Tout est dit dans le titre. Mais je suis tellement content avec ma photo qu'il faut que je la partage avec le monde.
L'ambiguité du lien marchand : Bd & licenciements
Publié par
Denis Colombi
on 14 avril 2009
Libellés :
Sociologie de la culture,
Sociologie des conflits,
Sociologie économique
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Comments: (3)
Quels rapports peut-il y avoir entre la pratique des dédicaces dans les bandes-dessinées et les déclarations des grévistes et des licenciés ? A priori aucun. Sauf une illustration de l"ambiguité du lien marchand, qui nous permet de mieux comprendre la violence des conflits sociaux qui se jouent en ce moment.
Y a-t-il pratique plus étrange que celle de la dédicace telle qu'elle s'est peu à peu institutionnalisée dans le monde de la bande-dessinée ? Elle consiste, lors de certains événements (sorties d'album, festivals, invitations de librairies...), à donner - le terme est important - un dessin réalisé sur le moment aux lecteurs ou à toute personne qui se présente.(c'est-à-dire y compris à des personnes qui ne connaissent pas la Bd, mais, le plus souvent, l'achète à cette occasion). A priori, ce don est gratuit : il dépend seulement de la bonne volonté du dessinateur, comme le rappelle le site de l'Association des Auteurs de Bandes-Dessinées :
Les auteurs sont là à titre gracieux, bénévolement, et ont beaucoup de plaisir à vous rencontrer. La dédicace n’est pas une obligation ni l’unique finalité de la rencontre. Les plus élémentaires règles de courtoisie sont de rigueur, même après une attente longue et peut-être pénible.
Pourtant, ce don revêt souvent un caractère obligatoire à partir du moment où le dessinateur est présent. Quiconque s'est déjà promené, même de façon occasionnelle, dans les allées d'un festival de BD a pu entrapercevoir les stratégies argumentatives que mobilisent les lecteurs pour obtenir leurs dédicaces - Obion nous en offre un petit résumé sur ces planches, en menant une comparaison avec un boucher. L'argument, souvent dénoncé par les auteurs, est toujours plus ou moins le même : "vous nous devez bien ça".
(Merci à Obion pour l'autorisation d'utiliser ce dessin)
Le choix d'Obion est intéressant : pourquoi la situation est-elle absurde avec un boucher ? Parce que le prix payé pour la saucisse, ou toute autre pièce de boucherie, dégage les deux parties de l'échange de toute autre obligation l'une envers l'autre. C'est le cas de tout échange marchand qui, dans l'idéal, peut même être parfaitement anonyme - ce qui devient le cas, par exemple, dans les achats alimentaires et ménagers sur Internet. Même lorsque l'on peut connaître l'identité de la personne avec qui on échange (par exemple, le patron de l'épicerie du quartier), même lorsque on est en interaction directe avec elle (par exemple, le caissier du supermarché), on ne s'entend pas à ce que l'achat d'un bien crée des droits ou des obligations au-delà de celles fixés par le contrat (explicite ou implicite) de cet échange.
Force est de reconnaître que cela ne s'applique pas à la bande-dessinée. Du point de vue de nombreux lecteurs, le fait qu'ils aient reçu, en échange de leur argent, un album de Bd ne suffit pas à éponger la dette qu'entretienne à leur égard les auteurs. Ceux-ci leur doivent encore quelque chose de plus, et même leur doivent quelque chose parce que ce sont eux "qui les font vivre" - un phénomène qui se retrouve chez d'autres artistes, notamment dans le monde de la musique. Pourquoi cette spécificité ? Elle n'a rien de propre à la Bd, mais s'applique à toutes les oeuvres de l'esprit, qu'il est toujours difficile pour nous, même à l'heure où la reproductibilité technique de l'oeuvre d'art n'a jamais été aussi grande, de penser comme des marchandises comme les autres. Les oeuvres de l'esprit, parce qu'elles sont l'émanation d'un individu particulier et non d'une organisation anonyme, sont toujours perçues, dans nos sociétés individualistes (c'est-à-dire qui valorise l'individu et son originalité) comme différente de tout autre produit du travail.
Ceci est d'autant plus vrai que les artistes eux-mêmes entretiennent cette spécificité de leurs productions, et refusent souvent de la voir ramener au rang de simple marchandise. Les auteurs de Bd peuvent bien se plaindre des réactions de leurs lecteurs : ils ne devraient pas oublier qu'ils entretiennent ce mythe de la spécificité des oeuvres artistiques. Ainsi, le très talentueux dessinateur Boulet stigmatise les "chasseurs de dédicaces" qui ne s'intéressent pas à l'oeuvre en ce qu'elle a de spécifique et, pire, s'attache avant tout à la valeur marchande du dessin obtenu (il est vrai qu'en la matière, certaines pratiques contestables se développent, comme en témoigne ce post de James). Le même se moque ailleurs, dans une note sur le festival d'Angoulême, des auteurs qui gèrent leurs séries comme une marque ou une entreprise.
Tout l'ambiguité du lien marchand est là : en théorie, et souvent d'un point de vue légal, il ne crée pas d'autres obligations que l'échange entre les partenaires ; dans les faits, c'est rarement le cas. S'y greffe le plus souvent une dimension "non-marchande". Le lien marchand crée des liens qui ne sont pas strictement marchands. Ainsi, chaque lecteur de Bd considère qu'il entretient un lien particulier avec l'auteur - on peut penser à Terry Pratchett expliquant que la plupart de ses lecteurs lui expliquent qu'ils sont les seuls à avoir vraiment compris ses romans... Parallèlement, les auteurs réclament aussi un lien particulier avec leur public, et c'est bien pour cela qu'ils acceptent de les rencontrer lors des dédicaces.
Il serait faux, cependant, de limiter cette analyse à celles des oeuvres d'art ou des productions de l'esprit. Rare sont les liens "purement" marchand. L'actualité nous en donne, en ce moment, des illustrations frappantes, au travers des manifestations et protestations des salariés licenciés. Il n'a pas été dur de relever, ces derniers temps, une nette radicalisation des conflits, essentiellement par le "retour" et la diffusion de la séquestration des managers ou des chefs d'entreprise comme mode d'expression du conflit. Pourtant, là aussi, nous avons affaire, en théorie, à un lien marchand : les travailleurs ont reçu, en échange de la mise à disposition de l'entreprise de leur force de travail, un salaire. La rupture du contrat, d'un point de vue juridique, n'a rien d'anormal. Evidemment, on peut penser que la violence découle de la menace de paupérisation qui pèse sur les salariés, et qu'elle est avant tout un moyen pour eux d'obtenir quelques avantages pous s'en protéger. Mais si on prête attention aux propos, guère nouveaux en la matière, des victimes de licenciement, on se rend compte qu'une autre dimension s'ajoute à celle-ci. Beaucoup de salariés se plaignent d'être licenciés après avoir tant "donné" à l'entreprise. Là encore, les mots sont importants. Dans le cadre d'un emploi, il semble que la rémunération offerte ne couvre pas l'ensemble de ce qui est échangé. Une part correspond à une autre forme d'échange, sans doute plus proche du don maussien. C'est-à-dire que les travailleurs donnent plus que ce que ne prévoit le contrat de travail (par exemple par une implication plus forte que nécessaire) et s'attendent en retour à recevoir de la reconnaissance, du respect, etc. : toutes choses qui ne passent pas par la monnaie.
La violence des salariés, la radicalité de leurs actions, ne s'expliquent dès lors pas seulement par un comportement de recherche de rentes, mais aussi par la violence que leur fait subir une rupture du cycle de don - le don maussien s'appuie sur une triple obligation de donner, recevoir et rendre - qui brise, en fait, un lien social important. On peut faire l'hypothèse que la radicalité sera proportionnelle à la fois à l'implication des salariés dans l'entreprise "hors contrat de travail" et au mépris ressenti lors de cette rupture de dons.
Que le marché crée des liens au-delà de l'échange, faut-il s'en réjouir ? Oui et non. D'un côté, ceux qui se désespèrent du "rouleau compresseur" du marché, qui y voient la mort prochaine des sociétés, devraient trouver quelques réconforts dans cette idée : la marchandisation totale est simplement impossible. Il est cependant possible que les plus militants de ceux-là aient quelques difficultés à accepter cette idée... D'un autre côté, il ne faudrait pas oublier que Marx lui-même voyait dans le marché quelque chose de libérateur : l'échange marchand a cette qualité qu'il nous libère, en théorie donc, d'autres obligations, familiales, communautaires ou autres, qui même "sociales" n'en sont pas moins contraignantes. On oublie trop souvent comment la solidarité villageoise, largement idéalisée, était aussi un puissant moyen de contrôle social, d'enfermement des individus, et qu'elle pouvait revêtir des formes très totalisantes, laissant peu de libertés. C'est ce qui se retrouve aujourd'hui dans certaines banlieues difficiles, où , contrairement à certaines caricatures, la solidarité est très forte mais où le contrôle par les pairs, et notamment celui des jeunes filles, est souvent tout à fait étouffant (on se reportera pour plus de précisions sur deux excellentes enquêtes ethnographiques : Coeur de Banlieue de David Lepoutre et 80% au bac... et après ? de Stéphane Beaud).
Au final, si le marché apparaît bien souvent au coeur de la critique, et la période de crise y est plutôt proprice, il serait bon d'adopter à son égard une position plus réfléchie, c'est-à-dire, justement, plus critique. Sur le plan scientifique d'une part, afin d'en faire apparaître toutes les ambiguités et de ne pas en proposer une version trop simpliste : ces analyses existent déjà, mais méritent une plus grande diffusion. Sur le plan politique d'autre part, où il serait dommageable de s'en tenir à une condamnation sans réflexion.