Comme une partie de plus en plus importante de la jeunesse désœuvrée et rebelle à laquelle j’appartiens, je traîne à mes (rares) moments perdus sur le fameux site dont tout média de référence se doit de parler en ce moment, je veux bien évidemment parler de Facebook. Je regarde les pages de mes « friends », « poke » et « superpoke » à l’occasion, rejoins des groupes comme « j’écoute des MP3 sans chaussette » ou défend des causes qui vont de « Stop Global Warning » à « Libérez Magenta ». Perte de temps que tout cela… Hum… pas si sûr.
Le capital social (1)
Voici un beau prétexte pour vous parler d’une de mes notions préférées : celle de capital social. Celle-ci va nous occuper le temps de deux notes, qui me permettront de détailler les deux dimensions de ce concept. Pour l’instant, je me fixe pour objectif de montrer que Facebook n’est peut-être pas utile seulement aux grands groupes qui rachètent à peu de frais des bases de données marketing.
1. Le capital social, qu’est-ce que c’est ?
On présente généralement la notion de capital social en disant que celui-ci est constitué par le carnet d’adresse de l’individu. J’ai cependant peur que cette présentation soit de moins en moins parlante à des générations pour qui le concept même de « carnet » peut sembler étrange… Aussi, il vaudrait mieux dire que le capital social est constitué de l’ensemble du répertoire de votre téléphone portable, de vos contacts MSN ou de vos amis sur Facebook (ou sur MySpace ou Hi5, etc.).
Qu’est-ce que cela veut dire ? Simplement que, pour l’individu, ses relations avec d’autres individus constituent autant de ressources qu’ils peut mobiliser à l’occasion pour obtenir un avantage quelconque dans la vie sociale. Imaginons, puisque c’est d’actualité, qu’un jour de grève dans les transports, vous ayez besoin d’un vélo pour vous rendre au travail. Si vous avez un ami disposé à vous en prêter un, alors votre capital social vous permet d’obtenir ce vélo. Pour le dire de façon encore plus rigoureuse, le vélo en question fait partie de votre capital social.
On peut ainsi définir le capital social comme l’ensemble des ressources qu’un individu peut obtenir au travers de ses relations sociales. Ce capital existe toujours de façon potentielle : il faut le mobiliser à un moment donné pour le rendre efficace. Mais avant cela, il faut l’avoir accumulé, ce qui s’apparente à un investissement : tisser et entretenir des liens avec d’autres personnes a un coût en termes de temps et d’énergie, même si on y consent souvent avec le plus grand plaisir. C’est pour cette raison que l’on parle de capital.
Prenons un exemple à vocation pédagogique en considérant la saison 1 de la série Prison Break. Petit rappel pour les incultes qui aurait omis de regarder M6 régulièrement : Michael Scofield, enfermé dans la prison de Fox River, cherche à s’évader avec son frère, condamné à mort pour un meurtre qu’il n’a pas commis. Pour réaliser cette évasion, il dispose d’un certain nombre de ressource, en particulier les plans de la prison tatoués sur son corps. Mais il a également besoin de ressources supplémentaires dont il ne dispose pas par lui-même : un gros paquet de dollars, un avion qui les attendra à la sortie, l’accès à certaines zones de la prison, etc. Pour cela, il a besoin de rentrer en relation avec d’autres prisonniers, par exemple John Abruzzi, parrain de la mafia, ou Charles Westmoreland, qui a caché un sacré magot quelque part dans le pays. Il doit donc intégrer ces individus dans son capital social. Cela a un coût : pour convaincre Abruzzi de lui donner ce qu’il veut, Michael Scofield devra par exemple sacrifier quelques orteils… Mais c’est au final la mobilisation de ce capital social qui lui permettra de réussir son évasion.
(J’en profite pour inviter tout collègue économiste qui passerait par là à proposer une interprétation de cette même série, et spécifiquement de la première saison, à partir des théories de l’entreprise, comme la théorie de l’agence par exemple. Je suis sûr qu’il y aurait beaucoup de chose à dire, mais comme j’ai choisi de consacrer ce blog à la sociologie, je ne peux le faire moi-même)
Bref, au final, le capital social est constitué de tous ces avantages et ces ressources que nous apportent nos multiples inscriptions dans des réseaux de relations divers. Selon Bourdieu [1], on peut en donner la définition suivante :
« l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées, d’interconnaissances et d’interreconnaissance »
C’est pour cela que je parlerais de capital culturel « à la Bourdieu ». La prochaine note sera l’occasion de présenter une autre conception du capital social, qui met l’accent sur la confiance propre à un groupe d’interconnaissance et la façon dont celle-ci permet les échanges et la vie du groupe.
2. La puissance du capital social
A quoi sert ce capital ? A beaucoup de choses. Par exemple, à trouver un emploi. C’est là l’un des apports de la sociologie économique de Mark Granovetter [2]. Selon lui, il faut, d’un point de vue théorique, « réencastrer » les faits économiques dans le social. Affirmation qui a tendance à faire bondir certains économistes qui y voient une façon de lever la rationalité de l’individu. Nous allons cependant voir qu’il n’en est rien.
D’après son enquête « Getting a Job », réalisée sur des cadres américains, la plupart des postes – 56% pour être tout à fait exact – s’obtiennent par le biais de relation. Cela ne veut nullement dire que le piston est généralisé. C’est là un comportement rationnel (voilà nos amis économistes rassurés).
Pourquoi est-ce rationnel ? Du côté de l’employeur, il y a une évidente asymétrie d’information. Pour un poste donné, il y a un nombre important de candidats qui se présentent. Comment savoir lequel est le meilleur ? On peut comparer les CV, chercher des signaux (diplômes, expériences professionnelles, autres). Mais il est toujours possible de mentir sur con CV, de rester vague, et la vérification de chaque information a un coût, en temps et en argent. Aussi, l’employeur peut recourir à la recommandation de la part d’un de ses employés, qui lui donne en quelque sorte une garantie de la qualité de son ami ou connaissance. C’est une autre application de la théorie du signal.
Du point de vue de l’employé, la recherche d’emploi passe par une double recherche d’information : l’existence d’un emploi vacant proprement dit, d’une part, et la nature et les exigences de l’emploi, d’autre part. Il peut passer par des institutions spécialisées ou par les petites annonces. Mais finalement rien n’est plus efficace que d’avoir un « contact » dans l’entreprise. L’information se diffuse beaucoup mieux en suivant les réseaux d’amitié et de relations qu’en suivant les réseaux artificiels des institutions.
Tout cela montre la nécessité de considérer les relations économiques comme encastrées dans le social. Le marché du travail n’est pas un simple lieu de rencontre anonyme entre l’offre et la demande de travail, mais apparaît au contraire comme socialement construit. Cela ne disqualifie en rien le raisonnement de la science économique classique, mais invite simplement à raffiner certains éléments pour mieux prendre en compte le rôle des relations sociales dans l’économie.
Qu’en est-il en France ? Michel Forsé a testé le rôle du capital social dans l’obtention d’un emploi à partir de l’enquête « Emploi » de 1994 [3]. Il montre que les réseaux de connaissances jouent un rôle important dans l’obtention d’un emploi, via un raisonnement toutes choses égales par ailleurs (c’est-à-dire en neutralisant, statistiquement, le rôle des autres variables, ce qui permet de raisonner, par exemple, à niveau de diplôme équivalent). La mobilisation des relations sociales accélère l’obtention d’un emploi. Si son effet est inférieur à celui du diplôme, il est supérieur à celui de l’origine sociale (et donc du « capital culturel » qui s’y rattache, ce qui va à l’encontre du raisonnement de Bourdieu qui faisait du capital social un simple reflet du capital culturel). Cependant, la pratique est un peu moins courante dans l’enquête française que dans celle de Granovetter : seulement 33% des personnes interrogées déclarent avoir obtenu leur emploi par relation. Il souligne cependant que son rôle est en forte augmentation depuis la crise.
3. Et Facebook dans tout ça ?
Oui, et Facebook dans tout ça ? Vous l’aurez sans doute compris par vous-même : Facebook, comme l’ensemble des autres sites de réseaux du même type, constitue une objectivation du capital social. Et le fait de « traîner » sur Facebook est un moyen comme un autre d’entretenir, voire éventuellement d’étendre, son capital social.
Oui, mais… oui, mais, me diront les plus vigilants de mes lecteurs, sur Facebook, on peut difficilement classer l’intégralité des personnes que l’on met dans son réseau comme des relations proches. Je ne dirais pas le contraire. Comme tout le monde, je pense, j’ai, parmi mes « friends » des gens qui sont plus des connaissances que des amis : je les apprécie, on peut s’envoyer des messages amusants, ce genre de chose, mais nous n’entretenons pas de relations fortes et régulières. Il y a fort à parier – bien que cela mériterait une démonstration rigoureuse que le manque de données m’interdit de faire – que plus le réseau Facebook d’un individu s’étend, plus la part de « connaissances » croient au détriment de la part des « amis ».
Comment alors penser que ce réseau puisse apporter quoi que ce soit d’important à l’individu ? Des individus éloignés et avec qui l’on entretient que des relations épisodiques peuvent-ils sérieusement être considérés comme des éléments importants du capital social ? Ne retomberait-on pas dans la perte du temps évoqué au début de cette note ?
C’est là que la sociologie économique parvient à un résultat contre-intuitif (mes collègues économistes doivent être à la fête : ils adorent ce genre de choses). En effet, ce sont les relations de type « connaissances » qui sont susceptibles d’apporter le plus à l’individu, comparativement aux relations de type « ami ». Si on distingue entre les liens « faibles » (connaissances, personnes que l’on voit peu, de façon irrégulière, et avec qui on partage peu) et les liens « forts » (l’exact contraire, donc), on est en droit de parler, avec Mark Granovetter, de « la force des liens faibles » [4].
L’explication est, comme souvent, relativement simple, ce qui ne fait que masquer ses difficultés d’invention et de démonstration. Considérons un individu A intégré dans deux réseaux de relations : un réseau de liens « forts » (sa famille, ses amis d’enfance, etc.) et un réseau de liens « faibles » (des amis d’amis, des anciens camarades de classes, d’université ou d’école, des rencontres épisodiques, etc.). Il faut considérer deux choses : premièrement, dans le réseau « fort », les différents individus vont être relativement proches socialement (même secteur d’activité, même type de profession, mêmes goûts, même milieu social, etc.), deuxièmement, et de ce fait, une information diffusé sur ce réseau susceptible d’intéresser A risque d’être assez rapidement « interceptée » (utilisée) par un autre.
Par comparaison, le(s) réseau(x) « faible(s) » peuvent apporter à l’individu une information auquel il n’aurait pas eu accès dans son réseau « fort », et il s’agira plus souvent d’une information qui n’a pu être utilisée dans le réseau « fort » de la personne qui la transmet. Elle a donc plus de chance d’être valorisable, utilisable, pour A. Du point de vue des réseaux, le lien faible constitue un « pont » : il s’agit d’un lien unique qui relie deux réseaux plus denses (ou « cliques ») et par lequel on est obligé de passer pour faire son chemin d’un point du premier réseau à l’un du deuxième.
« L’importance des liens faibles proviendrait du fait que ceux qui sont des ponts locaux créent des chemins à la fois plus nombreux et plus courts » [4]
C’est effectivement ce qui se passe dans l’enquête « Getting a Job » : les relations professionnelles – liens « faibles » – s’avèrent beaucoup plus efficaces, dans la recherche d’emploi, que le réseau familial – liens « forts ».
« Dans de nombreux cas, le contact n’appartient en fait que de manière marginale au réseau courant de l’individu : c’est par exemple quelqu’un avec qui l’individu a fait ses études ou un ancien collègue ou employeur, avec qui l’individu a conservé des relations épisodiques » [4]
Bref, le capital social ne joue pas seulement en fonction de la taille du réseau de relations qui le constituent, mais également en fonction de sa forme. De ce point de vue, Facebook est un moyen d’influencer la forme de son capital social, en offrant une manière simple de gérer non pas ses liens « forts », mais surtout ses liens « faibles ». Et y compris lorsque l’individu connaît une mobilité importante, géographique ou professionnelle. Ainsi, Anne-Catherine Wagner rappelle que l’une des caractéristiques des classes sociales supérieures les plus intégrés à la mondialisation – et qui connaissent donc des mobilités géographiques importantes – est la capacité à gérer ses liens « faibles » par delà les frontières, autorisant ainsi la création d’un réseau cosmopolite d’une grande efficacité. Et ceci s’apprend dès l’école :
« Les écoles [de la bourgeoisie cosmopolite] sont le lieu d’une intense circulation : l’année scolaire est rythmée par les départs et les arrivées des uns et des autres en fonction des mutations professionnelles des parents. Les enfants apprennent à s’asjuster à cette mobilité incessante : ils sont incités à garder des contacts avec leurs camarades partis à l’étranger. Il faut savoir cultiver une sociabilité à distance dans ces milieux internationaux. C’est ce qui permet la constitution de réseaux amicaux durables qui pourront ensuite être utilement mobilisés, lors du choix du lieu des études supérieures par exemple » [5]
5. La sociologie, science des « écarts »
Cette dernière remarque nous invite à nous interroger sur ce qui fait, à mon sens, le cœur du projet et de la pratique sociologique : les inégalités et les différences. La base de la sociologie, de quelque façon dont on la définisse, reste, il me semble, de s’intéresser aux comportements des individus en tenant compte du fait que, puisqu’ils sont situés différemment dans l’espace social, ces comportements sont de ce fait différents. Comme le dit superbement Jean-Claude Passeron, « il n’y a de sociologie que des écarts » [6].
La gestion des liens « faibles » demande un certains nombres de ressources qui sont inégalement réparties dans la société. Cela est confirmé par le travail de Michel Forsé [3], qui insiste sur le fait que les catégories populaires mobilisent plus le réseau familial et les catégories supérieurs le réseau professionnel. Maintenant que vous connaissez la différence d’efficacité entre les deux, vous pouvez par vous-même en tirer des conclusions concernant les inégalités (je précise que je ramasserais quelques feuilles à la prochaine note, tenez-le vous pour dit).
De ce point de vue, Facebook et consorts ne changent pas grand-chose aux pratiques. Les catégories rompues à la maîtrise et à la gestion de leurs relations y trouvent un moyen supplémentaire, certes pratique et agréable mais certainement pas révolutionnaire, de gérer leur capital social. Pendant ce temps, il est douteux que ce genre de site ouvre la gestion du capital social et de ses liens faibles à des catégories qui n’y avaient pas accès jusqu’à présent. La plupart des articles de presse sur ce site ont souligné que les inscrits sont pour la plupart d’un bon niveau social. Evidemment, cela demanderait une vérification rigoureuse, qui pourrait mettre à l’épreuve mes différentes intuitions et hypothèses. Mais les données nécessaires à ce travail ne me sont pas accessibles, et j’ai d’autres projets en terme de recherches…
Toujours est-il que, maintenant, lorsque votre mère/copine/père/copain/mari/femme/colocataire/autre vous reprochera de perdre votre temps sur Facebook, vous pourrez lui répondre, triomphant, « pas du tout ! je bosse mon capital social ! ». Parce que la sociologie, ça sert aussi à ça…
Dans une prochaine note consacrée au capital social, nous verrons l’autre dimension de celui-ci, différente du capital social « à la Bourdieu ». Pour cela, je vous parlerai des différences de performances entre grandes écoles et universités… A suivre, donc.
Bibliographie :
[1] Pierre Bourdieu, « Le capital social : notes provisoires », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1980.
[2] Mark Granovetter, Le marché autrement, 2000
[3] Michel Forsé, « Capital social et emploi », L’année sociologique, 1997
[4] Mark Granovetter, « The strength of weak ties », American Journal of Sociology, 1973
[5] Anne-Catherine Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, 2007
[6] Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique, 1993
Pour aller plus loin :
L’ensemble de cette note doit beaucoup aux deux ouvrages suivants, que je recommande pour leur simplicité et leur accessibilité sur des thèmes complexes :
Philippe Steiner, La sociologie économique, 2007
Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, 2004