Il n'y a pas besoin d'être un fin analyste politique pour se rendre compte que la chasse aux voix du FN est ouverte. C'est avec une surprise sans cesse renouvelée, et savamment entretenue par les principaux intéressés, que le monde politique et médiatique a découvert, dimanche dernier, le score important de ce parti. C'est le cas à chaque élection depuis au moins les années 80, à tel point que le discours selon lequel le FN est le "grand vainqueur" peut être recyclé sans que personne ne s'en rende trop compte. Reprenant une vieille antienne, suivent naturellement les complaintes sur la souffrance des électeurs du FN et la nécessité d'y répondre. Vieux constat pour les sciences sociales : ce n'est pas parce qu'une solution est manifestement mauvaise, inefficace voire franchement nuisible qu'elle cesse d'être choisie...
Les résultats de dimanche dernier signent d'abord un échec : celui de la stratégie d'intégration des électeurs du Front National dans le giron des partis de gouvernement, stratégie choisie par Nicolas Sarkozy en 2007 et maintenue sans hésitation depuis. Celle-ci a à peine besoin d'être rappelée : il s'agissait de répondre aux inquiétudes supposées de cette population de la façon la plus volontariste et puissante possible. D'où un durcissement net et revendiqué en matière d'immigration et de populations "issues de l'immigration". Derrière tout cela, il y a l'idée que le FN pose de "vraies questions", et que le refus par le politique de prendre en charge ce qu'expriment ses électeurs fait le terreau du parti extrémiste.
L'échec est patent sur tous les plans : non seulement le durcissement en matière d'immigration et de sanctions pénales à la délinquance - deux faces de cette seule et même stratégie - n'a en rien améliorer la vie en France - on se demande bien qui pourrait avoir le culot de défendre cette idée - mais en outre, cela n'a nullement réduit le vote pour le Front National. Au contraire, il n'est pas impossible que cela l'ait conforté. La stratégie politique de Nicolas Sarkozy est sur ce plan un échec.
Dans le milieu des années 50, le psychosociologue Léon Festinger avait publié une étude qu'il ne serait pas inutile de relire aujourd'hui. Son titre ? L'échec d'une prophétie. Rien de moins que ce à quoi on assiste aujourd'hui : la promesse de Nicolas Sarkozy de réduire le vote FN en reprenant ses thèmes s'est avérée fausse. Mais de part et d'autres, on continue à y croire : à droite, on continue à miser sur la reprise d'une attitude agressive sur le thème de l'immigration, à gauche, on caresse les électeurs FN dans le sens du poil. Frapper sur l'immigration pour "répondre" aux électeurs du FN continue à être la stratégie privilégiée. C'est exactement ce que Festinger observait : après avoir suivi, avec son équipe, une secte qui attendait la fin du monde, il fut surpris de voir que, lorsque cette dernière n'eut pas lieu, les adeptes ne cessèrent pas de croire. La réalité avait été une épreuve bien insuffisante pour altérer les croyances des convertis, tout comme la sanction des urnes ne semble même pas faire douter le monde politique. Mais l'étude révéla que la croyance des adeptes se trouva même renforcée par cet apparent échec. Confronté à ce qui est appelé depuis une "dissonance cognitive", l'individu a deux solutions : soit il adapte ses croyances à la réalité, soit il s'accroche encore plus à ses croyances. Et les adeptes s'employèrent à rationaliser l'échec qu'ils avaient vécu : si la fin du monde n'avait pas eu lieu, ce n'était, bien sûr, pas à cause d'une faute du gourou, mais parce que la ferveur de la secte 'avait pas été suffisante. Seule solution : croire plus !
C'est peut-être ce à quoi nous sommes en train d'assister : loin de faire douter du bien fondé d'une stratégie qui vient d'échouer, l'épreuve de réalité pourrait bien renforcer la croyance dans celle-ci. C'est ce que se greffe à cette situation un autre mécanisme bien connu des sociologues : l'engagement, dans le sens qu'Howard Becker donne à ce terme. Les choix qu'a pris un individu dans le passé peuvent avoir un effet sur ceux qu'il doit faire aujourd'hui : changer une ligne d'action peut avoir des conséquences extrêmement négative, même si la solution alternative est a priori meilleure. C'est particulièrement le cas lorsque la cohérence des actions est tenue par un groupe pour avoir une valeur en soi. Celui qui retournerait soudainement sa veste pourrait être attaqué précisément pour cela. On comprend bien que c'est précisément le cas dans le monde politique : celui qui se risquerait aujourd'hui à critiquer une stratégie dont il a été hier un membre actif pourrait très bien signer son arrêt de mort.
De l'autre côté, c'est une autre forme d'engagement qui est à l’œuvre : les hommes politiques sont désireux d'apparaître comme à l'écoute du peuple, et cet engagement dans une ligne d'action les pousse à choisir des comportements qui manifestent cette qualité. C'est évidemment une écoute très sélective, puisque l'on n'entend du "peuple", entité mystérieuse, que ce que l'on veut bien en entendre, et qu'on le fait parler plutôt qu'il ne parle. J'ai déjà eu l'occasion de dire combien le choix de traiter une problématique comme relevant de la "pédagogie" ou de la "réponse aux inquiétudes" soulève de questions quant au fonctionnement politique. Il n'en reste pas moins qu'il est difficile pour un parti ou un homme politique de risquer de prêter le flanc aux critiques de ces adversaires qui lui reprocheraient de ne pas tenir ses engagements.
Si cette analyse a quelque chose de juste, cela veut dire qu'il existe aujourd'hui en France un ensemble de règles du jeu politique qui conduisent les acteurs à faire de la question de l'immigration la question centrale non pas parce qu'elle est effectivement problématique, mais parce qu'ils sont tous engagés d'une façon ou d'une autre à la traiter : celui qui se risquerait à ne pas le faire ou, mieux, à s'élever contre la pertinence de cette question comme "problème public" a trop gros à perdre. Et qu'importe si les économistes savent bien qu'elle n'est en rien un problème (ni d'ailleurs une solution)... qu'importe si elle ne fait que masquer les autres problèmes et les autres questions qui touchent la population française... et qu'importe aussi si, comme le montre le collectif "Cette France-là", cette question vient "d'en haut" et non "d'en bas", si elle est loin d'être ce qui intéresse vraiment les Français...
Comme toute situation d'engagement ou de "dépendance au sentier", ce sont des choix passés qui nous amené sur ce chemin si difficile à quitter. Il serait difficile de reconstituer ainsi tous les enchaînements qui nous ont conduit à la situation présente. On peut peut-être se borner à noter que la prophétie de 2007, cette promesse de ramener les électeurs frontistes vers des partis moins extrémistes, a sans doute été un tournant décisif dans l'histoire. Malgré son échec, celle-ci nous laisse un héritage dont nous ne sommes peut-être pas prêt de nous défaire.
Allez, un dernier pour la route...
Les résultats de dimanche dernier signent d'abord un échec : celui de la stratégie d'intégration des électeurs du Front National dans le giron des partis de gouvernement, stratégie choisie par Nicolas Sarkozy en 2007 et maintenue sans hésitation depuis. Celle-ci a à peine besoin d'être rappelée : il s'agissait de répondre aux inquiétudes supposées de cette population de la façon la plus volontariste et puissante possible. D'où un durcissement net et revendiqué en matière d'immigration et de populations "issues de l'immigration". Derrière tout cela, il y a l'idée que le FN pose de "vraies questions", et que le refus par le politique de prendre en charge ce qu'expriment ses électeurs fait le terreau du parti extrémiste.
Image empruntée ici |
L'échec est patent sur tous les plans : non seulement le durcissement en matière d'immigration et de sanctions pénales à la délinquance - deux faces de cette seule et même stratégie - n'a en rien améliorer la vie en France - on se demande bien qui pourrait avoir le culot de défendre cette idée - mais en outre, cela n'a nullement réduit le vote pour le Front National. Au contraire, il n'est pas impossible que cela l'ait conforté. La stratégie politique de Nicolas Sarkozy est sur ce plan un échec.
Dans le milieu des années 50, le psychosociologue Léon Festinger avait publié une étude qu'il ne serait pas inutile de relire aujourd'hui. Son titre ? L'échec d'une prophétie. Rien de moins que ce à quoi on assiste aujourd'hui : la promesse de Nicolas Sarkozy de réduire le vote FN en reprenant ses thèmes s'est avérée fausse. Mais de part et d'autres, on continue à y croire : à droite, on continue à miser sur la reprise d'une attitude agressive sur le thème de l'immigration, à gauche, on caresse les électeurs FN dans le sens du poil. Frapper sur l'immigration pour "répondre" aux électeurs du FN continue à être la stratégie privilégiée. C'est exactement ce que Festinger observait : après avoir suivi, avec son équipe, une secte qui attendait la fin du monde, il fut surpris de voir que, lorsque cette dernière n'eut pas lieu, les adeptes ne cessèrent pas de croire. La réalité avait été une épreuve bien insuffisante pour altérer les croyances des convertis, tout comme la sanction des urnes ne semble même pas faire douter le monde politique. Mais l'étude révéla que la croyance des adeptes se trouva même renforcée par cet apparent échec. Confronté à ce qui est appelé depuis une "dissonance cognitive", l'individu a deux solutions : soit il adapte ses croyances à la réalité, soit il s'accroche encore plus à ses croyances. Et les adeptes s'employèrent à rationaliser l'échec qu'ils avaient vécu : si la fin du monde n'avait pas eu lieu, ce n'était, bien sûr, pas à cause d'une faute du gourou, mais parce que la ferveur de la secte 'avait pas été suffisante. Seule solution : croire plus !
C'est peut-être ce à quoi nous sommes en train d'assister : loin de faire douter du bien fondé d'une stratégie qui vient d'échouer, l'épreuve de réalité pourrait bien renforcer la croyance dans celle-ci. C'est ce que se greffe à cette situation un autre mécanisme bien connu des sociologues : l'engagement, dans le sens qu'Howard Becker donne à ce terme. Les choix qu'a pris un individu dans le passé peuvent avoir un effet sur ceux qu'il doit faire aujourd'hui : changer une ligne d'action peut avoir des conséquences extrêmement négative, même si la solution alternative est a priori meilleure. C'est particulièrement le cas lorsque la cohérence des actions est tenue par un groupe pour avoir une valeur en soi. Celui qui retournerait soudainement sa veste pourrait être attaqué précisément pour cela. On comprend bien que c'est précisément le cas dans le monde politique : celui qui se risquerait aujourd'hui à critiquer une stratégie dont il a été hier un membre actif pourrait très bien signer son arrêt de mort.
De l'autre côté, c'est une autre forme d'engagement qui est à l’œuvre : les hommes politiques sont désireux d'apparaître comme à l'écoute du peuple, et cet engagement dans une ligne d'action les pousse à choisir des comportements qui manifestent cette qualité. C'est évidemment une écoute très sélective, puisque l'on n'entend du "peuple", entité mystérieuse, que ce que l'on veut bien en entendre, et qu'on le fait parler plutôt qu'il ne parle. J'ai déjà eu l'occasion de dire combien le choix de traiter une problématique comme relevant de la "pédagogie" ou de la "réponse aux inquiétudes" soulève de questions quant au fonctionnement politique. Il n'en reste pas moins qu'il est difficile pour un parti ou un homme politique de risquer de prêter le flanc aux critiques de ces adversaires qui lui reprocheraient de ne pas tenir ses engagements.
Si cette analyse a quelque chose de juste, cela veut dire qu'il existe aujourd'hui en France un ensemble de règles du jeu politique qui conduisent les acteurs à faire de la question de l'immigration la question centrale non pas parce qu'elle est effectivement problématique, mais parce qu'ils sont tous engagés d'une façon ou d'une autre à la traiter : celui qui se risquerait à ne pas le faire ou, mieux, à s'élever contre la pertinence de cette question comme "problème public" a trop gros à perdre. Et qu'importe si les économistes savent bien qu'elle n'est en rien un problème (ni d'ailleurs une solution)... qu'importe si elle ne fait que masquer les autres problèmes et les autres questions qui touchent la population française... et qu'importe aussi si, comme le montre le collectif "Cette France-là", cette question vient "d'en haut" et non "d'en bas", si elle est loin d'être ce qui intéresse vraiment les Français...
Comme toute situation d'engagement ou de "dépendance au sentier", ce sont des choix passés qui nous amené sur ce chemin si difficile à quitter. Il serait difficile de reconstituer ainsi tous les enchaînements qui nous ont conduit à la situation présente. On peut peut-être se borner à noter que la prophétie de 2007, cette promesse de ramener les électeurs frontistes vers des partis moins extrémistes, a sans doute été un tournant décisif dans l'histoire. Malgré son échec, celle-ci nous laisse un héritage dont nous ne sommes peut-être pas prêt de nous défaire.
Allez, un dernier pour la route...