culture du contrat individuel, laquelle permettrait de comprendre les attitudes également décrites ici. Sans entrer ici dans le détail, Ph. d'Iribarne ne considère pas que l'un des deux modèles est supérieur à l'autre : il s'agirait plutôt de cultures nationales, produites par des histoires longues - dans le cas de la France, cela remonterait à l'Ancien Régime, rien de moins -, et qu'il serait vain d'essayer de changer. Il faut au contraire que les entreprises composent avec.

Il est intéressant de s'interroger sur nos perceptions du temps de travail. Ce que nous montrent en fait de façon conjointe l'article du Guardian et les quelques éléments de témoignage que je donne ici, c'est d'abord une perception toujours nationale de celui-ci : dans tous les cas, on parle du temps de travail "des Français" ou "des Anglais", nonobstant le fait qu'il peut être en fait très variable d'un secteur à l'autre, d'une profession à l'autre, d'une classe sociale à l'autre. Nos perceptions sont organisées par ces catégories "déjà là", de la même façon que Jean Bazin soulignait que l'existence du mot "Bambara" faisait naître l'idée qu'il existait un tel peuple avec des attitudes particulières : "comment un Bambara, questionné sur la religion, énoncerait-il en effet autre chose que la religion bambara ?" (voir l'article "A chacun son Bambara" dans ce bouquin). Plus loin, il écrit :

A strictement parler, Mage [l'un des ethnologues qui a étudié les Bambaras], pas plus qu'un autre, ne voit de Bambara ; il est seulement témoin de certains usages du nom. [...] Chaque identification que j'entends prononcer est relative ; il faut, pour comprendre ce qu'elle signifie, restituer l'espace social où elle a été énoncé, les positions qu'y occupent respectivement le nommant et le nommé - et éventuellement m'y situer moi-même en tant qu'étranger demandant "qui sont ces gens ?"

Ainsi, nous ne voyons pas décrits ici les Français ou les Anglais, des entités de toutes façons difficiles à saisir : nous voyons seulement comment sont utilisés ces termes dans des contextes particuliers, répondant à des enjeux propres. De la même façon que l'ethnie Bambara est finalement une production coloniale, où les dominants s'appuient sur une catégorie déjà là pour créer un peuple à contrôler, les références aux Français qui travaillent peu ou trop répondent à des enjeux différents. Ne nous laissons pas aller à voir, dans les moqueries venus d'Outre-manche, une simple manifestation "anti-française" venue de la perfide Albion : la fin de l'article du Guardian laisse transparaître une forme d'envie, qui est en fait un point d'appui possible pour une certaine critique, dont il faudrait en soi étudier les enjeux. Et sans remettre en cause en rien les témoignages que je présente ici, ils s'agit aussi d'opérations de critiques de la France : ce qui est visé dans la constitution et l'opposition des entités "pays anglo-saxons" et "France", c'est une certaine forme des relations de travail en France, ces discours n'étant pas exempts de critiques des hiérarchies des grandes entreprises françaises et des façons d'y faire sa place. Bref, elles ne se situent pas n'importe où dans l'espace économique ni dans la structure sociale. Mais pour en savoir plus, il faudra attendre que j'ai fini ma thèse.

[Notes : 1) Après les avoir maintenus fermés pendant quelques temps, je ré-ouvre les commentaires. Je serais très vigilants sur la modération ; 2) Edit du 12 Avril 2014 : Je vois passer des réactions à ce billet quelques peu... étonnantes. Je me permets donc de préciser : ce billet ne prétend en aucune façon que l'on travaille plus en France que dans les pays Anglo-saxons. Il s'interroge plutôt sur le rapport au travail et la façon dont celui-ci est attribué à des entités particulières - "la France" ou "les pays Anglo-saxons" - en fonction d'intérêts eux-mêmes particuliers.]

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