Cachez ces inégalités que je ne saurais voir

L'année dernière, les économistes s'étaient écharpés autour d'un livre polémique, Le négationnisme économique de Pierre Cahuc et André Zylberberg. Cette année, c'est au tour des sociologues, avec un titre étrangement parallèle : Le danger sociologique de Gérald Bronner et Etienne Gehin (B&G dans la suite de ce billet). Avec la publication d'un livre qui ne se cache pas de vouloir provoquer la polémique, on ne sait jamais trop comment réagir : faut-il en parler ou l'ignorer en attendant que ça passe ? Faut-il réagir aux articles de presse, y compris ceux signés des auteurs, aux interviews, aux compte-rendus ou faut-il lire le livre lui-même, même quand on sait que ce sera rarement lui qui sera au cœur des échanges ? Y a-t-il d'ailleurs quelque chose à faire, quand on est en désaccord ? Quelque chose qui ne donne pas l'impression d'offrir une victoire facile et imméritée à ses adversaires ? Je n'ai évidemment aucune réponse définitive à ces différentes questions. Mais, étant ce que je suis, je ne pouvais pas ne pas lire la bête. Et je ne pouvais certainement pas ne pas y réagir d'une façon ou d'une autre. Je ne vais pas proposer, ici, un compte-rendu en bonne et due forme du bouquin. Je voudrais plutôt revenir sur un argument particulier des auteurs, peut-être celui où ils font le mieux apparaître ce qu'ils appellent le "danger sociologique" - une expression qui reste dans le flou pendant plus des trois quarts de l'ouvrage. Cet argument, c'est celui selon lequel enseigner ou diffuser la sociologie risquerait de déresponsabiliser ceux et celles qui la reçoivent, voire carrément de les empêcher de se réaliser ou de réussir. Un argument que les professeurs de sciences économiques et sociales ont bien trop souvent entendu, et qui produit chez moi toujours la même réaction :


Si l'argument est classique, B&G entendent lui donner une confirmation empirique : c'est d'ailleurs en partie pour connaître ces preuves à l'idée selon laquelle l'exposition au "déterminisme sociologique" conduirait à enfermer encore plus les acteurs dans celui-ci que j'ai lu l'ouvrage. Ce point n'est abordé qu'à la toute fin de l'ouvrage, entre les pages 211 et 220. C'est littéralement le dernier argument avant la conclusion. Le titre de cette section est limpide : "les risques des récits déterministes". Après avoir discuté de la portée scientifique du déterminisme - bien pauvrement : l'ouvrage se contente de dire que les causalités en sociologie ne sont pas de la même nature que les causalités en mécanique, sans jamais dire qui, précisément, conteste cela - les auteurs prétendent s'intéresser à la façon dont ces théories déterministes seraient "devenues si populaires et si présentes sur le marché cognitif, que certains des publics dont elles prétendent expliquer les conduites peuvent subir leur influence" (p. 211), et vont donc être conduits à ne plus croire au mérite, à la responsabilité, à la moralité...

Notons d'emblée que le livre ne donne aucune mesure permettant d'objectiver un peu sérieusement cette idée selon laquelle les récits déterministes seraient à ce point populaires. Pas de recension des interventions dans la presse des sociologues, ou même un renvoi vers un travail de ce type (l'INA l'a fait, et les résultats ne vont pas trop dans le sens des auteurs...). Pas d'étude non plus des programmes de sciences économiques et sociales au lycée, de leurs manuels et des pratiques des enseignants, ce qui aurait pu donner un point d'entrée de la confrontation de certains publics à la sociologie. Rien en fait sur ce "marché cognitif" qui ne semble avoir d'existence que métaphorique et rhétorique - un comble pour deux auteurs qui attaquent leurs collègues sur le statut ontologique de leurs outils... Le mieux que l'on ait est un Google Fight (!) qui montre que "Pierre Bourdieu" et "Michel Foucault" sont des expressions plus souvent recherchées que Raymond Boudon ou James Coleman (p. 216), et une mention que La Misère du monde de Bourdieu fut un best-seller - ce qui en soi ne nous apprend pas grand chose...

On pourrait se dire que le reste de l'ouvrage indique de quels "récits déterministes" il est question, ce qui permettrait d'en mesurer la prégnance, mais las, B&G utilisent surtout des expressions comme "certains sociologues déterministes" ou "une certaine sociologie" - j'ai d'ailleurs annoté mon exemplaire d'innombrables "qui ?" ou "de qui parle-t-on ?". Quelques noms apparaissent de façon éparse, et particulièrement celui de Durkheim, dont je ne suis pas sûr que l'on puisse dire qu'il soit un habitué des plateaux télévisés - son décès en 1917 n'y étant peut-être pas pour rien. Viennent ensuite, en termes de nombre de citation de sociologues vivants, les noms de Bernard Lahire, de Geoffroy de Lagasnerie et de Christine Delphy. Sans nier leurs interventions médiatiques, il me semble difficile de dire qu'ils dominent "le marché cognitif" : à tout le moins, ils parlent à certains publics et pas à d'autres, sans même évoquer leurs orientations différentes...

Mais laissons ce manque d'objectivation de côté pour l'instant. L'argument essentiel des auteurs est que cet effet "performatif" de la sociologie déterministe est confirmé expérimentalement. Ils citent donc une étude de psychologie à l'appui de leur proposition. Dans celle-ci, on a lu à des sujets un passage d'un livre du prix Nobel de médecine Francis Crick défendant "une vision très déterministe de la pensée humaine, en allant jusqu'à conclure que les individus ne sont qu'un paquet de neurone" (p. 213). A un autre groupe, on lisait un passage du même ouvrage, mais plus neutre. Les deux groupes étaient ensuite invité à jouer à un jeu au cours duquel il était possible de tricher. Résultat : le premier groupe s'est montré moins vertueux que le second. Les auteurs indiquent que l'expérience a fait l'objet de réplications. De là, ils suggèrent que de présenter à des jeunes l'idée qu'il existe des mécanismes de reproduction sociale serait un facteur de renforcement de celle-ci, et vont même jusqu'à entendre qu'enseigner la sociologie est même dangereux - le comble pour des auteurs qui écrivent qu'ils aiment leur discipline et veulent la défendre :

Apprendre la sociologie dès le plus jeune âge, donc. Dès l'école primaire, renchérit Bernard Lahire ! Il s'agirait de proposer aux enfants des récits déterministes dont on a vu qu'ils sont susceptibles d'affaiblir le sens des responsabilités des individus. On imagine sans peine que leur influence serait plus forte encore sur de jeunes esprits en formation. (p. 217).

Il y a beaucoup de problèmes avec cette démonstration. Le premier, et non des moindres, est qu'elle repose au final sur une expérience de laboratoire, ce qui a toujours de quoi laisser sceptique. En effet, elle permet de montrer un effet à court terme dans un contexte particulier. Elle ne nous dit pas grand chose de ce que pourrait provoquer la lecture du même passage à long terme, après réflexion et après l'avoir éprouvé et appris différemment, après un cours où il aurait été replacé dans l'ensemble de l'ouvrage, après une émission de télévision où il aurait été discuté, approfondi, contesté, nuancé, etc. Hors des murs du laboratoire, les acteurs ne reçoivent pas passivement les savoirs de cette façon-là : ils sont souvent acteurs de l'apprentissage, posent des questions, réagissent, contestent, etc. Les expériences de laboratoire, dans les sciences sociales, posent plus de problèmes qu'elles n'en résolvent. Après tout, en laboratoire, la tortue est plus rapide que le lièvre :



A cela, il faut ajouter un deuxième problème : l'expérience porte sur... les sciences de la nature, et donc un déterminisme bien différent de celui que peut avancer la sociologie. Pas tellement différent dans son mode de fonctionnement (quoi que l'analogie mériterait quelques développements) mais dans sa légitimité : entendre parler un prix Nobel de médecine, ou simplement entendre que l'on est déterminé en tant qu'être biologique, ce n'est pas la même chose que d'entendre dire que l'on est déterminé par sa classe sociale, son origine, son genre, etc. La première forme de déterminisme est généralement mieux acceptée que la seconde : que "les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus" parce que, biologiquement, les uns seraient complètement différentes des secondes est généralement mieux accepté que l'idée que des formes de socialisations différentielles construisent des inégalités sur le long terme. Les parents, d'ailleurs, ont spontanément tendance à expliquer les différences de comportements entre leurs filles et leurs garçons par la biologie que par la socialisation. Passer d'un ensemble d'expérimentations portant sur l'effet des sciences de la nature à des conclusions sur les sciences sociales est pour le moins hasardeux, et manque singulièrement de prudence.

Lorsque, comme moi, on enseigne la sociologie auprès de lycéens, on connait les réactions de ceux-ci face à une simple distribution statistique : qu'il existe, par exemple, des inégalités en matière de travail domestique ou de parcours scolaire rencontre du scepticisme chez bien des élèves - "mais chez moi c'est pas comme ça !", "mais c'est pas vrai, on a tous les mêmes chances !", etc. - avant même que l'on ne tente d'en donner une explication, "déterministe" ou non. Impossible de ne pas repenser à l'ouverture de 80% au bac... et après ? de Stéphane Beaud où Nassim, un élève de première B (aujourd'hui ES) peste contre son sujet de dissertation qui l'invitait à montrer la persistance de la reproduction sociale : "Franchement, il m'a écœuré ce sujet, il m'a pas inspiré du tout... Ça m'a pas intéressé... Chacun fait ce qu'il veut franchement. Si l'autre veut pas faire comme son père, il a le droit. [...] J'ai dit non, grâce à l'école en particulier. J'étais carrément en désaccord avec ce sujet-là". Les réflexions de Fabien Truong sur l'enseignement de Bourdieu "dans le 93" sont sans doute plus intéressanteq à lire sur ce thème là qu'une expérience en laboratoire. De même, la naturalisation du genre dans la classe et à l'école, analysé par Zoé Rollin, permet de comprendre que les savoirs sociologiques, même "déterministes", rencontrent des résistances, dont il faut tenir compte. On ne comprendra pas ce qui se joue dans l'enseignement juste en regardant les résultats d'une expérimentation... surtout si elle ne porte même pas sur la même discipline !

B&G sont, je crois, conscients de ces limites, et c'est pour cela qu'ils donnent immédiatement après un autre argument, ou plutôt une sorte d'illustration. Pour montrer que les récits déterministes peuvent jouer le rôle d'une "prophétie auto-réalisatrice", et ce particulièrement pour ceux qui "ont objectivement moins de chances de réussite, scolaire par exemple, que les autres" (p. 214), les auteurs arguent de l'avantage dont disposent les enfants originaires de l'Asie du Sud-Est en termes de réussite scolaire : alors que, écrivent-ils, l'ensemble des enfants issus de l'immigration ont des chances de réussite plus faibles que les autres, ceux-là ont au contraire des chances plus fortes. Pourquoi cela ? "Dans leur milieu social, on professe plus qu'ailleurs que l'excellence scolaire est possible mais qu'il faut faire des efforts pour l'atteindre. En raison de cette croyance, leurs parents sont plus attentifs que les autres au parcours scolaire de leur progéniture, et contribuent ainsi à la réalisation d'une prophétie auto-réalisatrice. La réussite de ces enfants ne doit rien à des capacités cognitives supérieures, mais beaucoup, semblent-il, aux convictions méritocratiques de leurs éducateurs" (p. 215).

La mobilisation de cet exemple est pour le moins étrange. On peut en effet comprendre que si les enfants issus de l'immigration autre que asiatique réussissent moins bien (quoi que les choses ne soient statistiquement pas si simples), c'est finalement parce qu'ils ne croient pas à la méritocratie. Ce qui efface bien vite les autres facteurs, pourtant évoqués dans les deux références citées par les auteurs : cet article fait valoir, pour les Etats-Unis, que le statut de migrant joue également, et même un peu plus, que les "croyances culturelles" ; le second souligne que les familles immigrées ont, d'une façon générale, des aspirations scolaires plus hautes que les familles natives et que la différence se fait dans "les attitudes concrètes à l'école", notamment la connaissance et la mise en œuvre des stratégies scolaires les plus efficaces. L'article ajoute d'ailleurs que, pour les familles asiatiques, l'implication dans l'établissement et le suivi scolaire des enfants est finalement moindre (!) que pour les autres familles. Ce ne sont pas juste des détails qui viendraient nuancer les propositions de B&G : cela interdit de conclure de façon aussi directe que la croyance dans le déterminisme est la cause des moindres résultats scolaires des familles issues de l'immigration. D'une part, les différences en termes de capital culturel semblent tout de même les plus importantes, et le fonctionnement même de l'école ne devrait pas être balayé d'un revers de la main (voir ma synthèse sur cette question). D'autre part, ce sont moins des convictions envers la méritocratie qui sont en jeux que des pratiques concrètes et quotidiennes : le point clef est l'héritage des convictions scolaires des parents aux enfants, lequel se fait par des gestes, des moments, des espaces particuliers, etc. Il est d'ailleurs étonnant de voir deux auteurs qui dénoncent avec force un "hyperculturalisme" de la sociologie française contemporaine tomber dans les travers d'une explication culturaliste aussi simpliste...

Mais le plus étrange est que, même si l'on prend cet exemple dans le sens que lui prête B&G, on se demande bien où est la sociologie dans cette histoire. Faut-il croire que les enfants de l'immigration non-asiatique sont abreuvés de Bourdieu à la maison ? Les parents lisent-ils Bernard Lahire à leurs enfants pour les endormir le soir ? Font-il un pèlerinage annuel sur la tombe de Durkheim ? Ecrivent-ils "l'ennemi principal" sur le dos de leurs blousons ? Ce que l'exemple permettrait éventuellement de montrer, c'est qu'il n'y a guère besoin des explications sociologiques pour croire au "déterminisme" : en faire l'expérience quotidienne, par les interactions avec l'école, par la "matérialité du monde" comme disent les sociologues pragmatiques (étonnamment absents de l'ouvrage, alors qu'ils constituent l'un des courants les plus importants de la sociologie française...), par l'expérience pratique que l'on acquiert semble bien suffisant. Si les acteurs perçoivent le monde où ils vivent comme plus ou moins fermé, plus ou moins déterminé, c'est sans doute moins à cause de la sociologie que du fait de la vie qu'ils mènent, de l'expérience qu'ils ont du monde qui les entoure. Qu'ils ne soient pas des "idiots culturels", la sociologie s'en est précisément rendue compte depuis un certain temps...

Mais surtout la mobilisation de cet exemple pose une question grave quant aux conséquences que l'on pourrait tirer du bouquin de B&G, et révèle peut-être un enjeu plus profond et non explicité. En effet, en disant que présenter un "récit déterministe" risque d'avoir un effet performatif (risque qui, comme je viens de le montrer, n'est guère convaincant), B&G amènent naturellement à penser qu'il vaudrait mieux taire l'existence de ces déterministes, fussent-ils simplement probabilistes. Que la mobilité sociale soit faible est sans doute plus marquant que de savoir si cela s'explique par les différences de capital culturel - à la Bourdieu - ou par les stratégies rationnelles des acteurs - à la Boudon (Boudon qui, d'ailleurs, est à mon sens encore plus "fataliste" que Bourdieu puisqu'il ne laisse littéralement aucun échappatoire, toute tentative pour favoriser l'égalité des chances étant destinée à échouer du fait des calculs rationnels des acteurs...). De fait, ce qui est, si l'on suit le raisonnement de B&G, gênant, c'est que la sociologie mette à jour l'existence de ces inégalités, beaucoup plus que comment elle les explique. Et on en vient à avoir deux auteurs, sociologues de profession, déclarant aimer et vouloir défendre leur discipline, défendant la science et la neutralité axiologique, qui viennent suggérer qu'il ne faudrait pas parler d'un résultat scientifique comme le niveau de mobilité ou de reproduction sociale au nom de... au nom de quoi finalement ? D'un "politiquement correct", d'une "bien pensance", d'une croyance aveugle dans l'égalité des chances qui, bien que statistiquement fausse, scientifiquement irrationnelle, serait préférable pour les acteurs à la connaissance.

"Cachez ces inégalités que je ne saurais voir" : pris au sérieux, c'est à cela que mène le raisonnement de B&G. Parler des inégalités, dire leur existence, dire que les chances ne sont pas égales, serait au pire une mauvaise chose, au mieux un savoir qu'il faudrait réserver à une petite élite, celle qui un jour se lancera dans des études de sociologie ou de sciences sociales et qui, alors, sera peut-être prête à recevoir ce secret qui brûlerait les yeux et les oreilles des profanes. Il m'est difficile de savoir si c'est là une intention des auteurs ou un simple "effet émergent" ou "pervers" (je suis taquin) de leur positionnement. Mais il y a là un problème à soulever.

La question est, ici, en partie politique. Pense-t-on que les résultats scientifiques méritent d'être présentés et diffusés à tous ? Pense-t-on qu'il vaille mieux présenter aux élèves qu'il existe des inégalités, en parler sérieusement avec eux, explorer les différentes explications que l'on peut en donner ? Ou faut-il garder cela secret, parce que l'on pense que ce savoir pourrait leur nuire ? La proximité avec les débats autour des "statistiques ethniques" est flagrante. On peut sans doute entendre qu'il existe un risque à diffuser certains savoirs, mais on ne devrait pas en la matière appeler à un principe de précaution trop fort (je suis vraiment taquin). Pour ma part, je pense qu'il vaut toujours le coup de faire les efforts d'expliquer, de diffuser, de vulgariser et d'enseigner. Et que ce qui importe vraiment, c'est la façon dont on explique, diffuse, vulgarise ou enseigne ces savoirs. Il est sans doute là, le vrai débat.

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Mais que devient l'argent des pauvres ?

Le budget des pauvres est, une fois de plus, sous les feux des projecteurs. A la faveur de l'annonce d'une baisse de 5€ du montant des APL, les commentaires sur l'argent des plus démunis n'ont pas manqué, entre les réprimandes à ceux qui ont le culot de se plaindre, les bons conseils sur le mode "mais ça ne fait qu'un paquet de clopes ou cinq baguettes" ou les attaques du type "mais ils ont déjà des Iphones !". L'argent des pauvres est un problème public : tout le monde a un avis dessus... Seuls les principaux intéressés semblent exclus du débat... C'est qu'ils sont toujours soupçonnés de mal s'en servir, d'être pauvres parce qu'ils ne l'utilisent pas comme il faut, parce qu'ils ont des dépenses dont ils pourraient facilement se passer, s'ils voulaient vraiment s'en sortir, s'ils avaient une vraie culture de vrais winners, et si, finalement, ils ne méritaient pas un petit peu leur sort quand même, quelque part. Il y a quelque chose de vrai là-dedans : si les pauvres sont pauvres, c'est bien, en partie au moins, parce que leurs revenus sont dépensés de façon excessive, d'une façon qui les enferme dans leur situation précaire. La question est donc d'importance. Sans me livrer ici à une analyse exhaustive du budget des ménages les plus fragiles, je voudrais donner quelques éléments de réponses trop souvent ignorés à la question "que font les pauvres avec leur argent ?", en partant notamment d'un des prix Pulitzer de cette année, Evicted du sociologue Matthew Desmond.

Que font donc les pauvres avec leur argent ? Il y a des réponses évidentes bien sûr : ils consomment, achètent de quoi se nourrir, se vêtir, ils payent leurs factures, leur loyer, etc. On sait qu'ils consomment relativement plus que les autres, la propension à épargner étant croissante avec les revenus (la propension à consommer est donc, logiquement, décroissante). Ce qui signifie, notamment, que des prélèvements tels que la TVA, non-progressive, pèsent plus lourdement (relativement) sur leurs épaules que sur celles des plus fortunés. Contrainte budgétaire oblige - ça, c'est l'économiste en moi qui parle - ils se privent et ont du mal à épargner. Tout cela fera sans doute l'objet d'un consensus. Au-delà de ces quelques banalités, tout débat sur les revenus modestes devient d'un seul coup plus compliqué.

Car, après tout, s'ils le voulaient, ils pourraient faire des efforts et épargner, morbleu ! Ils pourraient se priver un peu plus, ils pourraient faire attention, ils pourraient faire ceci et cela, et s'en sortir de leur pauvreté. La preuve, c'est que le meilleur ami du beau-frère de mon collègue connaît un gars dont la sœur a entendu l'histoire d'une famille pauvre qui s'en est sortie, alors ne me dites pas que ça n'arrive pas. Voilà ce que l'on entend si souvent. Et sont alors pointés les usages superflus, somptuaires ou simplement moralement condamnables de l'argent des pauvres : de l'écran plat au smartphone, en passant par la paire de baskets, la tournée offerte au café, le paquet de cigarettse, la barrette de shit ou encore les cadeaux aux enfants - cadeaux que l'on reprochera aux mêmes de ne pas faire, parce que la cohérence n'est pas de ce monde.

Face à ce type de discours, il est courant d'essayer de montrer que ces dépenses apparemment irrationnelles ne le sont pas tant que ça. Prenons l'exemple du smartphone et autres produits équivalents : il est possible aujourd'hui de s'en procurer des modèles anciens à moindre coût, voire, si l'on cherche un ordinateur ou une tablette, d'en récupérer dans les poubelles des grandes entreprises de la Défense. C'est en outre un objet dont on peut difficilement se passer, surtout lorsqu'il s'agit de la seule connexion à Internet que l'on peut avoir, via les wifi gratuits. Support relationnel, mode d'information, moyen de communication avec des administrations toujours plus dématérialisées... Le smartphone, comme bien d'autres choses, est une fausse dépense superflue.

Pour autant, faire des pauvres des modèles de vertu qui seraient simplement mal compris par des classes moyennes et supérieures un brin prétentieuses est un mode argumentatif limité. Si l'on observe un budget, quel qu'il soit, on pourra toujours y trouver des choses superflues, inutiles, dont on pourrait se passer. Les plus pauvres n'échappent pas à la règle : ce ne sont pas des saints qui ont une utilisation irréprochable de leur argent. Dans son ethnographie des expulsions à Milwaukke, Matthew Desmond refuse précisément de nier ces problèmes : "il y a deux façons de déshumaniser les gens", note-t-il, "leur nier toute vertu, les absoudre de tout péché" ("There are two ways to dehumanize : the first is to strip people all virtue, the second is to cleanse them of all sin", p. 378). Il rapporte ainsi le cas de Larraine : récemment expulsée, vivant chez son frère dans un mobile home, elle décide pourtant d'utiliser ses bons alimentaires (food stamps, distribués au titre de l'assistance) pour se faire un festin de homards, de crabes et de tarte au citron. En un repas, elle utilise toute son aide alimentaire. Elle achète aussi une grande télé neuve ou des crèmes onéreuses, et refuse de vendre ses bijoux même lorsque le prix de ceux-ci pourraient lui permettre de payer son loyer et d'éviter d'être mise à la rue. Inutile de nier que de telles situations existent, que la paire de baskets flambant neuve ou le smartphone dernier cri n'ont pas toujours été obtenus à moindre coût et par pure nécessité. Pour autant, il est particulièrement important de comprendre et expliquer de telles dépenses. Je me permets ici de traduire ce qu'en dit Matthew Desmond :

[Pour beaucoup de personnes, dont sa fille], Larraine est pauvre parce qu'elle jette son argent par la fenêtre. Mais l'inverse est beaucoup plus vrai : Larraine jette son argent par la fenêtre parce qu'elle est pauvre.

Avant son expulsion, il ne restait à Larraine que 164$ après qu'elle a payé son loyer. Elle aurait pu en mettre un peu de côté, en rognant sur le câble et sur Walmart. Si Larraine était parvenue à mettre 50$ de côté chaque mois, à peu près un tiers de son revenu une fois le loyer payé, elle aurait eu 600$ à la fin de l'année - de quoi couvrir un mois de loyer. Et ça aurait été au prix de sacrifices considérables, puisqu'elle aurait eu parfois à se passer de choses comme l'eau chaude ou des vêtements.

Larraine aurait au moins pu économiser ce que lui coûtait son abonnement au câble. Mais pour une dame âgée vivant dans un mobile home isolé du reste de la ville, qui n'a pas de voiture, qui ne sait pas se servir d'Internet, qui n'a qu'occasionnellement un téléphone, qui ne travaille plus, et qui a parfois des crises de fibromyalgie et de migraines, le câble est un ami irremplaçable.
Les gens comme Larraine vivent avec tellement de limitations différentes qu'il est difficile d'imaginer la quantité d'efforts, de contrôle de soi et de sacrifices qui leur permettrait de sortir de la pauvreté. La distance entre la pauvreté écrasante (grinding poverty) et une pauvreté à peine plus stable peut être si importante que ceux qui sont tout en bas n'ont que peu d'espoir de s'en sortir même en comptant chaque centime. Alors, ils choisissent de ne pas le faire. A la place, ils essayent de survivre avec un peu d'éclat (survive in color), d'adoucir la souffrance avec du plaisir. Ils fumeront un petit joint, ils boiront un petit verre, feront quelques paris ou s'achèteront une télévision. Ils peuvent acheter du homard avec leurs bons alimentaires (they might buy lobster on food stamp).

Si Larraine utilise mal son argent, ce n'est pas parce que l'assistance public lui en donne trop mais parce qu'elle lui en laisse si peu. Elle a payé le prix de son festin de homard. Elle a dû manger à la banque alimentaire pour le reste du mois. Certains jours, elle a simplement eu faim. Ça valait le coup. "Je suis contente avec ce que j'ai eu", disait-elle, "et je veux bien manger des nouilles pour le reste du moins à cause de ça".

Larraine a très tôt appris à ne pas s'excuser pour son existence. "Les gens vous reprochent n'importe quoi", dit-elle. Ça ne lui fait rien que le vendeur la regarde de travers. On la regarde de la même façon quand elle achète du vinaigre balsamique à 14$ ou des côtes de boeuf. Larraine aime cuisiner. "J'ai le droit de vivre, et j'ai le droit de vivre comme je l'entends", dit-elle. "Les gens ne se rendent pas compte que même les pauvres se lassent de manger toujours la même chose. Par exemple, je déteste littéralement les hot-dogs, et pourtant j'ai mangé toute mon enfance. Alors, on se dit 'quand je serai grande, je mangerai des steaks'. Et maintenant, je suis grande. Et j'en mange" (p. 219-220).

(Note : traducteur est un métier, et ce n'est pas le mien. Je m'excuse pour les erreurs ou approximations de ce passage. Si vous pensez voir des améliorations à apporter, n'hésitez pas à m'en faire part)

L'argent des pauvres passe donc pour partie dans des dépenses "inutiles", qui ne leur permettront pas de sortir de la pauvreté... mais qui, on le voit, leur permettront de ne pas se sentir complètement nié comme individu quand la pauvreté est un déni de soi permanent. Ce sur quoi insiste Matthew Desmond, et bien d'autres chercheurs, c'est que ces dépenses ne sont pas la cause de la pauvreté : tout au contraire, elles en sont la conséquence. C'est parce que l'on a si peu que tout utilisation vertueuse de son argent, toute tentative d'accumulation, d'épargne, de sauvegarde est vouée à l'échec. Ou plutôt demanderait des sacrifices si importants et si incertains qu'il est beaucoup plus rationnel de ne pas les faire : il vaut mieux se faire un festin de homard aujourd'hui, quitte à avoir faim tout le moins, plutôt d'avoir faim pendant plusieurs années pour pouvoir, peut-être, si la conjoncture et la providence le permettent, si l'on ne se fait pas voler ou tuer avant, si l'on ne tombe pas malade, et si l'on trouve comment faire, stabiliser un tout petit peu sa situation... C'est l'une des discussions centrales d'Evicted, même si elle est éparpillée entre les chapitres et les notes de fin : Matthew Desmond démonte sciemment les arguments autour de la "culture de la pauvreté", l'idée selon laquelle les pauvres seraient pauvres parce qu'ils auraient certains comportements particuliers. Il insiste sur le fait que "la pauvreté, c'est la pauvreté", autrement dit que la situation économique à elle seule permet de comprendre ce que font les individus, qu'elle est une cause avant d'être une conséquence, qu'on n'a pas besoin de la théoriser en lui adjoignant une "culture"... Et que, finalement, si chacun d'entre nous se retrouvait à vivre comme les plus pauvres, il ferait probablement pareil.

Sans doute cela ne suffira pas à satisfaire les contempteurs des dépenses des pauvres. S'ils leur concéderont, du bout des lèvres, le droit à quelques dépenses exceptionnelles, ils seront sans doute plus sévères sur les dépenses plus quotidiennes et plus récurrentes, notamment lorsqu'il s'agit de donner ou de prêter de l'argent à tout-va, de payer sa tournée, de distribuer des cigarettes, etc. D'ailleurs, les pauvres ne pourraient-ils pas faire l'effort de ne pas boire, de ne pas fumer et de ne pas consommer des substances illégales, hein, franchement ?

Faisons un détour par un autre classique de la sociologie urbaine américaine : Street Corner Society. Dans cette étude d'un quartier populaire italo-américain dans les années 1930, William Foote Whyte consacre un passage à la comparaison des trajectoires sociales de deux de ses enquêtés, Chick et Doc. Chick incarne le groupe des "étudiants" en ascension sociale par le biais des études à l'université, Doc est le parangon des "gars de la rue", qui restent attachées au quartiers et enfermés dans les classes populaires. Le rapport à l'argent distingue très fortement les deux groupes :

La meilleure façon de comprendre la mobilité sociale à Cornerville [le quartier étudié, en fait le North End de Boston], c'est de la comparer au comportement du gars de la rue. C'est entre autres dans la façon de dépenser leur argent que les deux groupes se différencient le plus. Les étudiants adhèrent à une économie de l'épargne et de l’investissement. Les gars de la rue vivent dans une économie de la dépense. L'étudiant doit faire des économies pour payer ses études et pour pouvoir se lancer dans les affaires ou dans sa carrière. Il va donc cultiver les vertus d'épargne des classes moyennes. Pour pouvoir participer aux activités de son groupe, le gars de la rue doit partager son argent avec les autres. S'il a de l'argent et que son ami n'en a pas, il est censé payer pour lui. On peut rester membre d'une bande tout en faisant des économies, mais on ne peut pas simultanément faire des économies et avoir un statut important dans la bande. Le prestige, l'influence sont en partie liés à la capacité de pouvoir dépenser sans compter. En règle générale, un gars de la rue ne dépense pas consciemment pour exercer une influence sur ses copains. Il s'adapte au schème de comportement de son groupe et sa conduite a pour effet d'accroitre son influence (p. 145).

Chick et Doc sont à l'avenant : le premier refuse de prêter de l'argent à qui que ce soit ou même de payer quoi que ce soit, le second, chef de bande, dépense sans compter pour que ses copains puissent suivre les activités du groupe (bowling, bals, etc.) même lorsqu'ils n'ont pas d'argent. Mais ce n'est pas une question de personnalité, encore moins de culture. Chick, on l'apprend tout au long du récit de Whyte, a été très vite eu un statut très particulier dans le quartier où il vit : à l'école, il appartient à un petit groupe à part, qui s'assoit au premier rang et est tenu à l'écart par les autres. Il est arrivé d'Italie à huit ans et a connu les moqueries sur son accent et sa façon de se tenir. Fils d'un homme politique de Naples devenu vendeur de légumes à Boston, il n'appartient pas exactement au même monde que les autres : les positions de classes se transmettent dans la migration, bien que de façon complexe. Il n'a donc pas à participer à tout prix aux échanges amicaux, et peut facilement refuser de prêter à celui qui lui demande un coup de main. Au contraire, Doc est beaucoup plus intégré : il bénéficie d'un statut élevé, celui d'un chef de bande, statut qui repose entièrement sur cette "économie de la dépense". Ses amitiés sont autant de ressources sur lesquelles il peut continument s'appuyer. C'est grâce à la réputation ainsi acquise qu'il peut, par exemple, se lancer en politique, un moment qui fait apparaître les paradoxes de sa position : "Si, pendant la campagne électorale de l'été 1938, Doc avait eu deux cents dollars d'économie, il n'aurait pas été contraint de se retirer de la course. Mais s'il avait voulu épargner ces deux cents dollars, il se serait aliéné tout ses amis et il aurait perdu ses partisans" (p. 145-146).

Les dépenses de Doc ne sont pas plus irrationnelles, et pas plus évitables, que celle de Chick. Si le premier y est contraint et pas le second, c'est du fait de leur position vis-à-vis du quartier, et non d'une personnalité différente. Pour Doc, payer un verre à un copain est un investissement dans un capital social populaire, un capital d'autochtonie (des notions que n'utilisent pas Whyte, notons-le : c'est moi qui reformule), lequel est sa principale ressource. Y renoncer aurait un coût énorme. Chick, lui, est dans une position plus distante et ne bénéficie pas des gains attachés à une position locale élevé. Il est donc plus facile pour lui d'y renoncer et d'aller chercher la réussite ailleurs.

Les observations de William Foote Whyte au cœur de la grande dépression des années 1930 sont-elles toujours d'actualité pour les quartiers populaires d'aujourd'hui ? La force de rappel exercé par les quartiers populaires est bien documenté, notamment au travers des travaux de Stéphane Beaud : son ouvrage 80% au bac... et après ? peut se lire comme une illustration de la difficulté qu'il y a pour les enfants de classes populaires à couper avec les nombreux échanges et les formes de sociabilité des quartiers. Les formes spécifiques de ressources populaires a aussi été bien analysé. De façon plus large, la consommation de tabac chez les personnes en situation précaire répond largement à cette logique, suivant l'analyse de Jeanne Constance et Patrick Peretti-Wattel (voir aussi ce billet sur les justifications):

Pour les fumeurs interrogés, la cigarette est le moyen par lequel on rappelle à soi et aux autres les règles essentielles d’une socialité souvent en péril. Le coût élevé de ce bien, le manque qu’il provoque lorsqu’il est difficile de se le procurer font de lui un pivot par lequel il devient possible de reconstruire les règles d’un lien social particulièrement ténu pour les personnes les plus précaires. Grâce au tabac, celles-ci peuvent ainsi tenter de se réinscrire dans une société qui tend à les exclure. On comprend dès lors pourquoi il est si difficile d’arrêter pour ces fumeurs. D’une certaine façon, leur dépendance au tabac n’est pas seulement physique ou psychologique, elle est aussi sociale.

Bref, deuxième élément de réponse à la question "que font les pauvres avec leur argent ?" : ils l'utilisent en partie pour maintenir des liens avec les autres, pour se garantir un minimum d'intégration, pour faire jouer certaines formes de solidarités... qui sont souvent autant de stratégie d'entretien de sa situation, quand il ne s'agit pas de question de survie, fut-elle aussi sociale que physique. La sociabilité, pour les plus pauvres, coûte cher - dans le cas de la cigarette, ce coût se supporte à la fois de façon pécuniaire et en termes de santé... Et pourtant, elle est incontournable : la sortie de la pauvreté apparaît improbable, le cancer des poumons est une menace éloignée dans le temps, mais l'isolement ou le rejet sont des réalités immédiates.

Voilà donc pour les dépenses des plus pauvres qui font toujours l'objet de soupçons d'immoralité. Une fois qu'on y regarde de plus près, on n'excuse peut-être pas, mais tout au moins comprend-t-on ce qui se passe - et peut-être peut-on se donner d'autres moyens d'agir... Mais, du coup, il y a d'autres dépenses sur lesquelles on peut également réfléchir... Dans ses travaux sur les ménages de classes populaires, Ana Perrin Héredia évoque ce que les offres de certains démarcheurs font au budget de ses enquêtées : abonnements internet vendus à des ménages sans ordinateur, matelas ou lits de mauvaise qualité vendu à prix d'or, etc. Encore des signes que les pauvres ne savent pas gérer leur argent ? La sociologue évoque plutôt la domination :

La façon dont les enquêtés (ré)agissent dans des situations de confrontation directe avec des vendeurs met en évidence les effets de la relation sociale sur la relation marchande et rappelle ce que signifie « choisir » dans ces conditions économiques et sociales. Les entretiens ont ainsi mis en exergue le fait qu’au cours de certaines transactions marchandes l’ascétisme et les règles de prudence économique que suivaient habituellement certains enquêtés semblaient s’effacer au profit d’attitudes apparemment davantage marquées par l’« hédonisme » et pouvant indiquer que, temporairement, ces consommateurs avaient cédé à la tentation de « se laisser aller » et de « se la couler douce ». Dans bon nombre de cas, ces changements d’attitude avaient lieu à la suite des sollicitations des nombreux vendeurs à domicile qui sillonnent le quartier.

Mélanie, par exemple, a, par le biais de ceux qu’elle décrit comme des « messieurs qui passent en blouse blanche », acquis un matelas qui rapidement « s’est complètement affaissé ». Garanti dix ans, elle l’a pourtant remplacé après cinq ans d’utilisation lorsque le même démarcheur est revenu pour lui proposer un « échange », qui lui a coûté 480 euros et alors même qu’elle n’avait pas programmé une telle dépense. Or, pour ce type d’achat, pourtant plus coûteux, et contrairement aux techniques élaborées qu’elle peut mobiliser habituellement, Mélanie n’a pas comparé les prix ni essayé de faire jouer la concurrence mais s’est laissée, pour une fois, convaincre par la démonstration (« ah oui, oui il m’a convaincue c’est sûr ! »). Ceux que Hoggart appelle des « bonimenteurs professionnels » savent recourir à des images-clichés et à des valeurs qui font sens pour les milieux populaires. Mais leur indéniable pouvoir de persuasion n’explique peut-être pas à lui seul que leurs clients s’écartent de leur ligne habituelle.

Professionnels de l'interaction sociale comme les démonstrateurs de foire qu'étudie Ronan Le Velly, les démarcheurs à domicile ne font jamais que profiter de la pauvreté d'autrui. Si l'on se demande où va l'argent des plus pauvres, il faut peut-être s'interroger sur à qui appartiennent les poches où il finit par tomber : ici des classes moyennes et des grandes entreprises, trop heureuses de trouver une population sur laquelle exercer quelques formes de domination - le coup de la blouse blanche, on connaît ça depuis Milgram - quand il ne s'agit pas plus simplement de rester très flou sur des contrats que l'on encourage à ne pas lire... surtout auprès d'une population pour laquelle on se doute que l'accès à la loi et à la justice n'est pas la chose la plus simple du monde.

Ce point est également évoqué, avec une tournure beaucoup plus forte, par Matthew Desmond. Celui-ci ne s'est pas contenté d'enquêter auprès des locataires victimes d'expulsion : suivant un bon vieux principe d'enquête, il a "suivi l'argent" et a tourné le regard vers les propriétaires. Le portrait qu'il en fait dans la ville de Milwaukee mérite que l'on s'y arrête. D'abord, loin de l'image du Donald Trump enrichi à coup de grandes opérations immobilières, il révèle l'existence d'une fraction des classes moyennes qui vit de la location d'un parc immobilier vétuste aux personnes les plus en difficultés. L'une des propriétaires qu'il met en scène dans son ouvrage, Sherrena, est une ancienne professeur des écoles reconverti dans l'immobilier. Elle mène son entreprise d'une main de fer, expulsant sans remord ceux et celles qui sont un peu en retard, dont les enfants posent problèmes, ou qui insistent un peu trop pour obtenir des réparations qu'elle n'est pas forcément pressée de faire.

Mais plus encore, Desmond note que c'est bien la pauvreté qui enrichit Sherrena. Son logement le plus vétuste est également le plus rentable. Les loyers qu'elle pratique sont élevés. C'est qu'elle profite, très concrètement, d'une population qui ne peut pas se loger ailleurs, moins parce qu'elle n'en a pas les moyens que parce qu'on ne la laisse pas aller ailleurs :

Quand les immeubles ont commencé à apparaître à New York au milieu du XIXe siècle, les loyers dans le pire ghetto étaient 30% plus élevé que dans les beaux quartiers. Dans les années 1920 et 1930, les loyers pour les habitations vétustes des ghettos noirs de Milwaukee, de Philadelphie et d'autres villes du Nord était plus élevés que ceux pour de biens meilleurs logements dans les quartiers blancs. A la fin des années 1960, les loyers dans les plus grandes villes était plus élevés pour les Noirs que pour les Blancs pour des logements équivalents. Les pauvres ne se concentre pas dans les quartiers en mauvais état parce que les loyers y sont moins élevés. Ils sont là - et c'est tout particulièrement le cas pour les Noirs pauvres - parce qu'ils y sont autorisés.
Les propriétaires des logements du bas du marché ne baisse généralement pas les prix pour satisfaire la demande et éviter le coût des impayés et des expulsions. Il y a des coûts à éviter ces coûts. Pour beaucoup de propriétaires, il est moins cher de supporter le coût d'une expulsion que de remettre leur bien en état. Il est possible d'économiser des coûts de maintenance si les locataires ont continuellement des loyers de retard (were perpetually behind). Et beaucoup de locataires propres ont continuellement des loyers en retard parce que leur loyer est trop élevé (p. 75).

Les loyers représentent, que ce soit aux Etats-Unis ou en France, l'un des postes budgétaires le plus important, et ce encore plus pour les plus pauvres. Ce que suggère ici Matthew Desmond, c'est qu'il y a bien là quelque chose qui explique la pauvreté des plus fragiles : une forme d'exploitation de leur précarité, qui permet aux classes supérieures et moyennes propriétaires des logements de capter une part considérable des revenus de ces catégories. Parler d'exploitation ne paraît pas trop exagéré car, comme dans le cas des démarcheurs à domicile, il ne s'agit pas de fournir un bien ou un service de coût élevé, mais de profiter d'une situation de difficulté pour fournir quelque chose que l'on sait de piètre valeur, d'extorquer même une forme de consentement. Or, il faut le noter, les enquêtés de Desmond tirent surtout leurs revenus de l'assistance publique. De là à y voir une façon pour certaines catégories de population de capter une part de la redistribution qui leur échappe...

Evidemment, les Etats-Unis ne sont pas la France. Peut-être l'exploitation par les loyers y est-elle moins forte de ce côté de l'Atlantique... Mais l'un des arguments qui préside à la baisse et, peut-être, à la suppression des APL est que cela conduira à la baisse des loyers. Et derrière, l'idée qu'un marché immobilier libéralisé serait plus efficace. Les économistes sont nombreux à défendre cette idée : avec moins de réglementation, les expulsions seront peut-être plus nombreuses mais si les gens retrouvent un logement plus facilement derrière, il n'y a pas de problème. Les Etats-Unis offrent un exemple parfait de cette prospective : le marché immobilier y est très libéralisé, et sa fluidité est importante. L'ouvrage de Matthew Desmond souligne que, quoi qu'ils en disent, les économistes n'ont peut-être pas bien compris comment fonctionne le marché immobilier, car cette plus grande fluidité ne s'est pas accompagnées de moindres difficultés pour se loger pour les plus pauvres, loin de là, et les conséquences sur la pauvreté en général ont été terribles : des ménages sans cesse déplacer, privés de leurs ressources locales, incapables de s'investir dans des quartiers où ils ne font que passer en attendant la prochaine expulsion... Et pour la France, il serait bon d'y jeter un coup d’œil pour savoir vers quoi on veut parfois s'embarquer.

Toujours est-il que pour répondre à ma question de départ, "que devient l'argent des pauvres ?", toujours sans souci d'exhaustivité, on peut dire qu'il y en a une partie non négligeable qui revient à ceux et celles qui savent exploiter la misère d'autrui. Alors que l'on braque le regard sur les dépenses des pauvres, laisser un peu de côté les dépenses volontaires et s'intéresser aux dépenses contraintes ne ferait pas forcément de mal au débat public. Il y a quelques très sérieuses questions à poser. Avec des réponses qui ne feront sans doute pas consensus. Mais ça vaut le coup d'ouvrir la discussion.

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L'origine des inégalités d'origine

Quand on me parle des difficultés de l'école, je pense à beaucoup de choses : aux inégalités, aux choix pédagogiques, au manque chronique de moyens, à la crise de légitimité, à la formation des enseignants, à la ségrégation, à la violence symbolique et physique... bref, la liste est longue. Cédric Villani, médiatique mathématicien au style vestimentaire si délicieusement désuet, lui, lorsqu'on lui demande "qu'est-ce qui ne fonctionne pas [à l'école] ?", répond "l'immigration". Alors, certes, il le fait avec une évidente bienveillance, parlant de la France comme une "terre d'immigration", ce qui a fait "la force de la science française" (un thème récurrent chez lui), parlant d'une société "chamarée" ou "colorée", vantant les qualités de l'école française. Mais il voit quand même dans l'immigration un "grand enjeu" de l'école, un problème auquel une solution doit être trouvée. Ce qui nous donne, passé à la moulinette d'un certain journalisme, cet article des Echos, dont le chapeau est sans ambiguïtés, lui : "pour le mathématicien, engagé aux côtés d’Emmanuel Macron, les difficultés de notre système scolaire sont notamment dues à l’immigration". Vu les instrumentalisations qui s'annoncent de tels propos, y compris à l'encontre des intentions initiales de notre fringuant médaillé Fields, il n'est peut-être pas inutile de faire un petit point sur ce que l'on sait des immigrés et surtout de leurs descendants dans le système éducatif français.

Revenons d'abord sur les propos de Villani. Ils valent le coup d'être écouté en détail, ne serait-ce que pour mesurer la distance entre ce qui en sera retenu médiatiquement et leur contenu.



Si vous avez visionné l'extrait vidéo ci-dessus, vous avez pu entendre que tout cela est extrêmement confus. Il n'est guère facile de comprendre précisément quel est l'argument de Cédric Villani. Il semble dire que les moindres performances de l'école française par rapport à celles des autres pays s'expliquent par une plus forte présence des (enfants d')immigrés, dont on peut alors supposer qu'ils obtiennent des résultats scolaires inférieurs à ceux des "natifs". Mais il ajoute aussi que la France sait si bien composer avec ces difficultés-là qu'elle n'a guère à rougir face aux autres pays, pour lesquels elle constituerait même, apparemment, un modèle. Il faut donc supposer que les résultats de ces mêmes élèves descendants d'immigrés ne sont pas si mauvais. Tout cela, contraint en grande partie par le dispositif radiophonique qui exige une réponse courte - une minute et trente secondes ! -, peut laisser l'auditeur avec beaucoup de doutes et peu de réponses. Si ce n'est ce point : les difficultés de l'école sont la faute des immigrés... La fachosphère n'a d'ailleurs pas tardé à reprendre l'extrait d'interview, tant il est possible de le comprendre dans le sens qui arrange ses obsessions maladives. Il n'est ainsi pas inutile de revenir un peu sur les performances scolaires des descendants d'immigrés, une question sur laquelle les recherches sociologiques sont à la fois nombreuses et concordantes - je dirais même cumulatives...

It's inequality, stupid

Commençons par le commencement : que les descendants d'immigrés obtiennent, en moyenne, des résultats inférieurs à ceux des natifs est un résultat bien établi. Ce n'est guère un résultat nouveau : il était déjà bien connu dans les années 1960, et les données les plus récentes le confirment. Sur le panel d'élèves rentrés en sixième en 1995 et suivis tout au long de leur scolarité, 64,2% des enfants dont la famille n'était pas immigrés ont obtenu le bac, contre 50-55% pour les descendants de l'immigration du Maghreb, de l'Afrique Subsaharienne ou du Portugal (voir tableau ci-dessous, tiré de cet article). Seuls les descendants d'immigrées d'Asie du Sud-Est obtiennent des résultats supérieurs aux "natifs".


Les données de l'enquête Trajectoires et Origines (TeO), menée en 2008-2009 mais reconstituant les biographies des individus, permet également de voir que les descendants d'immigrés sont plus souvent sans diplômes au-delà du brevet que les "natifs" : 18% contre 11%, avec une moyenne de 12% pour l'ensemble de la population entre des 20-35 ans (voir tableau suivant, tiré de cet article, cliquez pour voir en plus grand).


Ce point est difficilement discutable. On le retrouve également si, plutôt que de mesurer l'obtention des diplômes, on se tourne vers les performances proprement dites, telles que mesurées par exemple par les enquêtes PISA (on y reviendra). Mais il n'est en fait pas très intéressant. Car la question est surtout de savoir pourquoi on constate ces différences de réussite. L'origine des inégalités entre origines (vous suivez ?) est essentielle à l'argument.

En effet, les populations des enfants "natifs" et des enfants "issus de l'immigration" - pour reprendre l'expression consacrée bien que fort imprécise - ne sont pas comparables, loin de là. Les familles immigrées connaissent, en moyenne, des conditions de vie très différentes de celles également moyennes dans l'ensemble de la population : la part des ouvriers, des sans-diplômes, etc. y est beaucoup plus importantes. Comparer de façon brute les résultats et les performances des élèves "issus de l'immigration" est donc problématique. Cela permettra certes de dire que, parmi les descendants d'immigrés, on trouve plus de personnes sans diplômes ou en difficultés scolaires. Mais cela ne permettra pas de savoir si leurs difficultés proviennent de leur qualité d'enfants d'immigrés ou de celle d'enfants d'ouvriers. C'est en gros la question qui est au cœur de la remarque de Villani.

Il existe une solution toute mathématique à ce problème : ce que l'on appelle le raisonnement toutes choses égales par ailleurs. Il s'agit, par une procédure de modélisation statistique, de ne comparer que des individus strictement comparables au vu de certains critères. En gros, on isole au sein de la population uniquement les enfants présentant tous les caractéristiques A, B, C, etc. mais se différenciant par la seule caractéristique Z. Et on regarde s'il existe des différences significatives, que l'on pourra alors attribuer à Z (attribution toute statistique, qui suppose que l'on n'a pas oublié une variable cachée dans l'histoire...). Si l'on compare, par exemple, les enfants d'immigrés et de "natif" dont aucun des parents n'a le baccalauréat, les écarts se réduisent considérablement, au point de disparaître ou de devenir négligeables pour la plupart... voir de s'inverser légèrement (cf. le tableau suivant, tiré de cet article précédemment cité). Les modèles "toutes choses égales par ailleurs" sont des généralisations de ce raisonnement, autorisant à intégrer un grand nombre de variables.


Les travaux recourant à ces méthodes sont anciens : on peut les faire remonter au moins jusqu'à cet article de Paul Clerc en 1964. Ils ont été régulièrement reconduit, avec des données différentes, s'intéressant parfois à l'obtention de diplômes, parfois aux scores obtenus dans des tests standardisés. D'une façon générale, les résultats sont convergents : c'est ce que note Matthieu Ichou dans la conclusion d'un article de 2013 qui constitue l'une des itérations les plus récentes de ce type d'analyse, appuyée à la fois sur les données du panel 1997 (c'est-à-dire le suivi des élèves rentrés en sixième cette année-là) et celles de l'enquête TeO 2009 :

La leçon la moins originale est pourtant la plus importante sociologiquement et, sans doute, politiquement : les moins bons résultats scolaires des enfants d’immigrés par rapport aux enfants de natifs s’expliquent d’abord et avant tout par la position sociale qu’occupent leurs parents. Les enfants d’immigrés sont bien plus nombreux que les enfants de natifs à avoir des parents faiblement pourvus en capitaux économique et scolaire. Pour cette raison, ils échouent plus souvent à l’école. Ce résultat est une constante dans la littérature sociologique sur le sujet.

La conclusion générale de cette maintenant vaste littérature est donc simple : ce n'est pas tant la migration qui explique les difficultés des descendants d'immigrés mais bel et bien leur position sociale, le fait qu'ils se situent majoritairement dans les catégories les plus défavorisées, économiquement et surtout scolairement. De ce point de vue, la remarque de Cédric Villani aurait dû être que le problème de l'école française, ce n'est pas l'immigration, mais bien les inégalités socio-économiques. En désignant les immigrés comme le problème, il masque les difficultés beaucoup plus profondes de l'école française : le traitement des inégalités. Problème qui a été signalé depuis fort longtemps par plus de sociologues, chercheurs, rapports officiels, mouvements politiques, enquêtes internationales qu'il n'en faut. Et pour lequel, au-delà des lamentations d'usage (j'y reviendrais), on n'a pas forcément énormément avancé.

Toutes choses égales par ailleurs, ils réussissent... mieux ?

Cette première conclusion, consensuelle et largement partagée, s'est retrouvée encore plus forte dans certains travaux : certaines enquêtes montrent que, non seulement les descendants d'immigrés ne rencontrent pas plus de difficultés scolaires que les "natifs" toutes choses égales par ailleurs, mais que même ils en rencontrent moins. Il est régulièrement arrivé, dans les enquêtes menées, que le fait d'être descendants d'immigrés soit associé, une fois contrôlées les autres variables, à une plus grande réussite scolaire. Les travaux de Louis-André Vallet et Jean-Paul Caille en 1996 et 2000, appuyés sur les panels d'élèves entrées en sixième la même année, constituent ici les grandes références (voir dans la bibliographie de l'article de Matthieu Ichou). Ils montrent que toutes choses égales par ailleurs, les enfants d'immigrés rentrent plus souvent en seconde générale et technologique après le collège (plutôt que dans l'enseignement professionnel), et, par la suite, que ces mêmes élèves obtiennent plus souvent le bac général ou technologique.

Là encore, il faut se poser la question de pourquoi ces différences, pourquoi l'histoire migratoire est-elle non pas, comme on pourrait le penser, un désavantage mais au contraire un avantage ? La réponse qui a été apporté à cette question est importante : ces élèves et leurs familles présentent, par rapport aux familles de milieu populaire "natives", une plus forte ambition scolaire. C'est l'étude des "bacheliers de première génération" qui montre le mieux cela : il ne s'agit pas des "premières générations" d'élèves "issus de l'immigration", mais des premières générations de bacheliers, c'est-à-dire qui obtiennent le bac - général, technologique ou professionnel - alors que leurs parents n'ont pas de diplôme équivalent. Ces élèves-là s'avèrent généralement faire des choix moins ambitieux que les autres (voir cet article de Jean-Paul Caille et Sylvie Lemaire). Mais, au sein de cet ensemble, les enfants d'immigrés - environ 15% de ces bacheliers de première génération pour les élèves du panel 1995 - font eux des choix relativement plus ambitieux. La raison en est expliqué dans l'article précédemment cité :

D’une part, les enfants d’immigrés qui, huit fois sur dix, appartiennent à des familles dont la personne de référence est un ouvrier ou un employé de service, rejettent d’autant plus la condition ouvrière (Beaud S., 2002 ; Caille J.-P., 2007) qu’une forte aspiration à la mobilité sociale est sous-jacente au projet migratoire de leurs parents. Par ailleurs, ceux-ci sont souvent originaires de pays où l’offre scolaire était faible. À la différence des autres parents non-bacheliers, leur faible niveau de diplôme relève plus de la déscolarisation que d’un échec scolaire. Ils se positionnent donc de manière plus positive par rapport au système éducatif français, alors que pour beaucoup de parents non-bacheliers, les difficultés scolaires de leur enfant seraient plus souvent vécues comme la poursuite de leur propre échec.

Ce point est important parce que, si l'on peut voir là quelque choses de positifs, il y a fort à parier que la reproduction brute des inégalités par le système scolaire aient des conséquences à long terme : si les enfants d'immigrés obtiennent toutes choses égales par ailleurs une plus forte réussite, ils n'en obtiennent pas moins en moyenne des résultats plus faibles du fait des faibles capitaux scolaires de leurs familles... Et à la génération suivante, l'effet positif qu'impliquent des ambitions plus fortes risque fort de disparaître avec ces mêmes ambitions que l'on aura peut-être plus pour enfants après avoir expérimenté la cruauté du jeu scolaire... L'intégration, dans cette perspective, pourrait bien avoir un goût amer.

It's systemic racism, stupid

Revenons cependant sur la question des effets de l'origine des élèves sur la réussite scolaire. Si le constat que j'ai évoqué plus haut - que les difficultés des enfants d'immigrés sont liées avant tout à la condition socio-économique de leurs familles - demeure largement valable, certains travaux récents ont affinés les analyses et donnent une vue plus complexes de la réalité. Le reproche principal que l'on peut faire aux travaux classiques est d'utiliser des catégories relativement générales, notamment en ne distinguant pas les "descendants d'immigrés" en fonction de leurs origines. Deux types d'enquêtes ont conduit à complexifier l'approche : d'une part, les enquêtes PISA, d'autre part, l'enquête TeO, dont on aura décidément compris qu'elle aura marqué l'histoire de la statistique française (la preuve : j'ai travaillé dessus dans ma thèse - ceci est un moment d'autopromotion éhontée et hors sujet).

L'une comme l'autre ont mis en avant le fait que, même toutes choses égales par ailleurs, les élèves de certaines origines obtiennent des résultats moins bons que les "natifs", autrement dit que ces origines sont des variables explicatives significatives - au sens statistique de ces deux termes - des résultats scolaires. Dans le cas des enquêtes PISA, c'est les acquis des élèves à 15 ans qui sont mesurés. L'édition 2012 notait ainsi l'existence d'un écart en mathématiques entre les élèves issus de l'immigration et les autres même après contrôle des variables socio-économiques (cf. ce document et capture d'écran ci-dessous). Qui plus est, cet écart, qui se retrouve dans tous les pays où l'enquête est menée, est plus fort en France qu'ailleurs... Ce qui contredit Cédric Villani lorsqu'il affirme que la France traite mieux ses descendants d'immigrés que les autres...


On reste cependant sur une variable "issus de l'immigration" plutôt agrégée. C'est avec l'enquête TeO qu'il a été surtout été possible de s'intéresser aux différences entre origines - même si Matthieu Ichou l'a fait avec le panel 1997 dans l'article précédemment cité (mais en utilisant TeO pour cadrer certaines données). Parce qu'elle est basée sur un échantillon large, cette enquête a permis de disposer de sous-échantillon de tailles suffisamment importantes pour permettre d'étudier un peu plus finement les effets des différentes origines. Les deux tableaux suivants - tirés d'un dossier de presse disponible ici - montrent successivement l'effet brut et l'effet net de ces origines, autrement dit, d'abord sans raisonnement "toutes choses égales par ailleurs" puis avec (cliquez pour les voir en plus grand).


Comme on peut le voir, pour certaines origines au moins, il y a un effet sur la probabilité de ne pas avoir de diplôme au-delà du brevet même une fois pris en compte les effets des variables socio-économiques. Comme le note le dit dossier de presse : " toutes choses égales par ailleurs, un descendant d’immigré(s) d’Afrique guinéenne ou centrale est deux fois plus soumis au risque d’abandon scolaire prématuré qu’un garçon de la population majoritaire". On peut voir que c'est pour les garçons descendant d'immigrés de Turquie, d'Afrique guinéenne ou centrale, du Maroc, d'Algérie ou de Tunisie, et pour les filles descendantes d'immigrés de Turquie que les risques de ne pas avoir de diplôme au-delà du bac sont plus élevés toutes choses égales par ailleurs.

Lorsque l'on énonce de tels résultats, on peut déjà entendre les clameurs ravies de certains dénonciateurs virulents et maniaques de la bien-pensance et des bobos parisiens éloignés de la vraie vie des vrais gens de la vraie France du vrai pays réel. Pour ces Grands Penseurs, évidemment imperméables à toute idéologie bien qu'ils utilisent tous étrangement les mêmes expressions toutes faites puisées dans les chroniques de Zemmour et les colonnes de Causeur, voilà la preuve que, oui, il y a un problème avec l'immigration et que personne ne veut le dire, que l'on nie les différences culturelles incompressibles et indépassables, le choc des civilisations toujours à venir et toujours déjà là, et qu'il faudrait bien enfin reconnaître que ces gens-là ne sont pas comme nous. En un sens, on est habitué. Ce ne sera pas la première fois que ceux-là tenteront de détourner à leur avantage l'excellente enquête TeO : ils ont déjà essayé d'y trouver un "racisme anti-blancs" qui n'existe que dans leurs têtes (parce que si, effectivement, on trouve des membres de la "population majoritaire" qui se disent victimes d'actes de discriminations racistes, rien dans la définition de l'enquête ne dit que cette "population majoritaire" est intégralement blanche... cf. la première réponse de cette interview ou la documentation de l'enquête ; on les invitera aussi à chercher une définition un peu plus solide du racisme).

Il est pourtant nécessaire pour eux de se calmer. Car, une fois de plus, il faut revenir à la question essentielle : pourquoi ? Quelle est l'origine de ces différences ? Comment expliquer ces inégalités de performance et de réussite en fonction de l'origine ? Les attribuer à des différences individuelles ou culturelles serait aller un peu vite en besogne. En la matière, il ne faut pas oublier que la réussite scolaire d'un élève met en jeu au moins deux acteurs : l'élève... et l'école. Lorsque l'on analyse les effets de différence de capital scolaire, on tient compte, dans la lignée de Bourdieu, de la façon dont celui-ci est attendu, reçu et transmis ou non par l'école, qui ne fait pas qu'enregistrer des capacités a priori des élèves, mais les légitime ou non, les modèle ou non. Et, ici, on peut légitimement se poser quelques questions quant à ce que ces différences de performances en fonction de l'origine doivent à l'école française...

La simple observation des résultats permet de noter quelques points intéressants. D'abord, comme on peut le voir, l'effet de ces variables d'origine est très genrée : mis à part pour l'origine turque, l'effet négatif joue uniquement sur les garçons. Les filles de certaines origines disposent même d'un effet positif, correspondant peu ou prou à ce que j'ai décris plus haut. C'est une dimension essentielle, puisque cela signifie que l'origine ou la migration ne jouent pas seules : c'est leur combinaison avec le genre masculin qui produit cet effet négatif. Or, il s'agit là d'un phénomène bien connu dans l'ensemble de la population : filles et garçons obtiennent des résultats scolaires différents, à la faveur des premières. Et ce du fait de socialisation fortement différenciées en la matière - souci scolaire, jeux calmes et importance des interactions pour les unes, tolérance aux écarts de conduite (boys will be boys), jeux violents, et compétition pour les autres. Bart et Lisa Simpson en d'autres termes. Deuxièmement, les origines en question sont tout de même remarquables : elles correspondent aux minorités les plus visibles... et contre lesquelles existent finalement les discriminations raciales les plus fortes... discriminations qui touchent tout particulièrement les garçons... Tiens, tiens, tiens.

C'est l'un des autres apports de TeO que d'avoir également cherché à évaluer les niveaux de discriminations ressentis et subis par les populations étudiées. Et les descendants d'immigrés dont il est question ici rapportent précisément des sentiments de discriminations racistes à l'école plus fort que les autres, notamment en ce qui concerne l'orientation (voir cet article, appuyé sur TeO). On peut alors facilement comprendre qu'une telle situation implique un rapport à l'école plus compliqué, moins positif et au final tant des apprentissages que des orientations moins réussies. D'autant qu'il ne s'agit pas juste de sentiments, mais bien d'une réalité concrète : les élèves sont traités de façon différentes par l'école en fonction de leur "race" perçue. C'est ce que montre, notamment, un livre récent de Béatrice Mabillon-Bonfils et François Durpaire qui a fait grand bruit dans le monde enseignant (la citation suivante est issue de ce compte-rendu) :

Ces données sont confortées par les travaux réalisés par les auteurs ou répertoriés par eux. Ainsi une enquête auprès des lycéens montre que 46% des jeunes originaires d'Afrique noire se sentent discriminés et 39% des jeunes d'afrique du nord. Une étude s'appuyant sur des copies tests affublées d'un prénom musulman ou chrétien montre que les jeunes musulmans sont moins bien notés que les autres. Le poids des stéréotypes joue à leur détriment. Un sondage porté auprès des enseignants montre que l'Islam est perçu comme beaucoup moins compatible avec la République que les autres religions. Quand on demande quelle religion peut poser des problèmes au quotidien des établissements, les professeurs désignent à 76% l'Islam. Enfin une étude des manuels scolaires montre qu'ils véhiculent des stéréotypes islamophobes.

Si l'on reprend les données de TeO, on peut voir que l'essentiel des inégalités entre les enfants originaires des "minorités visibles" et les autres se font au moment du collège. Par la suite, l'effet de l'origine s'efface pour l'obtention du bac ou d'un diplôme du supérieur - évidemment, pour ceux qui ont "survécu" jusque là... Mais le fait que le collège soit un moment critique, comme le soulignent les auteurs de TeO, n'est en rien étonnant. C'est à ce moment-là que les sanctions notamment participent à ce que Sylvie Ayral appelle la "fabrique des garçons" : ceux-ci se servent, en fait, des sanctions appliquées plus promptement à eux qu'aux filles pour construire et affirmer une virilité à laquelle ils ont également très fortement incités... y compris par l'école elle-même ! Si, en outre, les dites sanctions s'appliquent plus fortement à des enfants "racisés", on peut comprendre que l'école en vienne à construire des identités anti-scolaires chez les enfants en question... Ce qui conduit à leur exclusion précoce, et à tout ce qui s'ensuit.

Aux Etats-Unis, avec lesquels la comparaison est d'autant plus tentante que Cédric Villani se permet de les évoquer, la question est bien connue : on y parle couramment du "school-to-prison pipeline", soit du "pipeline menant de l'école à la prison", une notion qui a même droit à sa page Wikipédia. Sans entrer dans tous les débats qui l'entourent, l'idée est la suivante : les enfants Noirs, et spécifiquement les garçons, font l'objet d'une surveillance et de sanctions scolaires plus fortes que les Blancs, dans un contexte de criminalisation des fautes scolaires (y compris par le recours à la police). Cela conduit à leur exclusion précoce du système scolaire, les laissant plus facilement à la merci de la délinquance, avec la prison comme point d'arrivée - et ce d'autant que l'activité policière les vise tout particulièrement, et que la justice condamne plus facilement et plus lourdement les ressortissants des minorités raciales et les peu qualifiés... Il y a ainsi un véritable lien entre l'école et la sur-représentation carcérale de ces minorités. C'est ce que l'on appelle classiquement le "racisme systémique", celui qui n'a pas besoin de gros nazis brûlant des croix déguisés en fantômes pour exister, celui qui peut se contenter de règles apparemment impersonnelles, aveugles aux couleurs ("colorblind"), mais qui, inconsciemment parfois, mécaniquement souvent, conduit à un traitement différencié en fonction de la "race"... et conduit à des inégalités tout ce qu'il y a de plus tangible (cf. notamment cet excellent article de Sciences Humaines).

On comprend ainsi pourquoi les filles descendantes d'immigrés ne connaissent pas le même désavantage que les garçons : plus intégrées à l'ordre scolaire, moins sanctionnées car perçues comme moins menaçantes ou devant être sauvées (quitte à ce que ce soit malgré elles), elles sont moins soumises à ces mécanismes d'exclusion. Et les faibles ressources familiales en termes de capital scolaire les affectent moins puisque, précisément, elles les trouvent plus facilement à l'école. D'autant que les ambitions peuvent être d'autant plus élevées pour elles de la part de mères qui souhaitent que leurs filles ne reproduisent pas leur destin de femmes au foyer.

Bien qu'encore peu populaire de ce côté de l'Atlantique, où elle sent encore un peu le souffre, cette explication est pourtant particulièrement suggérée par les données de TeO. On peut ainsi lire, dans un article du Monde rapportant ces différentes inégalités :

Et l’école ? A son corps défendant, elle participe, elle aussi, à l’échec des garçons qui posent problème. Les élèves ne sont pas traités de la même façon selon leur origine, et les enfants de l’immigration les moins favorisés le perçoivent très bien. C’est ce que confirment les travaux de Yaël Brinbaum et Jean-Luc Primon, deux sociologues ayant participé à l’enquête TeO. Dans un article publié en 2013 dans la revue Economie et statistique de l’Insee, ils mettent en relation le sentiment d’injustice à l’école et l’origine migratoire. Les garçons déclarent une fois et demie à deux fois plus que les filles avoir eu le ­sentiment d’être discriminés, en premier lieu sur la question de l’orientation. « Ce sentiment s’exprime d’autant plus que ces garçons ont eu un cumul d’expériences scolaires négatives – redoublement, sortie précoce du système scolaire, orientation en filière professionnelle quand ils espéraient la filière générale », détaille Yaël Brinbaum. C’est chez les enfants issus des minorités visibles que le sentiment de discrimination est le plus fort. Or, l’enquête TeO le montre à diverses reprises, quand des enfants d’immigrés déclarent éprouver un sentiment d’injustice, l’expression qu’ils en donnent minore la réalité de cette injustice.

Cette explication par le racisme systémique n'est pas la seule avancée pour comprendre les différences de réussites en fonction dans des origines migratoires. Matthieu Ichou, dans l'article que j'ai longuement cité précédemment, en évoque également une autre : les catégories françaises mesurant la position socio-économique ne rendent pas correctement compte des différences de dotation en capital scolaire pour les immigrés. Des parents qui vont être classés comme "ouvriers" en France peuvent présenter des différences importances du point de vue de leur position dans leur pays d'origine. Ainsi, venir de zones rurales ou au contraire fortement urbanisées correspondent à des positions relatives différentes dans les pays d'origine, mais qui font l'objet d'un même classement en France. Un article encore plus récent de Jean-Paul Caille, Ariane Cosquéric, Emilie Miranda et Louise Viard-Guillot s'est également intéressé aux différences de réussite au collège non pas entre les descendants d'immigrés et les "natifs", mais au sein même des descendants d'immigrés. Leur conclusion est que c'est le capital culturel/scolaire qui est déterminant et non leur passé migratoire. Bref, l'explication par le capital scolaire et la position socio-économique a encore de beau jour devant elle, et il serait malvenue de la balancer par la fenêtre à la faveur d'une lecture un peu rapide des données...

Et Cédric Villani dans tout ça ?

Au final, on le voit, le portrait de l'école française ne correspond pas vraiment à celui qu'en fait Cédric Villani dans sa brève intervention radiophonique. Dire que les difficultés de l'école française, ou ses moindres performances, s'expliquerait par la présence des descendants d'immigrés apparaît complètement erroné : il vaudrait mieux s'en prendre au niveau des inégalités socio-économiques. Mais, en outre, il ne semble pas que l'école française traite si bien ses élèves descendants d'immigrés. Je dois avouer que je n'arrive pas à savoir à quelles données se réfèrent le mathématicien pour dire que la France a ici de meilleures performances que les autres pays - PISA disant, de fait, le contraire. Je serais volontiers preneur de tout éclairage en la matière.

Une dernière remarque : François Dubet l'a souvent répété, l'une des vertus de ces fameuses enquêtes PISA, aussi discutées et contestées qu'elles aient pu être en France, est qu'elles ont obligé la France a sortir d'un discours d'auto-célébration continuelle de son école. On ne s'est finalement jamais préoccupé aussi sérieusement des conséquences des inégalités sociales que depuis que l'on sait que l'on ne fait pas mieux que nos voisins - on n'a pas forcément agit contre, mais tout au moins reconnait-on plus facilement qu'il y a un problème. Le discours de Cédric Villani rappelle que le risque inverse existe : si nous faisons mieux que les autres, on pourra s'auto-célébrer et ne pas en faire beaucoup plus... Au-delà des performances relatives de l'école, il est bon de ne pas oublier que ses performances absolues sont tout aussi importantes, qu'en fait les premières ne devraient jamais servir que de guide pour essayer d'améliorer les secondes. A la question "quelle école voulons-nous ?", il n'est pas dit que l'on puisse répondre "une qui soit meilleure que celle des autres".

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Le revenu universel est-il la nouvelle parité ?

L'idée de revenu ou d'allocation universelle a connu ces derniers années un succès fulgurant : encore cantonnée à des cercles de militants marginaux il y a peu de temps, la voilà propulsée au sommet de l'agenda politique par le biais des prises de position des candidats de la primaire de la gauche. Evidemment, elle est loin de faire consensus : on en débat âprement dans les colonnes de Libération, on y voit un "piège libéral", on en espère une libération de toute la société, on y consacre des enquêtes anthropologiques. A-t-elle quelque chance d'être mise en place ? Il n'y a évidemment pas de certitudes, mais cela semble moins impossible qu'il y a encore quelques années. En fait, la trajectoire de cette proposition politique n'est pas sans en rappeler une autre, bien plus comparable que l'on ne pourrait le penser : celle de la parité.

A priori, la parité n'a pas grand chose à voir avec le revenu universel : les deux propositions s'emploient à traiter des problèmes différents, et recourent à des moyens tout aussi différents. Mais, au-delà du fond, il y a un certain nombre de points communs dans leur histoire. L'une comme l'autre constituent des projets anciens : si, concernant le revenu de base, on cite généralement Thomas Paine en 1795, il est tout aussi courant de faire remonter l'idée de la parité à Hubertine Auclert en 1880. Les deux ont également connu un succès rapide dans les dernières décennies : la parité revient sur le devant de la scène politique à la faveur de la publication d'un ouvrage de Françoise Gaspard, Anne Le Gall et Claude Servan-Schreiber intitulé Au pouvoir, citoyennes ! Liberté, Égalité, Parité en 1992. C'est en 2000, sous le gouvernement de Lionel Jospin, qu'elle sera inscrite dans la loi française - une accélération qui n'est pas sans rappeler celle à laquelle on assiste aujourd'hui. Il fallut cependant, pour rendre effective cette modification, un changement dans la constitution, ce qui est comparable à l'ampleur des transformations que pourrait introduire le revenu universel dans la protection sociale française. Enfin, dernier point commun, la parité a soulevé de nombreuses oppositions aussi bien à droite qu'au sein de la gauche, et jusque dans les mouvements féministes les plus progressifs, de nombreuses féministes, et non des moindres, s'y étant longtemps opposées.

Il ne s'agit pas pour moi, en faisant cette comparaison, de dire qu'il est inévitable que le revenu universel soit adopté - en la matière, comme en bien d'autres, je me garderais de faire toute prédiction. Il ne s'agit pas non plus de dire que ceux et celles qui s'y opposent aujourd'hui en découvriront les vertus et s'y rallieront plus tard, comme cela a pu être le cas pour la parité - même chose, les prédictions, c'est pas mon truc. Plus simplement, il me semble que revenir sur le cas de la parité permet de comprendre à quelles conditions le succès présent de la notion de revenu universel a été possible, quelle qu'en soit la destinée à venir. Plus généralement encore, c'est l'occasion de réfléchir sur une question qui n'est guère triviale : comment une proposition qui rencontre autant d'oppositions, et des oppositions forts diverses, peut-elle, malgré cela, se retrouver si centrale et avoir quelque chance de se concrétiser ?

C'est à Laure Bereni que l'on doit l'analyse la plus fine du processus qui a conduit à l'adoption de la parité en France : d'abord dans différents articles et finalement dans un livre important. Elle note que les revendications et mouvements féministes s'étaient quelque peu atténués au cours des années 1980, ce qui rend le surgissement de la question de la parité au début des années 1990 d'autant plus étonnant. Mais la mise sur l'agenda politique que constitue la publication d'un livre sur la question va provoquer la réaction de ce que Laure Bereni appelle "l'espace de la cause de la femme" : celui-ci est constitué de différentes mouvances idéologiques - l'opposition entre un féminisme différentialiste et un féminisme matérialiste par exemple - et différents pôles ou sites d'action - les mouvements féministes proprement dits en font partie, mais pas seulement, puisqu'il faut aussi y compter l'activité académique, le militantisme politique au sein des partis traditionnels, la mobilisation de fonctionnaires et d'autres représentants de l'Etat, etc. Cet "espace de la cause des femmes" est l'un des apports les plus importants du travail de Laure Bereni : il permet de penser les mobilisations féministes au-delà de ce que permet la catégorie tradtionnelle de "mouvement social", qui s'y trouve inclut sans que l'analyse ne se limite ainsi aux formes "traditionnelles" de la conflictualité.

C'est surtout ce concept qui permet de comprendre l'adoption de la parité malgré les obstacles et oppositions nombreuses que rencontraient alors l'idée : en un sens, la parité est l'émanation directe, la manifestation la plus claire, de cet espace de la cause des femmes. En effet, celle-ci va conduire à des tendances "centrifuges" au sein de cet univers hétérogène, c'est-à-dire que les différentes composantes qui le composent vont trouver à s'aligner derrière cette idée de parité. D'abord parce qu'il est rapidement difficile de ne pas se positionner par rapport à elle : si l'espace de la cause des femmes est hétérogène, il est également assez fortement intégré, notamment par la circulation et la multiposionnalité de bon nombre de ses actrices. C'est le cas, par exemple, de François Gaspard, l'une des auteurs de l'appel original : députée PS, maîtresse de conférence à l'Ehess, experte auprès d'organisations internationales... Elle est ainsi capable de diffuser largement l'idée, et d'acclimater différentes sphères à celles-ci. Mais en outre, la proposition est de nature à rassembler des mouvances diverses, et c'est finalement d'un peu partout que l'on se range derrière l'idée de parité : les féministes différentialistes peuvent y voir une reconnaissance de la spécificité des femmes - avec l'argument que l'humanité ne saurait se composer, a minima, que d'une homme et une femme - et les positions plus à gauche peuvent se laisser séduire par le volontarisme de la proposition.

Reste encore un élément clef : la reprise de la proposition par le Parti Socialiste, à l'initiative de Lionel Jospin - influencé par son épouse Sylviane Agacinski - en 1996. Celle-ci s'inscrit alors dans une stratégie de reconquête électorale, où l'idée de parité est présentée comme un moyen de renouveler la démocratie. C'est là que l'on voit sans doute le mieux le rapport avec la séquence actuellement en cours autour du revenu universel : si le PS est bel et bien au pouvoir actuellement, son besoin de renouvellement n'en est pas moins aussi important, si ce n'est plus, qu'il ne l'était en 1996. Et Benoît Hamon utilise de façon très clair le revenu universel comme une façon d'incarner ce renouvellement par une mesure phare et quelque peu ambitieuse, au moins dans l'ampleur des transformations qu'elle promet. D'autres obstacles attendent encore le revenu universel, à commencer par les résultats de ce soir - mais la façon dont il suscite le débat montre qu'il est payant comme marqueur politique, comme l'était, à une autre époque, la parité.

Mais on peut remonter l'argumentaire : le revenu universel, comme la parité, constitue une proposition de nature à mobiliser des acteurs extrêmement différents. On sait qu'en France, Christine Boutin l'a régulièrement défendu... Aux Etats-Unis, l'idée a pu se trouver sous la plume d'un Milton Friedman, avec l'idée d'améliorer l'efficacité du marché. Si ce sont aujourd'hui des forces de gauche qui semblent de plus en plus se ranger derrière l'idée, y voyant un moyen de lutter contre les nouvelles inégalités et les formes de précarité ou d'exclusion contemporaine, cette généalogie garde son importance car la diversité des soutiens est l'une des clefs du succès de la proposition.

On voit alors se dessiner un espace non pas, bien sûr, de la cause des femmes, mais tout au moins de la cause des pauvres, des précaires, des vulnérables, etc. - difficile de lui donner un nom car, plus qu'ailleurs, les mots sont ici un enjeu de lutte. Il n'y a en effet pas un mouvement identifié pour le revenu universel, mais plutôt une pluralité d'acteurs qui se situent autour, pour ou contre, avec souvent des attentes et des conceptions bien différentes. Un ensemble d'acteurs qui se préoccupe, bon an mal an, des questions de travail et de précarité. Autant de choses qui avaient bien du mal à trouver, ces dernières décennies, à trouver leur place dans l'espace public. Aussi essentiels qu'ils puissent paraître lorsqu'on les énonce, ces questionnements ont longtemps été occulté par l'empressement du débat public à se centrer sur les questions sécuritaires et identitaires... pour le dire poliment. Associations, mouvements politiques, experts, chercheurs, etc. existaient bel et bien autour de ces questions, et dialoguaient et luttaient entre eux, mais sans que ces débats ne se transforment en une dynamique large et nationale. L'idée de revenu universel y a été débattu, discuté, rejeté, adopté... jusqu'à apparaître aujourd'hui sur le devant de la scène. C'est au final cette mobilisation sotto voce d'un grand nombre d'acteurs qui apparaît susceptible de faire émerger aussi rapidement une telle proposition, et non la seule initiative d'un candidat à une primaire de gauche.

Un dernier point, peut-être : comme le note Laure Bereni, la question de la parité a quelque peu remobilisé cet espace de la cause des femmes, elle a ravivé, si l'on peut dire, les luttes féministes. Au point d'imposer, presque deux décennies plus tard, l'égalité numérique comme l'étalon de l'égalité entre les hommes et les femmes - un héritage non-négligeable. Le revenu universel pourrait-il faire la même chose ? Raviver les luttes autour des questions du travail en France ? Qu'il soit finalement adopté ou non, que l'on soit d'ailleurs pour ou contre (vous aurez noté que je n'ai exprimé aucun avis là-dessus tout au long de ce billet), on pourrait peut-être s'accorder sur le fait que ce ne serait pas forcément une mauvaise chose.

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Awkward Becker

Tout a commencé par un tweet. En général, quand une histoire commence comme ça, c'est qu'elle va mal finir. Et c'est effectivement le cas ici. Donc, dans un tweet répondant à un des miens, @PasCordelia (que vous devriez suivre si vous êtes sur le réseau qui a fait la réputation de Donald Trump) a forgé, chose merveilleuse, le jeu de mot "Awkward Becker" - en référence à ce bon vieil Howard "Howie" Becker que tout le monde connait ici (si ce n'est pas le cas, c'est mal). Et cela aurait pu en rester là si mon esprit plus vif que l'éclair n'avait pas fait le rapprochement avec le meme Awkward Penguin et quelques autres... Et du coup, avec l'aide bénévole de @steve_duteil, @Krankorologue et @JeanPerave pour l'image, je suis très fier de présenter le nouveau meme que tout Internet s'arrache : Awkward Becker.

Je m'étonne d'ailleurs que personne n'ait eu avant moi l'idée de faire ça, tant Howie (vu le temps que je passe à parler de lui devant différents publics, je me permets cette petite familiarité) est parfait pour faire ce genre de chose. J'espère qu'il me le pardonnera.

Pour ceux qui l'ignorent, le principe de ce genre de meme est simple : il s'agit de mettre deux phrases rigolotes, généralement soulignant une contradiction à fort caractère humoristique, autour d'une photo type sur fond bicolore improbable. Je ne sais pas quelle est la généalogie de la pratique, mais je l'aime bien quand même. J'intercale entre les images suivantes quelques explications pour ceux d'entre vous qui seraient trop peu rompus à l’œuvre d'Howie - en espérant que ça donne à ceux-ci l'envie d'aller y voir de plus près, ce n'est, après tout, que l'un des sociologues les plus importants du XXe siècle...


Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance est l'ouvrage le plus connu d'Howard Becker. Qui incarne aujourd'hui une sommité dans le monde de la sociologie. Un insider quoi. Drôle, n'est-il pas ?


Dans Outsiders, donc, Howie étudie notamment les consommateurs de marijuana, avec tout particulièrement deux très beaux chapitres sur comment on devient fumeur de cannabis. Je ne sais pas s'il a vraiment nié avoir touché à la chose, mais pour les besoins de la blague...


What about Mozart ? What about murder ? est un autre livre, plus récent, d'Howie. Le titre fait référence aux contestations des résultats sociologiques sur la base de cas particuliers - "ok, la socialisation, tout ça, mais Mozart, c'est un génie que l'on ne peut pas expliquer sociologiquement quand même !". Howie les a beaucoup entendu, ces contestations. Et il n'est pas franchement d'accord.

Lorsqu'il faisait sa thèse, et ensuite alors qu'il écrivait Outsiders et étudiait les fumeurs de cannabis et les musiciens de jazz, Howie était aussi pianiste dans des boîtes de strip-tease. Un moyen comme un autre de financer la recherche. On peut le voir jouer ici d'ailleurs, mais à une toute autre époque.


Dans son ouvrage Ecrire les sciences sociales - qui réfléchit... bah, précisément à son titre, hein - Howie raconte qu'alors qu'il donnait un cours sur la sociologie des arts (qui donnera plus tard Les mondes de l'art), il avait longuement donné un exemple d'art brut, un artiste construisant une oeuvre étrange en dehors de toute relation avec les mondes de l'art. Ses étudiants retinrent mieux le cas rigolo que le fond du propos... Un problème courant dans l'enseignement de la sociologie (notons que, pour ma part, j'ai oublié le nom de l'artiste en question, comme quoi).


Bon, celui-là n'est pas véritablement une référence à Becker, mais plutôt à l'attitude générale des sociologues lorsqu'ils parlent avec des économistes, notamment avec ceux qui prétendent à l'impérialisme sur les autres sciences sociales. J'utilise ici Howie comme figure de l'ensemble des sociologues. J'espère que ça ne choque personne.


Même chose : Becker comme représentant de tous les sociologues. On ne le dira jamais assez : retranscrire un entretien est quelque chose de vraiment... pas facile. Mais ô combien nécessaire. Mais... pas facile.


Pour ces deux là, il faut dire qu'Howie a toujours été très critique des approches quantitatives. Ses travaux sur la déviance offrent en effet des points d'appuis importants pour critiquer les "statistiques de la délinquance". Pour les utiliser plus intelligemment, aussi, si l'on est moins radical. Plus largement, il est difficile de faire sérieusement de la sociologie et de ne pas intégrer une critique des données et de leur production à sa pratique. Ce qui n'est pas le cas dans toutes les disciplines. Suivez mon regard.


En fait, sur cette photo, Howie a une certaine ressemblance avec Gene Wilder/Willy Wonka, qui a lui-même fait l'objet d'un même fort connu. Il aurait été dommage que je ne l'exploite pas.


Même utilisation que pour la précédente. Cela fait référence à certains "débats" récents dans la discipline. On en trouvera des traces ici.

Je ne suis pas le seul à mettre amuser. @PasCordelia a aussi participé à la chose. Voici ses créations (sans tentatives d'explication cette fois, hein, chacun assume ses trucs) :


Voici également une création de @Morifen3333 (si vous ne comprenez pas cette fois, Google devrait suffire) :


Enfin, la meilleure pour la fin : une création animée de @kinkybambou :



Voici les templates que vous pourrez utiliser si vous souhaitez participer à cette folle aventure (faites-moi parvenir vos créations) :


Promis, un vrai billet sérieux d'ici peu. Il y sera question du revenu universel. Ou d'un autre truc.

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