L'économie est un jeu (et un bon)

A l'incitation d'un ami (que je ne dénoncerais pas ici), j'ai ressorti mes vieilles cartes Magic de leur boîte à chaussure. On a fait quelques parties, et ça aurait pu s'arrêter là. Sauf que non. J'ai fais une rechute. Soudain, comme au temps de ma folle jeunesse, une partie de mon espace mental se trouve occupé par le conception de decks, l'optimisation de stratégies, la comparaison des cartes et de leurs prix...*. Bref, je suis pris par le jeu. En faut-il si peu pour me détourner de la sociologie ? Non, bien sûr. Car, au détour d'un article spécialisé sur l'utilité d'une carte, il me vient à l'esprit que ce que je vis au travers de Magic est finalement ce que nous fait vivre au quotidien l'économie et, peut-être, le capitalisme. L'économie, en fait, est un jeu. Et plutôt du genre addictif.

Qu'est-ce que c'est que ce truc, là, "Magic" ? Il s'agit d'un jeu de cartes à collectionner, en fait le premier du genre, et celui qui domine très largement le domaine. Je ne vais pas me lancer dans une description par le menu des mécanismes du jeu, tenons-nous en à l'essentiel pour comprendre mon propos. Dans le mode de jeu dominant, des joueurs s'affrontent en un contre un, chacun apportant son propre paquet (deck) de 60 cartes. Les decks sont construits : il existe actuellement plusieurs milliers de cartes différentes. Il faut les collectionner en achetant des assortiments divers de celles-ci, la forme dominante étant le booster de quinze cartes (un exemple ci-dessous). Ajoutons que chaque carte a une rareté (commune, peu commune, rare, mythique) qui la rend plus ou moins difficile à trouver dans les assortiments, et que l'on peut donc recourir à l'échange ou, plutôt, à un marché secondaire de la carte à l'unité - ce qui donne lieu à des cotations sur lesquelles je reviendrais peut-être une autre fois.

Un exemple de booster

Le jeu lui-même simule le combat entre deux magiciens qui lancent des sorts et envoient des créatures au combat. Il se base sur un ensemble de règles (relativement) simples, mais qui sont sans cesse modifiées par les cartes. Par exemple, une règle stipule qu'un joueur ne peut avoir plus de sept cartes en main et qu'il doit se défausser des cartes excédentaires à la fin de son tour. Mais il existe plusieurs cartes qui, si elles sont en jeu, annulent cette règle. Autre exemple : la solution classique pour gagner une partie est de ramener le nombre de "point de vie" de l'adversaire à zéro, mais on peut aussi gagner en lui donnant dix marqueurs "poisons" ou en ayant 200 cartes dans son jeu si une carte le dit... ou encore on peut avoir une carte qui interdit que l'on perde la partie.

Le résultat, c'est donc des parties qui sont le résultat de combinaisons complexes des règles, des cartes et des stratégies des joueurs. C'est du reste ce qu'espérait Richard Garfield, créateur du jeu et spécialiste des mathématiques combinatoires :

Je crois que mon intérêt pour les mathématiques est né de cette même partie de moi qui m'attire vers les jeux: ma passion pour la résolution de problèmes. J'étais professeur de mathématiques jusqu'à l'année dernière. J'ai toujours créé des jeux en amateur parce que je ne pouvais jamais trouver de jeux qui retiennent mon intérêt. [...] L'idée Magic est issue de 'Rencontre Cosmique'. Les règles de ce jeu étaient relativement simples, mais sa variété était infinie parce que vous jouiez avec une sélection aléatoire de pouvoirs extraterrestres et de cartes spéciales qui pervertissaient ces règles, ce qui donnait un nouveau jeu à chaque partie. Je trouvais fascinant la façon dont une bonne stratégie pour ce jeu reposait sur l'analyse des combinaisons possibles dans l'environnement du moment, et que ces combinaisons étaient presque maîtrisables mais pas totalement. Je pensais que c'était comme cela que la magie devait être, non une science comme on peut en voir décrites dans les livres ou les jeux, toute faite de listes et de formules, mais pas non plus à la merci des lubies de l'auteur ou des joueurs, comme on en trouve dans les pires livres ou les pires jeux.

Une carte tirée de l'extension parodique Uninghed

Autrement dit, on se trouve face à un univers fondamentalement imprévisible - ne serait-ce que par le fait que l'on tire ses cartes au hasard au fur et à mesure du jeu - mais qui semble au moins en partie maîtrisable. Ce caractère est renforcé par ce que l'on appelle le "métagame" : dans chaque format de jeu (un format prescrivant et interdisant les cartes disponibles pour la construction des decks), il faut tenir compte des stratégies dominantes joués par les adversaires. Si un type de deck est dominant, il faut construire le sien de tel sorte à pouvoir le battre, ce qui peut impliquer de le fragiliser face à d'autres stratégies dont on fait l'hypothèse qu'elles seront moins courantes.

Comment réagissent les joueurs face à cette situation ? Regardons pour cela un article publié dans le magazine français Lotus Noir dans son numéro d'avril-mai dernier, et intitulé "Bien utiliser extraction chirurgicale" (il s'agit de comment utiliser une carte, hein, pas de comment réaliser une opération à cœur ouvert). J'en reproduis quelques extraits :

Le "net-decking" (qui consiste à recopier la liste d'un deck qui a fait une bonne performance pour le jouer à un tournoi ultérieur) est un comportement parfaitement rationnel, logique et efficace. En fait, j'irais même jusqu'à le recommander si cela correspond à votre approche du jeu : tout le monde n'a pas le temps de jeu nécessaire pour élaborer une liste novatrice, la tester, l'optimiser.

Nous voilà dans un exercice typique d'optimisation, tellement bien formulé qu'on pourrait le trouver dans un manuel d'économie. Mais le reste de l'article va plus loin. Il s'intéresse au "side", c'est-à-dire un ensemble de quinze cartes dans lequel on peut décider de puiser entre deux manches d'une partie pour adapter son deck à la stratégie adversaire. La question porte sur la carte "Extraction chirurgicale", carte relativement faible dans l'absolu mais mortelle contre certaines stratégies :

[C]ette carte est une source brute de card disadvantage. Sauf dans le cas rare où vous attraperez une carte dans la main adverse, lorsque vous jouez une Extraction, vous allez dépenser une ressource précieuse (une carte piochée) pour ne rien faire directement sur la situation de la partie. [...] En gros, votre adversaire était dans une certaine situation avant que vous jouiez cette carte et, après, à court terme, il est toujours exactement dans la même situation.

Là, il faut s'intéresser au vocabulaire : les termes "card advantage" et "card disadvantage" sont si important dans le monde de Magic qu'ils bénéficient de leur propre page Wikipédia (pas en français malheureusement). Le card advantage, c'est le fait d'avoir accès à plus de cartes que votre adversaire : une condition de victoire importante, puisque cela signifie un accès à plus de ressources et à plus de moyens de victoire. L'intérêt d'une carte se mesure le plus souvent à cette aune-là. Ainsi, si en une seule carte, vous vous débarrassez de deux cartes chez l'adversaire, il y a incontestablement un avantage (sous réserve que la carte en question ne soit pas trop difficile à jouer). Certaines des cartes les plus chères du jeu sont ainsi des cartes qui permettent surtout d'en jouer d'autres.

Le mythique Black Lotus : rare et surpuissant, il est coté dans les 2500€ en ce moment, et peut monter jusqu'à 8000€...

Le concept est tellement au cœur du jeu que j'ai pu le retrouver, en ressortant ma boîte à chaussure pleine de cartes, des notes que je prenais pour la construction de decks... Sans dévoiler mon âge, disons simplement que ces notes remontent, pour certaines, à la fin du collège. Je n'avais pas encore commencé à étudier l'économie que je réfléchissais déjà, dans le cadre du jeu, à des problèmes d'optimisation sous contrainte. Et pas seulement, lisons la suite de l'article :

Contre 95% des decks, le coût d'opportunité immédiat que représente une pioche consacrée à Extraction chirurgicale ne vaut absolument pas le gain futur incertain. D'autant qu'à moins d'avoir enlevé une carte jouable depuis le cimetière, ce gain n'est même pas obligatoirement réel : la partie aurait très bien pu se finir sans que votre adversaire pioche la carte que vous avez enlevée.

"Coût d'opportunité" : combien d'économiste ont pu se lamenter que cette notion centrale de leur discipline ne soit pas mieux maîtrisée par le commun des mortels ? Et voilà des gens qui pensent des heures à se prendre pour des magiciens se baladant entre les plans cosmiques qui jongle avec ça juste pour leur plaisir... En gros, jouer à Magic revient à jouer à l'homo œconomicus dans ce qu'il a de plus pur : jeu d'optimisation, d'anticipation et de rationalité, son habillage magique - qui pourrait sans doute donner lieu à plein d'interprétation délirante sur un retour dyonisiaque de la magie contre la raison... - ne cache en fait qu'un miroir de notre monde économique. Le joueur est en fait placé dans une situation très proche de la prise de décisions économiques dans un monde incertain : les traders y trouveraient parfaitement leur compte...

Or c'est ce mécanisme qui est au cœur de l'aspect addictif du jeu : le sentiment qu'il est possible de dompter le chaos apparent des cartes, et que l'on peut le faire mieux que les autres. En son temps, Roger Caillois avait identifié quatre motivations à jouer : on en retrouve ici au moins deux, l'Agon - ou le plaisir de la compétition - et l'Alea - celui du hasard.

Reste une dernière motivation, l'Ilinx, où le plaisir de la modification des perceptions, que Roger Caillois illustre surtout par les montagnes russes, la danse ou les enfants qui jouent à tourner sur eux-mêmes. En prenant l'idée dans un sens sensiblement différent, c'est aussi quelque chose qui se retrouve dans Magic, et ce n'est pas un aspect mineur : c'est peut-être ce qui fait le plus l'attrait d'un tel jeu sur la rationalité, le plaisir à percevoir l'ordre dans un monde a priori chaotique, de comprendre un univers a priori ésotérique (non par ses thématiques fantastiques mais par sa combinaison complexe de règles), de chercher à percevoir ce que les autres ne perçoivent pas encore.

Tous ces mécanismes sont aussi ceux de l'économie capitaliste, ceux auxquels sont incités à se confronter les commerçants de tous poils, les financiers de toutes formes et, de plus en plus, les travailleurs de tous niveaux - gérez votre carrière, suivez les bonnes formations, anticipez les évolutions, faites les bons choix. Au delà du contenu même des interactions qui font l'économie, leur forme a finalement un attrait ludique. Et c'est là, peut-être une des motivations les plus puissantes à s'engager dans des activités économiques parfois très complexes et très exigeantes au-delà du seul espoir du gain, pas évident pour tous, et dont l'accumulation n'apparaît pas toujours comme rationnelle.

Cela n'est cependant pas aussi simple. Roger Caillois note que les jeux sont généralement bien séparé des relations et des activités habituelles : un activité à part, avec ses propres règles et surtout sans conséquences extérieures. Si le jeu n'en est pas moins sérieux - notamment parce qu'il est un mécanisme puissant d'apprentissage - il reste normalement cantonné à sa sphère. Si Magic a pu retrouver une place dans mon espace mental, ce n'est pas sans lien avec ce caractère abstrait. Pour qu'il en soit de même pour l'économie, il faut un certain degré de déréalisation de nos actions : il faut pouvoir oublier qu'elles ont des conséquences réelles tant pour nous que pour les autres. L'économie comme jeu est donc en première analyse un privilège de ceux qui n'ont pas trop à dépendre du résultat de la partie. En seconde analyse, elle demande à ce qu'ils puissent oublier les autres ou du moins les voir comme d'autres joueurs.

Or, tout cela repose sur des dispositifs sociaux particuliers. Une partie de Magic repose à la fois sur la matérialité des cartes - qui viennent incarner la zone de jeu - et sur l'abstraction de celles-ci - leurs illustrations qui renvoient le jeu à un monde. Ce que Caillois appelle la "Mimicry", c'est-à-dire la simulation, et qui constitue la dernière motivation à jouer, a moins pour effet ici de permettre au joueur de se duper lui-même (la plupart se contrefichent joyeusement de ces histoires de magiciens voyageant entre les plans stellaires ou je ne sais quoi), que de marquer la frontière entre le jeu et la vraie vie. De ce point de vue, les dispositifs par lesquels les joueurs de l'économie abordent le monde pourraient s'analyser comme autant de moyens de déréaliser leur participation à celui-ci : les écrans et les chiffres sur lesquels les traders ont les yeux braqués par exemple participent sans doute à cela. On peut y ajouter la mondialisation : pas seulement parce qu'elle sépare, dans de nombreux cas, les joueurs des pièces de leur jeu, mais aussi parce qu'elle consiste en grande partie en la proclamation que les frontières du jeu sont telles que l'on n'a plus trop à se préoccuper des autres joueurs.

Au final, voilà une affirmation : quand l'économie est un jeu, c'est un très bon jeu, dans lequel on se laisse facilement prendre. Et voilà une question : à quelles conditions l'économie devient-elle un jeu ? Je n'ai pas de réponse tranché à cette dernière, mais il me semble que s'intéresser à un jeu comme Magic n'est pas forcément une mauvaise façon d'y réfléchir. Un dernier point mérite cependant que l'on s'y attarde : il n'est pas rare que l'on accuse les jeux (surtout s'ils sont vidéos) d'être à l'origine de toutes sortes de pathologies sociales à commencer par la violence, et l'actualité récente nous en a encore donné une sombre illustration. Mais ce qui fait le jeu se retrouve finalement ailleurs. Et on pourrait se demander ce qui est le plus grave : des joueurs qui savent qu'ils jouent ou des gens qui ne se rendent pas compte qu'ils sont en train de jouer ? Roger Caillois parlait d'un risque de corruption des valeurs du jeu dans les sociétés contemporaines. Et honnêtement, je ne suis pas sûr que celle-ci soit du côté des joueurs.

*Message à mon directeur de recherche si jamais il venait à lire ceci : tout ça, c'est de la fiction pour le blog, hein. Non, sérieusement. Je retourne en entretien là.

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Du genre face à la paresse intellectuelle

Sciences Humaines et moi, c'est une vieille histoire qui doit remonter à... probablement 2005 et les temps glorieux de l'agrégation, quand j'étais jeune et que le monde était pur. Toujours abonné depuis cette date, c'est non seulement une lecture mensuelle pour moi, mais aussi pour mes élèves qui doivent en avoir parfois marre que je leur en donne à lire toutes les cinq minutes, et que je les y renvoie plus souvent qu'à mon tour. Et puis, paf, pour une raison pas si mystérieuse que ça, il y a des choses qui ont commencé à m'énerver dans le magazine. Au point que là, j'ai envie de dire un mot sur l'un des articles de la dernière livraison.

Le genre, on le sait bien, c'est une question sensible. Et sensible pour de mauvaises raisons. Surtout en ce moment. Alors quand ce sont des députés UMP qui pètent un durite et veulent "enquêter" dessus (c'est à peu près aussi intelligent que Michel Rocard regrettant que l'on ne puisse pas juger Milton Friedman pour la crise de 2008...), je fulmine devant tant de crétinerie, mais je me souviens qu'on a affaire à des crétins. Et qu'ils sont nombreux.

Quand, par contre, je tombe sur un article de mon magazine préférée qui reprend certaines des antiennes des "anti-genres", je suis plus sensible. Et j'ai plus envie de discuter. Ou de fulminer, ma déception étant à la hauteur de l'estime que j'ai pour le magazine.

Que retrouve-t-on dans cet article ? Un mode d'argumentation finalement courant dans la vulgarisation et dans les débats scientifiques. Après avoir affirmé que les gender studies sont "largement diffusées en France" (ah bon ? où ça ?), l'article ne leur donne pas la parole et se lance dans une critique de l'idée selon laquelle "la différence des sexes est entièrement un fait de culture et non de nature". Et on se retrouve donc avec un concentrée de paresse intellectuelle. Oui, parce que c'est comme ça que j'appelle les "arguments" développés contre le genre : de la paresse intellectuelle.

Première paresse : l'argument du "c'est évident voyons". L'article commence par la présentation de deux "critiques" des théories du genre : Sylviane Agacinski et Nancy Huston. Première chose, je me demande ce que la seconde fait là : je croyais naïvement lire Sciences Humaines où l'on parle de scientifique et non d'essayistes... Surtout si c'est pour lire des bêtises pareilles :

"C'est une évidence rustique : une belle jeune femme seule, pour une bande de jeunes hommes (...), est l'équivalent d'une biche pour une bande de loups : elle provoque un désir de curée."

Qu'est-ce que c'est que cet argument ? Qu'est-ce que c'est que cette évidence qui ne l'est pas ? Où - et surtout comment - peut-on voir là-dedans, comme dans l'ensemble de l'ouvrage de Nancy Huston quelque chose qui ressemblerait, même de très loin, à un argument en faveur de la naturalité des comportements masculins et féminins ? Bref, on a une "évidence", mais aucune preuve, aucun élément : les comportements décrits peuvent être tout ce qu'il y a de plus sociaux. Mais on puisse dans des représentations animales, par le biais de la métaphore, pour masquer une absence d'argumentation.

Les références à Sylviane Agacinski sont du même tonneau : je ne connais pas l'auteur, donc je ne peux me base que sur ce qui en est dit dans l'article. Voici un petit extrait de ce que l'on nous en dit :

"La maternité, notamment est - encore - l'apanage des femmes et il n'est pas sûr qu'elles récusent cette spécificité vue par beaucoup comme un principe de plaisir. Et si, pour cette philosophe, la prostitution et la procréation pour autrui sont encore des manifestations d'un asservissement, elle ne nie pas que le modèle dominant doive être dépassé. Mais, pour elle, le sexe biologique reste un marqueur d'identité".

Qu'est-ce qui permet de soutenir la dernière phrase ? Soit il s'agit d'une constatation sur les sociétés contemporaines, où le sexe reste un marqueur d'identité, et dans ce cas-là, il n'y a absolument aucun argument qui permette de dire que cela est naturel. Soit il s'agit d'une affirmation normative, et on se demande ce que l'on fait de tous et toutes les transgenres, transexuels, travesties et autres queers qui ne vivent pas leur sexe biologique sur ce mode-là. Bref, pas d'arguments ici non plus, pas de preuve : une jolie affirmation malheureusement creuse. De même, le fait que les femmes ne veulent pas abandonner la maternité comme spécificité n'a pas à reposer sur quoique ce soit de biologique. Depuis quand constater une domination culturelle attribuant des activités différentes aux hommes et aux femmes est-elle un signe de différence biologique ?

Passons à la deuxième paresse : celle du "reconnaissez quand même qu'il doit bien y avoir un petit quelque chose de biologique même si je ne peux pas le montrer, allez quoi, soyez sympa, vous voulez passer pour un extrémiste ou quoi ?". Oui, elle a un nom un peu plus long, mais c'est lié au fait qu'elle est souvent plus chouinée qu'argumentée.

L'article commence par évoquer les ouvrages de Cordelia Fine (Delusions of Gender) et de Rebecca Jordan-Young (Brain Storm) qui s'attaque aux études portant sur les différences de cerveau entre hommes et femmes. Mais ce n'est pas pour en présenter l'argumentaire. Le seul but est de les repousser comme extrémiste au paragraphe suivant : ils auraient pour effet de "discréditer en bloc des recherches - certes inégales - dont certaines manifestent une grande solidité". Et l'auteur de nous citer les travaux de Simon Baron-Cohen :

"Des différences précoces par exemple : dès les premiers jours de la vie, les bébés filles fixent plus longtemps un visage humain alors que les garçons sont plus attirés par des objets mobiles".

C'est amusant parce que, à peine trois lignes plus loin, l'auteur cite Cerveau rose, Cerveau bleu de Lise Eliot qui propose justement une critique en règle de la fameuse expérience... s'attaquant à la fois au dispositif de l'expérience (où le sexe de l'enfant était connu par l'expérimentatrice) que son absence de réplication, alors qu'elle rentre en contradiction avec des travaux plus récents.

Mais on est en droit de poser une autre question face à ces travaux, et il est dommage que celle-ci soit passée sous silence : qu'expliquent-ils ? L'expérience de Baron-Cohen a par exemple été utilisé pour dire qu'il y avait là une explication au fait qu'il y a plus de garçons dans les écoles d'ingénieur que de fille. La vraie question est comment peut-on faire des affirmations aussi idiotes ? En quoi un intérêt un peu plus fort pour un mobile permettrait-il d'expliquer ce qui se passe plus de 20 ans après ? De même, Baron-Cohen explique que les personnes qui ont un "cerveau masculin", c'est-à-dire, selon lui, doué pour l'analyse rationnelle, se trouveront mieux comme avocats et celles qui ont un "cerveau féminin", c'est-à-dire doué pour les relations humaines, feront des infirmières... Comment peut-on être stupide au point de penser qu'un avocat n'a pas besoin de compétences relationnelles (les travaux de Karpik sur la façon dont on trouve un avocat ou ceux de Lazega sur les réseaux dans les cabinets d'avocat devraient suffire pour comprendre cela) ? Comment peut-on faire croire qu'une infirmière qui jongle avec des prescriptions et des gestes techniques auprès de ses patients n'a pas besoin d'un sérieux sens de l'analyse ?

Bref, l'article marche vers cette conclusion classique : il y a des différences biologiques mineures, mais elles doivent bien jouer, bon sang de bois. Et bien pour ma part, tant que l'on m'aura pas précisément montré en quoi, je continuerais à les tenir négligeables pour l'analyse. Que nous disent finalement ces "facteurs génétiques" des inégalités de genre ? Rien. Que nous disent-ils de la domination masculine ? Rien. D'autant plus que, la plupart du temps, ces facteurs génétiques sont reliés à des comportements dont on est même pas sûr qu'ils différencient si bien que ça les hommes et les femmes : l'article ne se prive pas, d'ailleurs, du traditionnel "les hommes savent lire une carte" (pardon : "ont de meilleurs compétences visuospatiales") et "les femmes sont bavardes" (pardon : "plus aptes à communiquer"). De différences statistiques significatives, mais laissant une large place au recouvrement des courbes de Gauss, on tire des conclusions en termes de "sexes opposées". Même l'expérience de Baron-Cohen devrait conduire à dire que les différences entre garçons et filles sont très loin d'être des oppositions.

La lecture de l'article me donne l'impression qu'il s'agit plus de suggérer que, bon, il doit bien y avoir quelque chose à sauver dans l'opposition biologique entre les sexes, sans que l'on sache trop pourquoi. Par paresse intellectuelle, il s'agit de suggérer, d'induire des soupçons, de faire des petites remarques qui pourraient laisser penser que... mais jamais de se confronter de front à la question centrale : "qu'est-ce que ça explique tout ça ?". Parce que si on la pose, on se rend compte que la réponse ne va guère dans le sens attendu. Surtout s'il est attendu par des "mouvements néoféministes" cités très positivement dans l'article, où il s'agirait "d'assumer sa féminité tout en refusant la hiérarchie, la domination, l'exploitation sexuelle d'un sexe par l'autre". Dommage que l'on n'applique pas à ceux-ci la même rigueur critique que l'on applique aux théories du genre... Sciences Humaines avait déjà publié, il y quelques années déjà, un dossier sur le "post-féministe" qui tendait plutôt à l'apologie de celui-ci (des éléments de critiques ici). Si le magazine de vulgarisation de référence fait un tel mauvais sort aux théories du genre, c'est qu'il faut peut-être retirer l'idée selon laquelle elles seraient "largement diffusées" en France. Il semble au contraire qu'il y ait encore du boulot.
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