Au-delà de la controverse sur notetobe.com, la question de l’évaluation des enseignants demeure sur l’agenda politique. Le rapport Pochard évoque la question, suggérant une rémunération au mérite des enseignants, mérite appuyé sur les progrès des élèves et non sur leurs résultats bruts. L’objectif affiché est une amélioration de la performance du système éducatif, tel qu’il peut être mesuré par les enquêtes PISA, en incitant les professeurs à l’efficacité. Est-ce une bonne idée ? Un peu de théorie sociologique peut nous aider à y voir plus clair.
1. Qu’est-ce qui détermine les progrès des élèves ?
Première question à se poser : qu’est-ce qui détermine les résultats et les progrès des élèves ? La réponse que semblent suggérer les différents projets d’évaluation des enseignants a le parfum de l’évidence : sur les enseignants et sur l’école, pardi ! Pourtant, si on prend la peine d’adopter un cadre de réflexion un tant soit peu rigoureux, les choses ne sont pas si simples.
Comment expliquer l’action d’un individu – qu’il s’agisse de faire des progrès dans le cadre scolaire ou de toute autre chose? On peut estimer qu’elle dépend en grande partie de la socialisation de l’individu, c’est-à-dire du processus par lequel il intègre les normes, les valeurs et les comportements propres à un milieu social donné. Ce processus est continu : il commence dès la naissance de l’individu et ne s’arrête qu’à sa mort. Si la socialisation qui s’établie dans les premiers temps de la vie de l’individu – que l’on qualifie de « socialisation primaire » - joue un rôle fondamental, on peut estimer qu’elle peut être modifiée ou retravaillée en profondeur par la socialisation qui se fait par la suite – la « socialisation secondaire ».
Ce processus joue à l’évidence dans la réussite scolaire des élèves, ainsi que dans leur capacité à faire des progrès. La réussite à l’école demande en effet une acculturation au mode de fonctionnement de l’école : non seulement en terme de qualités proprement scolaires (savoir s’exprimer par exemple), mais aussi en termes d’adhésion au projet et aux jugements de l’institution. La famille et l’école exercent toutes deux une socialisation sur l’enfant-individu : la réussite est d’autant plus probable que les deux socialisations vont dans le même sens.
Ainsi, Bernard Lahire [1] explique la réussite scolaire des enfants des élèves de milieu populaire – sociologiquement « improbable » - par des interactions microsociologiques au sein de la famille orientées vers la réussite scolaire. Ainsi, la réussite scolaire d’une des élèves étudiées doit beaucoup à sa grand-mère, personne lettrée, qui lui transmet un rapport positif à l’écrit, l’entraîne et l’encourage. Il est à noter que ces interactions sont étroitement liés aux ressources particulières dont disposent les familles : ici, il s’agit des connaissances de la grand-mère, c’est-à-dire d’un capital scolaire qui peut se transmettre.
2. Déterminations multiples et plurisocialisation
Bernard Lahire va plus loin, en poursuivant dans l’étude des « variations interindividuelles ».En effet, depuis Pierre Bourdieu, tout un pan de la sociologie avait pris pour habitude d’étudier des déterminismes très large : en établissant par exemple des corrélations entre le milieu social et la réussite scolaire [2] ou les pratiques culturelles [3]. Les variations au sein d’une même catégorie – le fils d’ouvrier rentrant à Polytechnique, l’agrégé de Lettres classiques écoutant du rap – ne pouvaient être expliquées parce que contradictoire avec les grandes lois de la sociologie. Elle relevait alors de l’ordre du « miracle social ». La socialisation primaire était alors nettement privilégiée. En conservant le cadre théorique, Bernard Lahire propose d’expliquer ces variations en introduisant la notion de « plurisocialisation » [4].
Dans cette perspective, l’individu connaît continuellement des socialisations plurielles, ayant des directions différentes voire contraire, et, point important, entre lesquelles il navigue sans cesse. Il est ainsi possible de passer, suivant les contextes et les situations sociales, d’un système de disposition à l’autre, d’une attitude à l’autre. Ainsi en va-t-il de cette adolescente, prise entre deux socialisations contradictoires :
« Après avoir critiqué le groupe Whatfor [issu de l’émission Popstars], Floriane avoue avec peine ("bon, ça c’est pas obligé de l’enregistrer parce que c’est la honte !") qu’elle a acheté le CD des L5, premier groupe issu de l’émission Popstars sur M6 : "quand les Popstars, les premières Popstars, les L5 sont sortis, j’me suis acheté le CD parce que ça m’a fait énormément de souvenirs avec une amie parce qu’on regardait Popstars toutes les deux, tous les vendredis soirs, et c’était hyper fort. Et on s’est acheté le CD de Popstars, on s’l’est acheté pour deux. Et mon père, j’ai eu énormément de réflexions là-dessus. Au bout d’un moment, ça m’a gonflée, j’lui ai dit "attends arrête c’est bon. J’te l’met pas non plus à fond". Quand ils sont là, je sais les musiques que je peux écouter, les musiques que j’peux pas écouter". » (extraits d’entretien) [4]
Dans les sociétés contemporaines, l’individu appartient toujours à plusieurs « sociétés », plusieurs groupes, qui déterminent ainsi des dispositions différentes. Ce qui explique, d’ailleurs, le sentiment d’être un individu unique : parce que l’on n’est jamais soumis exactement aux mêmes cadres socialisateurs qu’autrui – y compris que son frère ou sa sœur – ces dispositions incorporées sont nécessairement différentes d’un individu à l’autre. Elles n’en sont pas moins sociales.
L’enfant ou l’adolescent ne fait pas exception : comme tout individu, il est pris dans une pluralité de socialisations diverses. On peut les énumérer sous formes d’instances de socialisation : sa famille, l’école, ses amis, les médias. L’enfant est ainsi, tour à tour, fils des ses parents, élève, copain, jeune… A chaque fois, ces socialisations fournissent aussi bien des attitudes auxquelles se conformer (être un bon élève/chahuter pour être cool/etc.) et des ressources, matérielles ou symboliques, pour les mettre en œuvre (techniques de langage et de présentation de soi, mode de justifications de son action…). Ainsi, l’enfant qui refuse le fonctionnement de l’école trouvera, dans certains médias et dans les représentations de sa génération (le jeune insouciant qui réussira par la musique plutôt que par l’école par exemple…), des appuis précieux.
Souvenons-nous par exemple du slogan de notetobe.com : « prend le pouvoir, note tes profs ! ». Voilà une ressource qu’un élève peut facilement mobiliser : l’école n’est pas un lieu d’apprentissage mais un lieu de pouvoir s’exerçant à ses dépends, il faut donc lutter contre cette domination. L’élève qui connaît une expérience plutôt déplaisante de l’école y trouvera une justification utile de son comportement.
3. Qui faut-il évaluer ?
Nous voilà donc avec un modèle permettant d’expliquer aussi bien les réussites que les progrès des élèves : ceux-ci dépendent des socialisations qui s’exercent sur eux, débouchant ou non sur une adhésion de l’enfant au fonctionnement scolaire. Si l’école, au travers de ses enseignants, a un rôle important à jouer, pouvant motiver ou démotiver les élèves, elle n’est pas la seule à prendre en ligne de compte. Le rôle de l’inscription familiale ou générationnelle (par le bais des pairs ou des médias) est également considérable.
Quelle conséquence de ce modèle en terme d’évaluation des enseignants ? Ceux-ci ne peuvent être tenus pour seuls responsables des progrès de leurs élèves. S’il existe effectivement un « effet maître », montrant une variation des progrès des élèves en fonction de l’enseignant, il ne faut pas négliger les autres effets, ne serait-ce que l’« effet classe » : les progrès des élèves dépendent aussi de la constitution des groupes, et donc, par exemple de la ségrégation urbaine et scolaire. Cela parce que la classe est, tout comme l’enseignant, une instance de socialisation, autorisant une plus ou moins grande adhésion de l’élève aux modèles de la réussite scolaire. Il faudrait alors prendre également en compte le rôle de la famille, des médias et du quartier. Les performances scolaires découlent également de leurs actions.
Pourquoi alors ne pas évaluer tous les acteurs de la réussite des élèves ? En termes d’incitations, cela serait sans doute plus efficace : il s’agirait de pousser les familles à se mobiliser, les médias à prendre leurs responsabilités, etc. Or le but n’est-il pas d’inciter les enseignants à avoir des pratiques plus favorables à la réussite des élèves ? Ne faudrait-il pas alors juger tout ceux qui participent à cette réussite ?
Evidemment, la réponse est que cela est impossible. Du moins, si l’on accorde quelques importances aux libertés fondamentales, liberté de conscience, liberté d’expression, etc. Il n’est pas envisageable que l’on impose aux médias une censure les obligeant à proposer des émissions encourageant la réussite des élèves ou que l’on oblige les parents à élever leurs enfants d’une certaine façon. Je ne parle même pas de l’impossibilité technique de cette dernière proposition.
Il n’en reste pas moins qu’évaluer les enseignants sur les progrès des élèves ne semble pas pertinent, du moins pas plus que de les évaluer sur les résultats bruts. Les deux ayant, finalement, les mêmes déterminants, cela ne fait pas de grosses différences. Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à toute forme d’évaluation, mais que celle-ci ne peut porter sur les performances, sauf à demander des comptes à toutes les personnes impliquées dans la production de ces performances.
4. Sur quoi faut-il évaluer les enseignants ?
Dès lors, si ce n’est sur les résultats obtenus, mesurés en terme de performances brutes ou de progrès, que l’on peut faire porter l’évaluation, on peut envisager une autre solution : évaluer sur les moyens mis en œuvre par les enseignants. Il s’agirait alors de vérifier si l’enseignant a mis en œuvre suffisamment de techniques pédagogiques, d’énergie et d’attention pour donner l’occasion aux élèves de faire des progrès s’ils en ont par ailleurs la possibilité. A-t-il prêter suffisamment attention aux diverses difficultés des élèves ? A-t-il consacré suffisamment de temps aux différents cas individuels ? A-t-il adopter une approche pédagogique facilitant l’apprentissage des élèves ? Il serait possible d’imaginer différents critères sur lesquels un avis objectif pourrait être rendu.
L’avantage est que, du point de vue des enseignants, l’incitation est bien meilleure. Les notes et les progrès des élèves sont en effet des grandeurs malléables par l’enseignant : il serait tenter de sous-noter au début de l’année et de sur-noter à la fin. Sauf à imaginer des évaluations indépendantes annuelles, ce qui semble difficile au vue du coût qu’un tel dispositif réclamerait, le système est beaucoup trop manipulable et n’inciterait pas vraiment les enseignants à modifier systématiquement leurs pratiques. De plus, cela viendrait à réduire dans l’enseignement le temps consacré à des éléments peu évaluable, comme le développement de la curiosité ou d’un rapport positif au savoir. Il serait plus simple d’apprendre aux élèves des recettes toutes faites, simples à ressortir et facilement évaluable.
Au contraire, penser en termes de moyen donnerait la possibilité d’encourager les enseignants à réfléchir et à adapter leurs pratiques en respectant leurs efforts et leur liberté pédagogique. On aurait un guide pour l’action beaucoup plus qu’une évaluation, puisque les innovations pédagogiques que chaque procédure peut produire seraient accueillies favorablement.
En la matière, il serait sans doute bon de suivre la proposition de Philippe Meirieu (merci à Christophe Foraison pour le lien) d’une obligation de moyens se rapprochant de celle des médecins. On ne peut reprocher à un médecin de ne pas parvenir à sauver un patient : les déterminants de l’état de santé d’un individu sont beaucoup trop complexe pour qu’il en ait une totale maîtrise. Il en est de même pour un enseignant face à un élève, comme le modèle que j’ai présenté à l’aide des travaux de Bernard Lahire tend à le montrer. Mais on peut reprocher à un médecin de ne pas avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver le patient. La déontologie et le serment d’Hippocrate sont là pour le rappeler. Il en va de même pour un enseignant : on ne peut attendre de lui que la mise en œuvre de certains moyens, pas la réussite à tous les coups.
Dans une prochaine note, je m’intéresserais à une question laissée pour le moment en suspend : quelle est la place de l’école dans la socialisation des enfants et des jeunes aujourd’hui ? Occupe-t-elle une place qui lui permet d’avoir un effet déterminant ? Questions liées à ces problèmes mais qui demandent, je pense, un développement spécifique.