Quelque soit l'issue de la mobilisation en cours, il est probable que la loi El Khomri ait au moins un héritage : celui d'avoir d'avoir rajouté les expressions "insiders/outsiders" au vocabulaire politique courant. Au moins d'un certain côté du spectre politique, même si ce côté commence à prendre une sacrée place. Dans la foulée, notamment, d'Emmanuel Macron, les promoteurs de cette Loi Travail ont eu à coeur en effet de se présenter comme les défenseurs des "outsiders", pauvres jeunes en contrats précaires, contre les méchants "insiders", ces privilégiés en CDI qui s'engraissent sur le dos des précaires. Abaisser la protection des seconds seraient la condition pour que les premiers accèdent au Graal de l'emploi à durée indéterminée. L'importation de cette distinction née dans l'économie des marchés du travail n'est pas innocente, et ne s'est pas faite sans pertes et fracas. Après m'être replongé, ces dernières semaines, dans la littérature consacrée à l'analyse de la segmentation des marchés du travail, je ne peux que me désoler de l'écart entre la finesse des outils d'analyse qu'elle propose et ce qu'en a finalement retenu le débat public. Surtout lorsque cela peut permettre de retrouver des oppositions plus anciennes, mais finalement plus intéressantes.
Lorsque l'on parle de différents marchés du travail plus ou moins favorisés, on fait référence aux théories de la segmentation, et plus particulièrement à celles de la dualisation. Celles-ci sont nées principalement avec les travaux de Michael Piore et Peter Doeringer au début des années 1970. Il s'agissait alors essentiellement de répondre à une question : pourquoi, dans les périodes de chômage, les salaires continuent-ils à augmenter ? Selon l'approche économique classique, ce ne devrait pas être le cas : le risque de chômage devrait exercer une pression à la baisse sur les rémunérations, et ainsi ré-équilibrer le marché, miracle de la main invisble, greed is good et tout le bazar... Ce n'est pourtant pas ce que l'on constate. La solution proposée par Piore et Doeringer, et largement reprise par la suite, est simple : il y a plusieurs marchés du travail qui fonctionnent différemment. Schématiquement, sur le marché primaire, on apparie des personnes qualifiées avec des emplois stables et bien rémunérés, sur le marché secondaire, des personnes non-qualifiés avec des emplois précaires et mal rémunérés - à cela, se rajoute d'autres dimensions, notamment les discriminations de genre, de race, etc. Le cloisonnement de ces marchés fait que le chômage touche d'abord le second, tandis que sur le premier, les entreprises soucieuses de conserver une certaine main-d’œuvre augmentent les salaires.
Une fois cette géographie des marchés posée, reste le problème de savoir ce qui la fonde : pourquoi les marchés sont-ils segmentées ? C'est là que le modèle "Insiders/Outsiders" intervient. Piore et Doeringer, et ensuite souvent Piore tout seul, fondait la différence entre les marchés sur les pratiques diverses des entreprises en fonction des contraintes de la production : un besoin de stabiliser une certaine main-d’œuvre notamment, surtout s'il y a des gains de productivité liés à l'apprentissage. D'autres auteurs, notamment Michael Reich et ses collaborateurs ou David Marsden, mettent eux l'accent sur les ressources et les qualifications dont disposent les travailleurs. Ces travaux ont donné lieu au "paradigme de la demande de travail" : la dualisation des marchés du travail s'explique, dans cette perspective, par les pratiques des employeurs.
L'argument "Insiders/Outsiders" est très différent : c'est l'action des salariés déjà en place, les insiders, qui limite l'accès à l'emploi des outsiders. L'action syndicale, les demandes de protection et notamment le renchérissement des coûts de licenciements, la menace des mobilisations, et les réglementations qui sont obtenues par les insiders découragent les employeurs de se séparer de leurs salariés en place et d'en embaucher de nouveaux. Autrement dit, la dualisation des marchés du travail est, dans cette perspective, le fait des salariés, de ceux qui sont parvenus aux marchés primaires et qui se défendent contre la concurrence que pourrait constituer les autres, notamment les jeunes, les femmes, les minorités ethniques, qui seraient prêtes à travailler pour un salaire moins important autrement.
Ce qui est intéressant, c'est que ce modèle, dans sa forme idéale, exclut tout autre acteur que les seuls travailleurs, placés dès lors en conflit - l'Etat n'étant alors qu'un instrument au service du pouvoir des outsiders... Les entreprises, elles, sont complètement absentes, ou du moins inactives. Au-delà des mérites scientifiques de la théorie, sa reprise politique et l'évidence avec laquelle elle est utilisée, comme si insiders/outsiders était une grille de lecture allant de soi, limite sérieusement ce qu'il est possible de voir ou de discuter. On s'en doute, cette importation est loin d'être innocente - de toutes façons, personne n'est innocent comme disait l'autre. Le souci de certains pour les plus démunis est finalement d'autant plus fort qu'il exclut la responsabilité des employeurs dans l'affaire... Il est d'ailleurs assez amusant de voir que des commentateurs qui honnissent l'idée même d'une lutte des classes reprendre avec enthousiasme un argument qui fait du malheur des uns la condition de la fortune des autres... Des rapports sociaux d'exploitation, ok, mais seulement entre les travailleurs, seulement entre les CDI et les CDD. De là à citer la lapalissade "diviser pour mieux régner", il n'y a qu'un pas que je vous laisserais allègrement franchir.
Mais je voudrais pousser la critique un peu plus loin que la simple dénonciation d'un choix bien stratégique du vocabulaire. En effet, même en conservant cette dénomination, même en conservant l'idée que l'on peut se contenter de ne regarder que les travailleurs et non les employeurs, il y a un problème central, une question que l'on peut et doit poser : qui sont les insiders ?
Si l'on s'en tient au débat public actuel, du moins du côté de ceux qui utilisent l'expression en question, la réponse est évidente : les insiders, ce sont les personnes en CDI. Et les outsiders sont, conséquemment, toutes les personnes qui ne sont pas en CDI : les CDD, les intérimaires, les stagiaires, etc. Emmanuel Macron ne déclare-t-il pas qu'il faut "ouvrir le système, permettre à tout le monde d’accéder au CDI" (cité ici) ?. Il y a peu, on parlait encore d'emplois "typiques" et "atypiques" pour désigner la même chose. L'expression "insiders/outsiders" ne fait que désigner les personnes plutôt que les contrats, mais n'en met pas moins en scène une opposition entre CDI d'un côté, autre formes d'emplois de l'autre.
Pourtant, le moins que l'on puisse dire, c'est que le statut de l'emploi est un très mauvais indicateur de la segmentation/dualisation du marché du travail. Certes, Piore et Doeringer ont d'abord construit l'opposition "marché externe/marché interne" - le second se jouant au sein des entreprises, sans système de prix - avant qu'elle ne soit traduite en "primaire/secondaire", mais même eux n'étaient pas si simplistes. En effet, ils s'intéressaient d'abord aux "cols bleus" et distinguaient des ouvriers non-qualifiés que l'entreprise peut se permettre d'embaucher et de débaucher continuellement et des ouvriers qualifiés ou ayant acquis une certaine expérience qu'elle se doit de conserver. Pour les "cols blancs", ils envisageaient que l'emploi durable au sein d'une seule organisation ne soit pas le modèle unique, sans que cela ne veuille dire que cette population soit défavorisée.
Si l'on se tourne plus simplement vers les marchés du travail contemporains, il n'est pas difficile de voir que l'on peut être en CDI sans être un "insider", c'est-à-dire sans profiter d'une situation protégée, et que l'on peut être sur un contrat à durée déterminée sans être un "outsider", c'est-à-dire sans souffrir de vulnérabilité ou d'insécurité. Deux exemples suffiront sans doute à le comprendre. Les caissières de supermarché sont pour une bonne partie d'entre elles en CDI, et pour une part d'entre elles à temps complet. Même si les emplois atypiques y existent, notamment pour accueillir une population d'étudiantes qui refusent de penser cette activité comme un "vrai boulot", on aurait bien du mal à décrire celles qui bénéficient d'un CDI à temps complet comme des insiders bénéficiant d'un haut niveau de protection. L'enquête menée par Marlène Benquet, dans la continuité d'une vaste littérature sur le sujet, les présente au contraire comme fondamentalement fragile : elles dépendent, en fait, en permanence des faveurs qui leur sont accordés par leurs supérieurs pour arriver à plus ou moins s'en sortir. Ce qui explique, pour ce syndicaliste rencontré par M. Benquet, qu'elles soient difficiles à mobiliser :
Niveau protection, on repassera. Et on comprend qu'il serait bien difficile, dans une telle situation, de se mobiliser afin de défendre ses intérêts contre ceux d'éventuels "outsiders", la complainte du syndicaliste en témoigne... D'ailleurs, c'est cette question qui a motivé un certain nombre de travaux sur le métier de caissière, dont l'enquête de M. Benquet : pourquoi, alors que le travail y est si dur, la grande distribution connait-elle des taux de syndicalisation et de conflits sociaux aussi faibles ? Pourquoi ne se rebellent-elles pas ? Pourquoi se maintiennent-elles malgré tout dans l'emploi ? J'évoquais certaines des explications dans ce billet. Il n'en reste pas moins que les caissières, même en CDI, ne se qualifient pas comme des insiders à même de manipuler l'action syndicale et la réglementation à leurs profits.
Le cas des caissières souligne qu'il faut distinguer, comme le faisait un rapport du CERC de 2005, l'instabilité de l'emploi de l'insécurité. Même lorsqu'elles sont en emploi stable, les caissières ne bénéficient pas pour autant d'une forte sécurité. Et, de façon symétrique, on peut avoir un emploi instable et bénéficier quand même d'une forte sécurité. Voilà donc le deuxième exemple : Manuel Valls peut bien se dire "en CDD", et il est vrai que son emploi actuel connaîtra une fin prochaine (est-ce un soupir de soulagement que j'attends chez certains ?), il n'en est pas pour autant précaire. D'une façon plus générale, un ensemble de travaux se sont attachés à montrer que les marchés primaires ne sont pas nécessairement caractérisée par l'emploi stable : chez les artistes y compris les plus grands, les scientifiques y compris les plus reconnus, les dirigeants d'entreprises, les managers et autres professionnels divers et variés, on change souvent d'emplois, parfois sur des contrats de durée limitée, parfois juste le temps d'un projet, sans pour autant passer par la case chômage, sans jamais être à un moment ou à un autre menacé. Selon certains, ce serait même là un modèle qui pourrait s'étendre à tous, et qui justifierait la mise en place d'une "sécurité sociale professionnelle" pour tous, dont il existe des versions de gauche comme de droite.
Identifier marché primaire et marché secondaire au seul statut de l'emploi, et faire découler de celui-ci l'appartenance à une population "vulnérable" ou "protégée" est ainsi une erreur. C'est en fait une critique classique, et maintenant bien acceptée, des théories de la segmentation : ces marchés primaires et secondaires sont, d'un côté comme de l'autre, pluriels (on se reportera, notamment, à l'excellente synthèse qu'en fait Michel Lallement dans un chapitre de ce bouquin). Les marchés primaires sont ainsi souvent divisés entre un marché primaire inférieur, qui correspond aux marchés internes des entreprises, et un marché primaire supérieur, qui s'identifie aux marchés professionnels, c'est-à-dire à des marchés où la carrière de l'individu passe par plusieurs organisations - l'instabilité sans l'insécurité donc. De même, le marchés secondaire se subdivise en plusieurs secteurs, certains réservés à des populations particulières (les "jeunes de banlieue" par exemple), avec des situations d'emplois différentes.
Ce qui hiérarchise ces différents marchés est, on l'aura compris, la sécurité beaucoup plus que la stabilité de l'emploi. Or, on peut prendre cette question au sérieux : qu'est-ce qui confère à un individu une certaine sécurité ? La réponse de Robert Castel est à la fois simple et extrêmement puissante : c'est la propriété. Celle-ci "apporte à la fois des ressources matérielles permettant de s'assurer contre les aléas de la vie, et un statut, une reconnaissance". Propriété des moyens de production, du capital bien sûr, mais aussi ce que Castel appelle la "propriété sociale" :
Castel note un effritement de ces protections, consécutif à celui du statut salarial - ce qui pousse, parfois, à annoncer l'avènement d'un "précariat". Toujours est-il que cette importance de la propriété nous permet de comprendre ce qui fournit protection, justement, sur les marchés professionnels, ces marchés primaires instables : c'est la propriété de certaines ressources qui peuvent être échangé contre de nouveaux emplois, de nouveaux revenus, de nouvelles positions. Autrement dit, qui produisent des intérêts : ce sont des capitaux. On peut y voir, bien sûr, les classiques capitaux de la théorie bourdieusiennes, notamment le capital culturel, sous la forme de diplômes et de savoir-faire, et le capital social, le "réseau" ou le "carnet d'adresses". Mais on peut également parler d'un "capital humain" bien moins exigeant au plan théorique. Michael B. Arthur et Kerr Inkson parlent même de "capital de carrière" et décrivent ceux qui en disposent comme des "career capitalists" : pour ces ardents promoteurs des nouvelles "carrières sans frontières", où les individus doivent se prendre en main sans compter sur les organisations, c'est bien ce capital qui permet de se stabiliser dans l'emploi, d'être protégé et de connaître une carrière certes instable mais protégée.
C'est là ce qui fait la différence entre les caissières, fussent-elles en CDI à temps complet, et un Valls ou un manager en mission de courte durée. Les seconds disposent d'un certain capital de carrière qui leur permettront de retomber sur leurs pattes quoi qu'il arrive. Plus encore : chaque emploi, chaque projet est pour eux un moyen d'accumuler un peu plus de ce capital, d'augmenter leur niveau de protection, de progresser suivant certaines échelles, peut-être pas inscrite dans les règles administratives d'une entreprise ou d'une organisation, mais tout aussi puissantes : être premier ministre avant de prétendre à l'élection présidentielle, commencer dans le conseil avec son tout nouveau diplôme d'HEC avant de se servir de cette expérience pour être recruter sur une fonction plus opérationnelle, obtenir ensuite un poste de direction, faire une expatriation pour prendre la tête d'une unité, d'une filiale, etc. Cette logique de carrière n'existe pas pour les caissières qui, au mieux, peuvent essayer de se maintenir dans l'emploi, et, pour quelques unes, obtenir peut-être un poste tout aussi non qualifié mais un peu moins éprouvant, faire de la saisie informatique dans un bureau... Elles ne disposent, pour reprendre une expression classique, que leur force de travail...
A la lumière de ces éléments, on peut reconstruire l'opposition insider/outsider d'une façon beaucoup plus intéressante. Les insiders sont ceux et celles qui disposent d'un capital, tandis que les outsiders n'ont que leur force de travail. Les premiers peuvent sans doute mettre à leur service, par le biais d'un lobbying et d'une mobilisation, les réglementations à leur avantage, ce que les seconds ont bien du mal à faire. Mais la géographie de ces luttes est bien différente. Et l'imposition de protection est sans doute moins la stratégie que rechercheront ceux qui disposent déjà de la protection offerte par la propriété, ceux qui pourront tirer le plus facilement partie de l'instabilité généralisée. Insiders vs. outsiders, ou peut-être capitalistes vs. prolétaires... La lutte des classes a, peut-être, encore de beaux jours devant elle.
Humm, non, attendez, c'est pas ça (source) |
Lorsque l'on parle de différents marchés du travail plus ou moins favorisés, on fait référence aux théories de la segmentation, et plus particulièrement à celles de la dualisation. Celles-ci sont nées principalement avec les travaux de Michael Piore et Peter Doeringer au début des années 1970. Il s'agissait alors essentiellement de répondre à une question : pourquoi, dans les périodes de chômage, les salaires continuent-ils à augmenter ? Selon l'approche économique classique, ce ne devrait pas être le cas : le risque de chômage devrait exercer une pression à la baisse sur les rémunérations, et ainsi ré-équilibrer le marché, miracle de la main invisble, greed is good et tout le bazar... Ce n'est pourtant pas ce que l'on constate. La solution proposée par Piore et Doeringer, et largement reprise par la suite, est simple : il y a plusieurs marchés du travail qui fonctionnent différemment. Schématiquement, sur le marché primaire, on apparie des personnes qualifiées avec des emplois stables et bien rémunérés, sur le marché secondaire, des personnes non-qualifiés avec des emplois précaires et mal rémunérés - à cela, se rajoute d'autres dimensions, notamment les discriminations de genre, de race, etc. Le cloisonnement de ces marchés fait que le chômage touche d'abord le second, tandis que sur le premier, les entreprises soucieuses de conserver une certaine main-d’œuvre augmentent les salaires.
Une fois cette géographie des marchés posée, reste le problème de savoir ce qui la fonde : pourquoi les marchés sont-ils segmentées ? C'est là que le modèle "Insiders/Outsiders" intervient. Piore et Doeringer, et ensuite souvent Piore tout seul, fondait la différence entre les marchés sur les pratiques diverses des entreprises en fonction des contraintes de la production : un besoin de stabiliser une certaine main-d’œuvre notamment, surtout s'il y a des gains de productivité liés à l'apprentissage. D'autres auteurs, notamment Michael Reich et ses collaborateurs ou David Marsden, mettent eux l'accent sur les ressources et les qualifications dont disposent les travailleurs. Ces travaux ont donné lieu au "paradigme de la demande de travail" : la dualisation des marchés du travail s'explique, dans cette perspective, par les pratiques des employeurs.
L'argument "Insiders/Outsiders" est très différent : c'est l'action des salariés déjà en place, les insiders, qui limite l'accès à l'emploi des outsiders. L'action syndicale, les demandes de protection et notamment le renchérissement des coûts de licenciements, la menace des mobilisations, et les réglementations qui sont obtenues par les insiders découragent les employeurs de se séparer de leurs salariés en place et d'en embaucher de nouveaux. Autrement dit, la dualisation des marchés du travail est, dans cette perspective, le fait des salariés, de ceux qui sont parvenus aux marchés primaires et qui se défendent contre la concurrence que pourrait constituer les autres, notamment les jeunes, les femmes, les minorités ethniques, qui seraient prêtes à travailler pour un salaire moins important autrement.
Ce qui est intéressant, c'est que ce modèle, dans sa forme idéale, exclut tout autre acteur que les seuls travailleurs, placés dès lors en conflit - l'Etat n'étant alors qu'un instrument au service du pouvoir des outsiders... Les entreprises, elles, sont complètement absentes, ou du moins inactives. Au-delà des mérites scientifiques de la théorie, sa reprise politique et l'évidence avec laquelle elle est utilisée, comme si insiders/outsiders était une grille de lecture allant de soi, limite sérieusement ce qu'il est possible de voir ou de discuter. On s'en doute, cette importation est loin d'être innocente - de toutes façons, personne n'est innocent comme disait l'autre. Le souci de certains pour les plus démunis est finalement d'autant plus fort qu'il exclut la responsabilité des employeurs dans l'affaire... Il est d'ailleurs assez amusant de voir que des commentateurs qui honnissent l'idée même d'une lutte des classes reprendre avec enthousiasme un argument qui fait du malheur des uns la condition de la fortune des autres... Des rapports sociaux d'exploitation, ok, mais seulement entre les travailleurs, seulement entre les CDI et les CDD. De là à citer la lapalissade "diviser pour mieux régner", il n'y a qu'un pas que je vous laisserais allègrement franchir.
Mais je voudrais pousser la critique un peu plus loin que la simple dénonciation d'un choix bien stratégique du vocabulaire. En effet, même en conservant cette dénomination, même en conservant l'idée que l'on peut se contenter de ne regarder que les travailleurs et non les employeurs, il y a un problème central, une question que l'on peut et doit poser : qui sont les insiders ?
Si l'on s'en tient au débat public actuel, du moins du côté de ceux qui utilisent l'expression en question, la réponse est évidente : les insiders, ce sont les personnes en CDI. Et les outsiders sont, conséquemment, toutes les personnes qui ne sont pas en CDI : les CDD, les intérimaires, les stagiaires, etc. Emmanuel Macron ne déclare-t-il pas qu'il faut "ouvrir le système, permettre à tout le monde d’accéder au CDI" (cité ici) ?. Il y a peu, on parlait encore d'emplois "typiques" et "atypiques" pour désigner la même chose. L'expression "insiders/outsiders" ne fait que désigner les personnes plutôt que les contrats, mais n'en met pas moins en scène une opposition entre CDI d'un côté, autre formes d'emplois de l'autre.
Pourtant, le moins que l'on puisse dire, c'est que le statut de l'emploi est un très mauvais indicateur de la segmentation/dualisation du marché du travail. Certes, Piore et Doeringer ont d'abord construit l'opposition "marché externe/marché interne" - le second se jouant au sein des entreprises, sans système de prix - avant qu'elle ne soit traduite en "primaire/secondaire", mais même eux n'étaient pas si simplistes. En effet, ils s'intéressaient d'abord aux "cols bleus" et distinguaient des ouvriers non-qualifiés que l'entreprise peut se permettre d'embaucher et de débaucher continuellement et des ouvriers qualifiés ou ayant acquis une certaine expérience qu'elle se doit de conserver. Pour les "cols blancs", ils envisageaient que l'emploi durable au sein d'une seule organisation ne soit pas le modèle unique, sans que cela ne veuille dire que cette population soit défavorisée.
Si l'on se tourne plus simplement vers les marchés du travail contemporains, il n'est pas difficile de voir que l'on peut être en CDI sans être un "insider", c'est-à-dire sans profiter d'une situation protégée, et que l'on peut être sur un contrat à durée déterminée sans être un "outsider", c'est-à-dire sans souffrir de vulnérabilité ou d'insécurité. Deux exemples suffiront sans doute à le comprendre. Les caissières de supermarché sont pour une bonne partie d'entre elles en CDI, et pour une part d'entre elles à temps complet. Même si les emplois atypiques y existent, notamment pour accueillir une population d'étudiantes qui refusent de penser cette activité comme un "vrai boulot", on aurait bien du mal à décrire celles qui bénéficient d'un CDI à temps complet comme des insiders bénéficiant d'un haut niveau de protection. L'enquête menée par Marlène Benquet, dans la continuité d'une vaste littérature sur le sujet, les présente au contraire comme fondamentalement fragile : elles dépendent, en fait, en permanence des faveurs qui leur sont accordés par leurs supérieurs pour arriver à plus ou moins s'en sortir. Ce qui explique, pour ce syndicaliste rencontré par M. Benquet, qu'elles soient difficiles à mobiliser :
C'est difficile de syndiquer des caissières parce qu'elles sont dans ce que j'appelle la "compromission". Elles ne peuvent pas vivre si le chef leur retire les petits arrangements qu'il a acceptés. Leurs vies sont déjà à peine en équilibre. Par exemple, une telle habite à une heure de transport et elle finit à 21h45 et son train est à 21h50. Le chef accepte qu'elle parte cinq minutes avant pour qu'elle ait son train. Le jour où il dit non, c'est la catastrophe en chaîne. Le train suivant est une heure après ; comme elle n'a pas de sous, les enfants sont chez la voisine qui ne veut pas les avoir jusqu'à 23 heures et elle ne peut pas se passer de la voisine parce qu'une nounou c'est trop cher ; le mari va commencer à gueuler et tout va se mettre à déconner pour une histoire de cinq minutes ! Pareil si, tout à coup, le chef ne lui laisse plus ses mercredis de libres, ou ne la fait plus travailler le dimanche, ce qui lui fait une petite rallonge. Elles sont justes, justes, sur tout, et donc elles ne peuvent pas se permettre de se fâcher avec les chefs (p. 187).
Niveau protection, on repassera. Et on comprend qu'il serait bien difficile, dans une telle situation, de se mobiliser afin de défendre ses intérêts contre ceux d'éventuels "outsiders", la complainte du syndicaliste en témoigne... D'ailleurs, c'est cette question qui a motivé un certain nombre de travaux sur le métier de caissière, dont l'enquête de M. Benquet : pourquoi, alors que le travail y est si dur, la grande distribution connait-elle des taux de syndicalisation et de conflits sociaux aussi faibles ? Pourquoi ne se rebellent-elles pas ? Pourquoi se maintiennent-elles malgré tout dans l'emploi ? J'évoquais certaines des explications dans ce billet. Il n'en reste pas moins que les caissières, même en CDI, ne se qualifient pas comme des insiders à même de manipuler l'action syndicale et la réglementation à leurs profits.
Le cas des caissières souligne qu'il faut distinguer, comme le faisait un rapport du CERC de 2005, l'instabilité de l'emploi de l'insécurité. Même lorsqu'elles sont en emploi stable, les caissières ne bénéficient pas pour autant d'une forte sécurité. Et, de façon symétrique, on peut avoir un emploi instable et bénéficier quand même d'une forte sécurité. Voilà donc le deuxième exemple : Manuel Valls peut bien se dire "en CDD", et il est vrai que son emploi actuel connaîtra une fin prochaine (est-ce un soupir de soulagement que j'attends chez certains ?), il n'en est pas pour autant précaire. D'une façon plus générale, un ensemble de travaux se sont attachés à montrer que les marchés primaires ne sont pas nécessairement caractérisée par l'emploi stable : chez les artistes y compris les plus grands, les scientifiques y compris les plus reconnus, les dirigeants d'entreprises, les managers et autres professionnels divers et variés, on change souvent d'emplois, parfois sur des contrats de durée limitée, parfois juste le temps d'un projet, sans pour autant passer par la case chômage, sans jamais être à un moment ou à un autre menacé. Selon certains, ce serait même là un modèle qui pourrait s'étendre à tous, et qui justifierait la mise en place d'une "sécurité sociale professionnelle" pour tous, dont il existe des versions de gauche comme de droite.
Identifier marché primaire et marché secondaire au seul statut de l'emploi, et faire découler de celui-ci l'appartenance à une population "vulnérable" ou "protégée" est ainsi une erreur. C'est en fait une critique classique, et maintenant bien acceptée, des théories de la segmentation : ces marchés primaires et secondaires sont, d'un côté comme de l'autre, pluriels (on se reportera, notamment, à l'excellente synthèse qu'en fait Michel Lallement dans un chapitre de ce bouquin). Les marchés primaires sont ainsi souvent divisés entre un marché primaire inférieur, qui correspond aux marchés internes des entreprises, et un marché primaire supérieur, qui s'identifie aux marchés professionnels, c'est-à-dire à des marchés où la carrière de l'individu passe par plusieurs organisations - l'instabilité sans l'insécurité donc. De même, le marchés secondaire se subdivise en plusieurs secteurs, certains réservés à des populations particulières (les "jeunes de banlieue" par exemple), avec des situations d'emplois différentes.
Ce qui hiérarchise ces différents marchés est, on l'aura compris, la sécurité beaucoup plus que la stabilité de l'emploi. Or, on peut prendre cette question au sérieux : qu'est-ce qui confère à un individu une certaine sécurité ? La réponse de Robert Castel est à la fois simple et extrêmement puissante : c'est la propriété. Celle-ci "apporte à la fois des ressources matérielles permettant de s'assurer contre les aléas de la vie, et un statut, une reconnaissance". Propriété des moyens de production, du capital bien sûr, mais aussi ce que Castel appelle la "propriété sociale" :
En reprenant une intuition d'Henri Hatzfeld , j'ai appelé propriété sociale les ressources et les droits que l'on a progressivement attachés au travail (sécurité sociale, droit du travail...), et qui sont une sorte de propriété pour les non-propriétaires, de propriété pour la sécurité, qui s'adresse à tous. Le droit à la retraite, par exemple, n'est pas une propriété privée au sens strict, mais une prestation construite à partir du travail qui est une condition de votre indépendance sociale. Avec cela, le travailleur ne devient pas un riche propriétaire, mais en termes de sécurité, de protections, sa situation peut se comparer à celle d'un petit rentier. Il est en mesure de demeurer un individu apte à se diriger par lui-même.
Castel note un effritement de ces protections, consécutif à celui du statut salarial - ce qui pousse, parfois, à annoncer l'avènement d'un "précariat". Toujours est-il que cette importance de la propriété nous permet de comprendre ce qui fournit protection, justement, sur les marchés professionnels, ces marchés primaires instables : c'est la propriété de certaines ressources qui peuvent être échangé contre de nouveaux emplois, de nouveaux revenus, de nouvelles positions. Autrement dit, qui produisent des intérêts : ce sont des capitaux. On peut y voir, bien sûr, les classiques capitaux de la théorie bourdieusiennes, notamment le capital culturel, sous la forme de diplômes et de savoir-faire, et le capital social, le "réseau" ou le "carnet d'adresses". Mais on peut également parler d'un "capital humain" bien moins exigeant au plan théorique. Michael B. Arthur et Kerr Inkson parlent même de "capital de carrière" et décrivent ceux qui en disposent comme des "career capitalists" : pour ces ardents promoteurs des nouvelles "carrières sans frontières", où les individus doivent se prendre en main sans compter sur les organisations, c'est bien ce capital qui permet de se stabiliser dans l'emploi, d'être protégé et de connaître une carrière certes instable mais protégée.
C'est là ce qui fait la différence entre les caissières, fussent-elles en CDI à temps complet, et un Valls ou un manager en mission de courte durée. Les seconds disposent d'un certain capital de carrière qui leur permettront de retomber sur leurs pattes quoi qu'il arrive. Plus encore : chaque emploi, chaque projet est pour eux un moyen d'accumuler un peu plus de ce capital, d'augmenter leur niveau de protection, de progresser suivant certaines échelles, peut-être pas inscrite dans les règles administratives d'une entreprise ou d'une organisation, mais tout aussi puissantes : être premier ministre avant de prétendre à l'élection présidentielle, commencer dans le conseil avec son tout nouveau diplôme d'HEC avant de se servir de cette expérience pour être recruter sur une fonction plus opérationnelle, obtenir ensuite un poste de direction, faire une expatriation pour prendre la tête d'une unité, d'une filiale, etc. Cette logique de carrière n'existe pas pour les caissières qui, au mieux, peuvent essayer de se maintenir dans l'emploi, et, pour quelques unes, obtenir peut-être un poste tout aussi non qualifié mais un peu moins éprouvant, faire de la saisie informatique dans un bureau... Elles ne disposent, pour reprendre une expression classique, que leur force de travail...
A la lumière de ces éléments, on peut reconstruire l'opposition insider/outsider d'une façon beaucoup plus intéressante. Les insiders sont ceux et celles qui disposent d'un capital, tandis que les outsiders n'ont que leur force de travail. Les premiers peuvent sans doute mettre à leur service, par le biais d'un lobbying et d'une mobilisation, les réglementations à leur avantage, ce que les seconds ont bien du mal à faire. Mais la géographie de ces luttes est bien différente. Et l'imposition de protection est sans doute moins la stratégie que rechercheront ceux qui disposent déjà de la protection offerte par la propriété, ceux qui pourront tirer le plus facilement partie de l'instabilité généralisée. Insiders vs. outsiders, ou peut-être capitalistes vs. prolétaires... La lutte des classes a, peut-être, encore de beaux jours devant elle.