Le long chemin de la culture solidaire

Une nouvelle note de lecture pour le site nonfiction.fr : il s'agit cette fois de l'ouvrage dirigé par Bruno Colin et Arthur Gautier, Pour une autre économie de l'art et de la culture, dans la collection Sociologie Economique des éditions Erès. Vous pouvez la lire sur le site lui-même ou juste ici.


L'économie solidaire connaît un succès certain. Peut-elle constituer un véritable projet de société ? Autour du secteur de la culture, quelques pistes de débat.


Lorsqu'il est question d'économie solidaire, certaines images s'imposent facilement à l'esprit : le commerce équitable et particulièrement celui du café, les systèmes d'échange locaux et leurs monnaies « fondantes », le microcrédit et son inventeur prix Nobel. Mais l'économie solidaire s'étend à de nouveaux secteurs et à de nouvelles activités. L'ouvrage dirigé par Bruno Colin, directeur d'une association artistique, et Arthur Gauthier, sociologue et consultant, s'intéresse à son introduction et à son développement dans les activités artistiques et culturelles. Rédigé à la fois par des scientifiques et des acteurs, il se veut autant un moment d'analyse qu'un manifeste en faveur d'une organisation nouvelle de la production culturelle, et, au-delà de l'économie en général.

Qu'est-ce que l'économie solidaire ? Si, à la faveur du développement du commerce équitable, le terme a connu une certaine diffusion, le projet qu'il désigne et les implications de celui-ci ne sont pas toujours bien connus. De ce point de vue, le premier chapitre, rédigé par Arthur Gauthier (« Quatre questions à propos de l'économie solidaire », p. 13-24), propose une synthèse courte mais d'une grande richesse. On y découvre que loin de constituer un projet de société propre à quelques rêveurs, l'économie solidaire pose des questions très importantes à la science et à la société.

Du point de vue scientifique, l'économie solidaire constitue aujourd'hui un champ de recherche important en sociologie économique. En effet, elle questionne le mode d'appréhension usuel de l'économie, issu de la science économique néo-classique. Comme l'écrit Jean-Louis Laville dans l'article conclusif (« Cinq orientations pour prolonger la réflexion », p. 161-166), « L'approche économique orthodoxe aboutit tout simplement à ce que de larges pans de l'économie réelles soient invisibilisés à travers différentes formes de réductionnisme » (p.162). Ainsi, on oppose trop souvent marché et Etat, en oubliant qu'il existe d'autres modes de satisfaction des besoins. En reprenant certains des travaux de Karl Polyani, les sociologues insistent aujourd'hui sur le caractère « pluriel » de l'économie, organisée autour de trois pôles : une économie marchande, où les ressources sont affectées par le marché en fonction d'intérêts financiers, une économie non-marchande, où cette affection est réalisée par la puissance publique, et une économie non monétaire où les liens sociaux sont les supports des échanges et des activités. L'économie solidaire, s'inscrivant, comme l'économie domestique, dans ce dernier pôle, nous rappelle ainsi que si l'économie marchande domine aujourd'hui nos sociétés, cela n'est que le fruit d'une construction historique et sociale. La question des rapports entre économie et société se trouve reposée, la première ne pouvant se penser indépendamment de la seconde comme cela est trop souvent le cas.

Cette question a également des conséquences politiques et sociales. Se présentant comme un « projet de société » (p. 14), l'économie solidaire se veut une réappropriation citoyenne des comportements économiques. Ses partisans s'élèvent principalement contre une vision « désencastrée » de l'économie – inspirés en cela par Polanyi, encore lui – où l'on ne demande aux individus rien d'autre que de se conformer à quelques comportements simples – consommer, produire, épargner – et de laisser l'organisation et la compréhension du système à divers experts, hommes politiques ou économistes. En affirmant que le sens de leurs actions ne doit pas leur échapper, les acteurs de l'économie solidaire rendent visible l'encastrement, en fait jamais absent, de l'activité économique, ne serait-ce que parce que les individus l'investissent de sens et modifient donc leurs comportements en fonction de celui-ci. La portée n'est pas seulement économique, mais également politique proposant une hybridation générale des pôles marchand et non-marchand. De ce fait, elle ne doit pas être confondue avec le « tiers-secteurs », simple résidu destiné à compenser les insuffisances des autres pôles, mais bien une tentative de dépassement de ceux-ci.

Questions politiques et questions scientifiques étant étroitement liées, on comprend la volonté des auteurs de rédiger un ouvrage rassemblant les deux types d'acteurs. L'intérêt en terme de compréhension de l'économie et de ses évolutions ne doit cependant pas cacher les difficultés d'ordre pratique que rencontre le projet de l'économie solidaire : quelle place lui donner ? Comment mettre en place concrètement de tels projets ? Avec quels moyens ? Et surtout avec quelle ambition ? L'économie solidaire est-elle capable de réaliser le projet de société qu'elle se donne ? L'ouvrage soulève ces différentes questions, sans y apporter de réponses tranchées ni, parfois, satisfaisantes.


Quelle place face au marché ?


L'économie solidaire, même si elle se veut une hybridation des pôles marchands et non-marchands, doit trouver sa place par rapport aux deux représentants de ces pôles, à savoir le marché et les politiques publiques menées par l'Etat. Le secteur de l'Art et de la Culture, où ces deux formes cohabitent et se trouvent souvent en tension, révèle avec une acuité particulière cette question du positionnement des acteurs.

A ce titre, l'ouvrage publie, commente et analyse le « Manifeste pour une autre économie de l'art et de la culture » (p. 59-76) rédigé et adopté par l'Union fédérale d'intervention des structures culturelles (UFISC). Cette dernière rassemble des organisations professionnelles du secteur artistique et culturel, représentant essentiellement des associations, parfois des micro-entreprises à but non-lucratif, qui ont en commun, comme le dit Arthur Gauthier dans son analyse du parcours de cette organisation (« Le parcours de l'UFISC, de sa création à l'écriture du manifeste », p. 41-58), « une logique de développement différentes des entreprises privées à but lucratif d'une part, et des équipements publics administrés d'autre part » (p.41). Après être intervenue sur des thèmes comme la fiscalité spécifique de cette forme d'organisation productive, ou les problématiques liées à l'emploi, l'UFISC s'est intéressée à « l'affirmation d'un espace socio-économique spécifique » (p. 56), que traduit le manifeste. Sa lecture donne à voir la distance qui sépare ces organisations, pourtant privées, du marché dans son acceptation la plus courante. L'insertion d'une section intitulée « Nos valeurs » (p.61-64) est à ce titre significative : s'y trouvent évoqués le rôle de l'art dans la démocratie, l'autonomie de gestion, le rapport aux territoires et aux populations des membres de l'organisation, leur rôle dans la diversité culturelle. Alors que le marché soumet la production artistique et culturelle au critère de la rentabilité, c'est la diversité culturelle et le respect des individus et des populations que l'UFISC vise prioritairement. On comprend dès lors l'importance de certains thèmes centraux relevés par Philippe Henry dans son analyse du manifeste (« La dimension sociale et solidaire des arts vivants : une question encore largement en chantier », p. 101-113), en particulier le caractère non lucratif et la question de l'intermittence.

Il ne s'agit donc pas d'une simple prise de position corporatiste ou professionnelle, mais bien d'un projet et d'une réflexion à portée plus large. Par l'action et la mobilisation d'acteurs comme l'UFISC, on voit se structurer peu à peu un espace alternatif au marché, mais sans que celui-ci ne soit encore très clair. Si les premiers chapitres de l'ouvrage disent clairement qu'il ne faut pas appréhender l'économie solidaire comme un simple « tiers-secteurs », la question ne semble pas pour autant tranchée de façon définitive. La volonté est souvent affirmée d'être « plus » ou « autre chose », comme le fait Philippe Berthelot, président de l'UFISC, en insistant sur les possibilités de développement de l'économie solidaire au-delà d'une « économie de pauvre », incapable de soutenir une production importante. Mais de quoi s'agit-il au juste ? L'avenir semble bien flou, mis à part « la régulation collective et l'expression de convictions individuelles » (p. 151) pour dépasser le système actuel. Si le projet semble s'éclaircir, les moyens de lui donner corps, de le traduire en organisations, principes et institutions réelles et opérantes, sont visiblement encore en chantier – mis à part des demandes comme celle d'un régime fiscal plus favorable. C'est pourtant eux qui permettront de comprendre concrètement la place de l'économie solidaire face au marché.


Quelle place face aux politiques publiques ?


Si le marché s'appuie sur le principe de rentabilité, le secteur public de la culture utilise un autre principe, issu, en France, des conceptions d'André Malraux lors de la création du ministère de la culture et de la mise en place d'une véritable politique culturelle : celui de l'excellence. En effet, les différentes institutions publiques, qu'elles soient nationales ou locales, accordent leurs financements et leurs aides en fonction de la qualité du projet artistique, qualité définie par divers groupes d'experts. Ce principe ne satisfait pas non plus les tenants de l'économie solidaire de l'art et de la culture : à leur sens, elle ne donne pas assez de place aux populations, à leurs désirs et valeurs, et prend le risque d'enfermer la production artistique dans certaines formes d'élitisme ou de conservatisme fermées à la nouveauté. L'économie solidaire doit également, en la matière, trouver sa place par rapport à cette économie publique.

Jean-Michel Lucas souligne, dans son article « Diversité culturelle et économie solidaire : les nouvelles règles du jeu de la politique culturelle » (p. 117-137), que l'économie solidaire bénéficie actuellement d'une situation inespérée. En effet, les accords internationaux que la France a ratifié au sein de l'UNESCO mettent au centre de leurs objectifs le principe de « diversité culturelle », principe qui devrait donc se traduire dans les politiques nationales. Or, ce principe, nous dit l'article, est particulièrement favorable au développement de l'économie solidaire dans le secteur de la culture. Utilisé souvent de façon approximative, il renvoie en fait à la reconnaissance de l'égale dignité de toutes les cultures et l'idée d'un libre choix des individus de la culture à laquelle il participe et de ses pratiques culturelles. Dès lors, « un "objet" devient culturel lorsqu'il renvoie "au sens symbolique, à la dimension artistique et aux valeurs culturelles qui ont pour origine ou expriment des identités culturelles" » (p. 120), tel que le formule la convention 2005 de l'UNESCO, qui engage la France. En découle la nécessité pour la politique culturelle de prendre en compte « les droits culturels » (p. 121) des individus, sans que ceux-ci portent atteinte à la dignité des autres individus. Dans cette perspective, marché et politiques publiques ne sont que des outils permettant de satisfaire les droits culturels des individus : ce ne sont pas eux qui donnent du sens aux biens culturels, qui en font des produits artistiques. La place existe donc pour d'autres outils. A partir du moment où la production de l'économie solidaire rencontre des individus qui lui donnent du sens, celle-ci a toute légitimité à exister. Et, dans le cadre des négociations politiques, le principe de diversité culturelle commanderait à la puissance publique de soutenir, y compris financièrement, de telles initiatives. Ainsi, Jean-Michel Lucas affirme que les principes de l'UNESCO, suivant son interprétation, devraient naturellement amener à laisser une plus grande place aux initiatives de l'économie solidaire.

Cette proposition, pour intéressante qu'elle soit du point de vue de la conception des politiques économiques, pose cependant quelques problèmes. En particulier celui de la dépendance des organisations solidaires de la puissance publique et celui de la multiplicité des demandes : la puissance publique peut-elle se contenter d'aider tout acteur qui rencontre un individu réclamant le respect de ses droits culturels ? Cela ne risque-t-il pas de privilégier certaines catégories de la population, plus à même de revendiquer ces droits ? Jean-Michel Lucas dessine un projet de politique de la culture très individualisée, rompant avec les notions classiques de « population » ou « d'habitants », et articulée autour d'une « charte éthique » précisant les obligations aussi bien des offreurs et des demandeurs dans le cadre de l'économie solidaire. Celle-ci ouvrirait sur des « parcours d'initiatives culturelles » au travers desquels les individus construiraient leurs identités culturelles en passant par différentes pratiques et différentes expériences. Mais les arrangements réels sur lesquels déboucheraient un tel projet ne sont pas très clairs, pas plus que ses effets, ses coûts ou sa portée. Une expérimentation serait sans doute nécessaire pour prendre pleinement conscience d'un tel projet – Jean-Michel Lucas la recommande d'ailleurs à la fin de son article.

La question des rapports entre l'économie solidaire et la puissance publique aurait mérité des approfondissements. Il est clair que ces initiatives auront du mal à survivre sans un minimum de soutien public. Mais cela ne risque-t-il pas de mener à des formes de « récupération », à des inclinaisons dans leurs objectifs, à une perte de cette autonomie si chèrement revendiquées ? Comment maintenir le caractère d'entreprise privée, permis par le statut associatif, tout en abandonnant toute prétention à une rentabilité minimale ? C'est en fait la question des contreparties à ce financement public qui aurait du être soulevé, tant elle interroge la possibilité même des initiatives solidaires. Si la distance avec le marché semble claire dans les valeurs, elle est en revanche plus difficile à établir quant au pôle non-marchand public.


Une étape sur un long chemin


La construction de l'économie solidaire semble donc encore en chantier, et les difficultés sont encore nombreuses. Cet ouvrage est avant tout une occasion de réfléchir à ces difficultés : non seulement pour tous ceux qui sont intéressés par les évolutions de l'économie ou par l'avenir de l'art et de la culture, mais aussi et surtout pour les acteurs prix dans les enjeux propres à l'économie solidaire et/ou du secteur de la culture.

Il en ressort en particulier les difficultés de structuration d'un tel secteur, rejoignant ainsi tout un pan de la sociologie économique qui s'intéresse à la construction sociale des institutions économiques. Une question inévitable est alors celle de la mobilisation des acteurs de cette nouvelle économie autour d'un projet et de principes communs. Plusieurs articles s'intéressent aux conditions de l'action collective nécessaire à la mise en place de cette autre économie de l'art et de la culture. Bruno Colin pose ainsi la question de l'identité des acteurs (« Cultiver un sentiment d'appartenance ? », p. 25-38), à partir d'une enquête par questionnaire auprès de ces derniers. Celle-ci a plus vocation à permettre aux acteurs de réfléchir sur leur positionnement qu'à fournir un point de vue exhaustif sur la question. De même, Gérôme Guibert (« L'économie solidaire entre normatif et pragmatisme », p. 87-100) s'intéresse à l'investissement dans l'économie solidaire des différents acteurs : il relève la grande hétérogénéité des postures des organisations engagées dans l'UFISC, puisque coexistent des principes de justifications différents et des dépendances diverses aux finances publiques. Entre une « minorité agissante » (p. 90) et des acteurs plus distants par rapport aux principes de l'économie solidaire, des organisations comme l'UFISC semblent nécessaire pour rendre possible le regroupement appelé par Madeleine Hersent (« Un mot d'ordre : se regrouper », p.157-160), au travers des « rites (congrès, formations, manifestations), des échanges de savoir-faire, des discussions, débats, prises de paroles collectives, notamment en réaction à certaines décisions politiques » (p. 93). Se pose alors, plus largement, celle de la constitution de l'économie solidaire comme un mouvement social qui assume pleinement ses velléités à changer la société : en est-elle capable ? Peut-elle rassembler suffisamment largement pour cela, et notamment hors des acteurs directement impliqués dans ces projet ? Peut-elle finalement se présenter comme le « projet de société » qu'elle veut être ? Les acteurs veulent croire que oui, mais les choses sont encore en gestation. Si cet ouvrage témoigne de la vivacité de la réflexion, il montre aussi que le chemin sera encore long.


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Six livres (et, oui, encore une chaîne...)

Un nouveau tag est rentré dans la blogosphère des sciences sociales par Fr. : après les « six choses que vous ne savez pas... » et le « why blog », il s'agit de donner une liste de six livres qui vous représente. Moi, ce genre de chose, je n'y peux rien, j'aime bien – c'est mon côté maussien, don, contre-don, tout ça. Et en plus, là, il est question de ce qui se rapproche le plus chez moi d'une religion : les livres. Du coup, j'avoue, j'ai réclamé que l'on me passe le shimlblick, ce qu'a fait très sympathiquement Fr. par mail.




Je l'avoue : je suis aux les libraires ce que les gourmands sont aux pâtissiers et ce que les bricoleurs du dimanche sont aux quincailleries et aux pharmacies (attention, une référence culturelle se cache dans cette remarque, saurez-vous la retrouver ?). J'aime les livres d'une façon immodérée, et j'ai beaucoup de mal à me contenter des emprunts à la bibliothèque. Il y a des livres qu'il faut posséder. C'est comme ça. Ne serait-ce parce que je souligne beaucoup et que je trimbale mes bouquins un peu partout. Un livre usé est plus beau qu'un livre neuf, mais seulement si c'est vous qui l'avez usé.


Six livres qui me représentent donc. Mais ça veut dire quoi « représenter » ? Est-ce seulement des livres que j'aime bien ? Ou est-ce que ce doit être un échantillon représentatif des livres que je lis ? Ou bien est-ce que leur contenu doivent renvoyé au moins métaphoriquement à ma personnalité ou à ce que je crois être/veut faire croire que je suis ? La question est floue et je suis définitivement formaté à faire des dissertations – analyser les termes du sujet, tout ça, tout ça.


Du temps de mon ancien blog – vous ne l'avez pas connu, ne cherchez pas – j'avais formulé une théorie : celle de l'existence des « livres qui rendent moins con », c'est-à-dire de livres dont la lecture vous rend définitivement plus intelligent. J'avais ajouté qu'il existait deux sous-catégories : d'une part, les livres qui vous ont rendu plus intelligent, et qui sont donc liés à votre expérience et à votre histoire personnelle, et d'autre part, les livres que vous aimeriez faire lire aux autres c... aux autres personnes. Le choix de ces livres est sans doute représentatif de quelque chose, aussi je vais donner deux livres de la première catégorie et deux livres de la deuxième catégorie. J'y ajoute deux livres que j'aime bien et ça devrait plus ou moins répondre à la question (et ça me fait trois parties avec deux sous-parties chacune, c'est équilibré, et je suis content).


1. Les livres qui m'ont rendu plus intelligent


Voyage en grande bourgeoisie, de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot :

Ma vocation sociologique vient en grande partie de la lecture de ce «jounal d'enquête », réflexion à la fois épistémologique et méthodologique sur le métier de chercheur. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (pour ceux qui se posent la question, oui, ils sont bien en couple, et ils montrent même que ce fut là un avantage pour leurs enquêtes, comme quoi, l'homogamie sociale a aussi du bon...) ont longuement travaillé et travaillent toujours sur la bourgeoisie, défendant l'idée, contre-intuitive s'il en est, qu'il s'agit là de la dernière des classes sociales, qui n'a rien perdu de sa puissance, bien au contraire. Mais si, souvenez-vous.

Mais ce n'est pas de cela dont il est question dans ce Voyage en grande bourgeoisie. Cet ouvrage fascinant propose un retour reflexif sur l'enquête menée, dans la définition la plus large de celle-ci. Loin de se contenter des problèmes méthodologiques classiques – comme la relation entre l'enquêteur et l'enquêté ou l'implication dans son objet d'étude – le couple de sociologue parle longuement d'une phase trop rarement abordée du métier de sociologue : la diffusion des résultats de recherche, en particulier auprès du grand public, ce qui oblige toujours à passer par les médias. Or, c'est là une obligation pour toute science sociale de diffuser ses résultats car, argumentent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, c'est ainsi que l'on peut la « valoriser », c'est-à-dire montrer son utilité – ce qui, dans d'autres domaines, se fait par exemple, par le dépôt de brevet. Du fait de la fascination exercée par les grandes fortunes, leurs différentes enquêtes ont trouvé un certain écho, ce qui leur a donné la possibilité de participer à différentes émission de radio ou de télévision. Les deux sociologues explorent les difficultés et incompréhension qui gênent le dialogue entre journalistes et scientifiques, mettant à jour les possibilités d'un travail commun on ne peut plus essentiel.

A l'époque où je l'ai lu, c'est-à-dire en première année de mon diplôme/master « au carré » (private joke), je n'aimais pas la sociologie, qui me semblait faire des affirmations gratuites sur la base de pas grand chose. La description minutieuse du travail d'enquête nécessaire à des constructions théoriques que je connaissais déjà – j'avais lu Sociologie de la bourgeoisie en licence – m'a fait changé d'avis, et a très largement contribué à mon goût pour la méthodologie et l'épistémologie. En un mot, j'en suis ressorti meilleur. Et ma position actuelle d'enseignant et le plaisir que je prend à transmettre ce que j'ai mis tant de temps à comprendre doit sans doute beaucoup à cet ouvrage.


Invitation à la sociologie, de Peter L. Berger

Depuis que j'ai lu cet ouvrage, je nourris une passion franche et entière pour les « anti-manuels », ou les « anti-text » comme les appellent les anglo-saxons (par opposition, donc, à « textbook »). Les manuels proposent généralement une approche de la discipline qui se veut exhaustive et pratique, articulant généralement les mêmes pièces dans un ordre proche : histoire/définition de la discipline, classiques, grands courants ou grandes approches, parfois grand thèmes ou domaines de recherche... Ils s'adressent essentiellement aux étudiants désireux de réviser et de réussir leurs examens ou aux enseignants et chercheurs ayant besoin d'un pense-bête. Les anti-manuels ont une autre ambition : ils veulent vous apprendre à penser comme des sociologues. Ils sont moins soucieux de vous introduire à un champ de recherche qu'à vous faire comprendre la discipline peut vous apporter dans votre façon de voir le monde. C'est ce que veut dire Peter Berger en présentant la sociologie comme une discipline humaniste : en nous permettant de mieux comprendre les sociétés humaines, elle peut simplement nous rendre meilleur.

En outre, les anti-manuels sont, au contraire des manuels, des ouvrages partisans et qui s'affirment comme tels. Ils défendent une conception de la discipline plutôt que d'essayer, souvent laborieusement, de faire une place à des approches douteuses (mais cessez de regarder dans cette direction !). Évidemment, cela demande une certaine honnêteté, l'auteur se devant de préciser et surtout d'expliquer ses choix. Cela a l'avantage de montrer une pensée en action, une science vivante et chaude, plus proche de l'activité du chercheur que la présentation très « science froide » des approches et des théories comme des ensembles séparées, peu compatibles, et finalement sans réelles justifications si ce n'est une adhésion quelque peu arbitraire.

L'ouvrage de Berger est d'une clarté étonnante, le genre de livre que vous voudriez avoir découvert plus tôt parce qu'il vous aurait épargner bien des prises de tête sur des ouvrages moins clairs. Il explique avec beaucoup de pédagogie et pas mal d'humour non seulement ce qu'est la sociologie – regard particulier portée sur le monde et les phénomènes, prenant garde au rapport entre individus et sociétés – mais expose en outre les différents points de vue que l'on peut adopter – l'homme dans la société, la société dans l'homme, la société comme mise en scène – et la façon dont ils sont liés entre eux. Il n'hésite pas à se frotter aux questions philosophiques et morales que soulèvent ce point de vue, sans pour autant les confondre avec celui-ci, ce qui est quand même bien agréable.

Pourquoi cet ouvrage figure-t-il dans cette liste ? C'est parce que j'en ai retiré la très forte conviction que c'est comme cela que doit s'aborder la sociologie : comme une façon de penser le monde, de le penser mieux, avec plus de justesse et surtout plus de compréhension quant aux actions des autres. La sociologie ne vaut pas seulement par les résultats d'enquête qu'elle produit – tout à fait essentiels mais qui ne conservent leur pertinence qu'un temps – mais par les outils théoriques qu'elle met à notre disposition pour voir le monde autrement, pour nous le rendre étranger afin que nous soyons capable de mieux l'appréhender. Ce qui compte , c'est ce que Charles Wriht Mill a appelé, dans un autre anti-manuel, « l'imagination sociologique ». J'en ai modifié en conséquence ma pratique enseignante – et je la réajuste à chaque fois que je relis Invitation à la sociologie ou que je découvre un nouveau anti-manuel – mais aussi ma façon de concevoir ma discipline de prédilection.


2. Les livres que je voudrais faire lire aux autres


Watchmen, d'Alan Moore et de Dave Gibbons :

Il y a toutes sortes de bonnes raisons de vouloir faire lire le plus admirable des comics – avec le Sandman de Neil Gaiman – aux autres. La première est qu'un réalisateur a décidé d'en faire un film, et qu'il est toujours bon de connaître l'original avant d'aller voir la copie – histoire de comprendre, par exemple, que le choix de Jennifer Garner pour jouer Elektra figure dans le top ten des plus mauvaises idées cinématographiques de tous les temps. La deuxième raison est que le réalisateur en question est Zack Snyder, qui s'était illustré en gâchant le style dynamique de Frank Miller à grand coup de ralentis inutiles dans 300 et en accentuant l'aspect politiquement guerrier sans subtilité de l'original. Il est en partie pardonné par le fait que, depuis, Frank Miller a montré qu'il pouvait faire pire avec une exécrable version du Spirit qui perd tout le charme de son modèle, en faisant du héros très middle-class de Will Eisner une espèce de demi-dieu vengeur empoté dans une réalisation particulièrement lourde. Bon, et aussi parce que les bandes-annonces du film patatent bien.

Mais je m'égare. Lire Watchmen est aussi une formidable occasion de réviser l'intégralité de ses préjugés concernant (dans le désordre) la bande-dessinée en général, les comics en particulier, les super-héros, les gens qui portent une barbe démesurément grande, les héros en général, la justice, l'enfance, la politique, la science-fiction, les hommes bleus. Parfois qualifié du terme inutile de « roman graphique », alors que bande-dessinée ou comics est quand même plus clair, Watchmen propose de découvrir des Etats-Unis uchronique où quelqu'un aurait pris un peu trop au sérieux le premier Superman, lançant ainsi la mode des héros costumés. Jusqu'à ce que ceux-ci soient interdits au moment où se pose la question – qui traverse tout l'ouvrage et dont le contenu politique ne saurait être plus clair – « who wactch the watchmen ? » (« qui garde nos gardiens ? » ou « qui nous gardera de nos gardiens ? ») ? Jusqu'au moment où, en 1985, un mystérieux tueur commence à s'en prendre aux anciens héros. Au travers d'une galerie de personnage superbement pathétiques et pathétiquement superbes, Alan Moore explore à la fois l'esprit propre des comics et des super-héros, en dressant la critique la plus juste et la plus radicale, et des problèmes particulièrement politiques sur la question du pouvoir et de son utilisation – peut-on accepter n'importe quel pouvoir ? Un objectif juste autorise-t-il à tout faire ? Des questions magnifiquement posées mais sans donner de réponses tranchées, sans doute parce qu'il n'y a pas de réponses et que c'est justement là le propos du livre.

Et je ne parle même pas du dessin superbe de Dave Gibbons qui non seulement parvient à s'inscrire et à dépasser toute une tradition graphique – ah ! la combinaison des détails de la vie quotidienne et des décalages des super-héros – mais conserve une modernité étonnante dont les dessinateurs actuels, tant ceux de comics que les européens, feraient bien de s'inspirer : il serait temps pour eux de réapprendre la clarté.

Bref, comme je l'ai suggéré plus haut, à un moment où la bd devient de plus en plus un média de masse, entraînant parfois une nette baisse de la qualité – il suffit de lire un Lucky Luke scénarisé par Laurent Gerra (qui ne sait visiblement pas ce que la bd est avant tout une forme particulière de langage) ou n'importe quelle bd « catégorielle » (et l'exécrable série Les Profs n'est même pas la pire !) pour s'en rendre compte – lire ou relire Watchmen ne peut que nous convaincre que l'on peut être média de masse et intelligent. Espérons simplement que le développement d'Internet n'empêche pas de produire de tels chefs-d'oeuvre, mal adaptés au format blog naissant – qui compte, par ailleurs, son lot d'innovations stimulantes.


L'esprit sociologique, de Bernard Lahire :

Lire Bernard Lahire fait du bien pour toute sorte de raisons. Il fait partie de ces sociologues exigeants, attachés plus que tout à la scientificité de leurs assertions, même s'il n'abandonne jamais l'idée de produire un savoir socialement utile. Tout ses ouvrages sont un appel à la rigueur augmentative, à la solidité empirique et au débat rationnel. De ce fait, il n'hésite pas à attaquer ceux qui se laissent aller à la facilité, que ce soit les plus grands – comme sa fascinante et constructive critique de La distinction de Bourdieu, monument de la sociologie française et mondiale, dans La culture des individus – ou les plus méprisables – la thèse d'Elisabeth Thessier et, par delà, son exécrable directeur de thèse, dans le pénultième chapitre de L'esprit sociologique.

Evidemment, si je met L'esprit sociologique dans cette liste, c'est en partie parce qu'il s'agit encore d'un anti-manuel – cette fois plus particulièrement destinée aux étudiants ayant déjà de bonnes connaissances en sociologie et désirant approfondir, pour se lancer eux-mêmes dans la recherche et les débats qui en sont le coeur par exemple. Là encore, pas de présentation exhaustive des théories et des auteurs, mais un recueil d'article portant sur la pratique de la sociologie – l'interprétation, les données empiriques, etc. - ses dangers – les risques de l'objectivation ou de la métaphore de la construction sociale de la réalité – ses rapports avec d'autres formes de connaissances du social comme la littérature, etc.

Mais si j'ai envie de faire lire cet ouvrage en ce moment, c'est principalement pour l'article intitulé « Prédispositions naturelles ou dispositions sociales ? Quelques raisons de résister à la naturalisation de l'esprit ». Les avancées de la recherche en neurologie sont largement relayées dans la presse avec un enthousiasme qui provoque chez moi une violente chute des membres supérieurs. On nous promet que la connaissance du cerveau va tout expliquer : vos échecs amoureux – mais oui, tout ça n'est qu'une question de chimie ! - vos phobies – vous avez peur des araignées ? C'est la mémoire primitive la coupable ! - vos achats – c'est la partie « irrationnelle » du cerveau qui s'active ! - la religion – inscrite dans notre cerveau, ben voyons ! -, etc. On oublie bien évidemment de préciser les faiblesses de beaucoup de ses avancées, et, surtout, comme le souligne Lahire, leur incapacité à expliquer simplement certaines faits. S'intéressant à tout un courant anthropologique qui réduit la cognition à une pure opération psychologique inscrite dans le cerveau humain, il en met en jour les limites et les arguments soit inutiles soit inacceptables. Ainsi, certains auteurs prétendent expliquer la religion par le fait que l'on trouverait dans le cerveau humains des prédispositions à croire à certaines choses – par exemple, qu'il existe deux classes d'être, profanes et divins. D'une part, les expériences qui tendent à prouver cette hypothèses sont bien fragiles : loin de s'appliquer à des esprits vierges, elles prennent en considération des êtres sociaux qui, même très jeunes, ont déjà connu une apprentissage qui peut leur avoir fait incorporer ces dispositions, qui préexisteraient alors dans la société, les adultes agissant comme si ces deux classes d'êtres existent, et non dans les cerveaux des individus. D'autre part, ces approches en viennent souvent à dire que ce qui est pensé par les hommes est... pensable ! On pouvait se douter que si la religion existe, c'est que ces propositions ne sont pas incompatibles avec le fonctionnement du cerveau humain. Mais cela n'explique en rien pourquoi la religion existe – bien d'autres choses sont pensables ! Si l'argument est évolutionniste, les propositions les mieux adaptées (les plus « séduisantes ») au cerveau humain finissant par s'imposer, on se demande pourquoi il n'y a pas qu'une seule religion... Sinon, ces approches n'expliquent en fait rien des religions telles qu'elles existent, et qui sont des objets historiques, variables d'une époque à l'autre et d'une zone géographique à l'autre.

Dès lors, les sciences sociales classiques, telles que la sociologie ou l'histoire, sont nettement plus heuristiques, permettant d'expliquer pourquoi telle religion existe à tel endroit en prenant en compte les jeux de pouvoirs, les événements singuliers, et les rapports entre les hommes et entre les hommes et leur environnement (au sens le plus large de ce terme). Les capacités cognitives des individus apparaissent dès lors non comme un objet purement biologique, identiques d'un cerveau humain à l'autre, universel, mais bien comme des constructions sociales particulières, incorporés par les individus au cours de leur vie sociale. Mais Bernard Lahire concède que les sciences sociales n'ont pas toujours été complètement convaincante sur ces questions : elles ont certes parfaitement identifié le processus de socialisation, par lequel les individus incorporent différentes dispositions cognitives, mais ne l'ont que trop rarement décrit avec toute l'exhaustivité nécessaire. C'est pourtant ce qui permettrait de comprendre précisément comment se déroule cette incorporation, et donc d'expliquer plus exactement les phénomènes sociaux qui s'y rattachent.

Tout cela est expliqué avec une grande clarté et beaucoup de rigueur, Bernard Lahire prenant la peine de répondre à des recherches et des affirmations précises, dûment citées, avec la rigueur et la nuance nécessaire à l'exercice. Au-delà de l'intérêt évident de ce genre d'article à une heure où la « biologisation » du social pourrait faire son grand retour, à la faveur de quelques psychologues et neurologues trop pressés, cet article, comme l'intégralité de l'ouvrage d'ailleurs, est un modèle de débat scientifique qu'il est bon de limiter. Inutile de dire que cela ferait du bien à certains qui considèrent que la science, c'est quand il n'y a pas de débat et que l'on peut imposer ses avis librement à tout le monde...


3. Les livres que j'aime bien


La rubrique-à-brac, de Gotlib :

Comme tout amateur d'humour froid et glacé, la RAB (pour les intimes) constitue pour moi une bible indépassable. Là-dessus, je vous préviens, je ne vais dire que des banalités : que Gotlib est un génie, incapable de faire un truc qui ne soit totalement déprimant pour tous ceux qui voudrait l'imiter, qu'il a profondément redéfini ce qu'est l'humour mais aussi la place de l'auteur dans la bd, que j'aimerais quand même bien savoir pourquoi des « transat-lantique ».

Lire Gotlib en étant gosse, c'est une chance. Rendons donc hommage un instant à toutes les bibliothèques municipales, les greniers de tatie, les CDI de collège qui nous ont permis de les découvrir à nous qui n'avons eu la chance ni de connaître le mythique Spirou de l'époque Franquin ni le non moins mythique Pilote – et les retours périodiques de ce dernier ne peuvent cacher un sentiment que, quelque part, il manque un maître de la taille de Gotlib.


Small Gods, de Terry Pratchett :

Il n'était tout simplement pas concevable que je fasse une telle liste sans citer au moins une fois Terry Pratchett. Je l'ai déjà dit, s'il y avait un tant soit peu de justice dans ce monde, Pratchett aurait déjà un prix Nobel de littérature ou, au moins, serait aussi connu dans le monde que J.K. Rowling, ne serait-ce que parce qu'il est plus imaginatif et plus audacieux que cette dernière (et aussi parce qu'il n'a pas cédé à la mode des auteurs de littérature de genre de mettre une initiale supplémentaire dans leur nom pour faire comme Tolkien).

Comment présenter Pratchett ? On pourrait dire qu'il est le digne successeur de Jonathan Swift, un satyriste d'un talent étonnant, qui s'autorise tout, et dont l'univers en apparence fantaisiste, croisement étonnant entre la fantasy et la modernité, renvoie en fait en permanence une image à la fois déformée et exacte du notre, dans ses moindres travers et dans toute son absurdité. On pourrait le dire, mais ce serait très réducteur. Car Pratchett, c'est aussi une tortue géante qui avance dans l'espace avec sur son dos quatre éléphants qui portent le « disque-monde », le cheval de la Mort (grand, maigre, PARLE COMME CA) qui s'appelle Dinky, une cité du nom d'Ankh-Morpork dont la principale politique de rénovation urbaine consiste en un incendie régulier, des arts martiaux dont la première règle est « méfiez-vous des petits vieux qui sourient tout le temps », un coffre avec des milliers de jambes qui suit partout son propriétaire, etc. Terry Pratchett est avant tout un humoriste d'un talent rare : on oublie trop facilement que faire rire est beaucoup plus difficile que de faire pleurer. L'émotion est facile : il suffit d'enchaîner les cadavres et les peines de coeur. Le rire au contraire ne peut être que référentiel : on rit parce qu'il y a décalage avec quelque chose de connu. Le rire présuppose donc la maîtrise d'une culture. Ce qui rend les bonnes comédies plus intelligentes que les bonnes tragédies – la capacité à combiner les deux, et Pratchett y parvient dans certains passages fascinant (citons ceux de Peter Door dans The Reaper), étant sans doute le summun du talent.

Mais dans la vaste production de Terry Pratchett, pourquoi avoir choisit Small Gods, me demanderez-vous ? Sans doute parce que je le tiens pour l'un des plus sociologiques de la série Discworld. On y découvre en effet un pays, Omnia, soumis à la toute puissante église du grand dieu Om et à sa très radicale Quisition (je vous laisse découvrir par vous-même la différence entre l'inquisition et l'exquisition). Or, un jeune novice de la Citadelle, le principal lieu de culte, Brutha de son nom (que l'on appelle à un moment Dumb Ox, quand je vous disais qu'il fallait de la culture), se voit contacter par une tortue qui prétend être le fameux grand dieu Om. [Attention : à partir de maintenant commencent les spoilers] Il va peu à peu découvrir deux choses choquantes pour un croyant. Premièrement, les principes de l'église, et même le Septateuque, le livre sacré, ne viennent pas du dieu mais sont des productions humaines, des inventions des prophètes. Om se souvient avoir croisé un prophète – un type sale et à l'air bête marchand seul dans le désert – un jour qu'il se promenait sur une colonne de feu (les dieux ne sont pas des gens comme nous), mais tout ce qu'il lui a dit c'est « hé ! Regarde un peu ce que j'arrive à faire ! ». Toute l'organisation de la société omnienne s'appuie sur des principes soi-disant divins apportés par les prophètes, mais qui ne sont en fait que des productions humaines. Premier pas vers la sociologie : cesser de regarder la société comme la résultante d'une quelconque nécessité – qu'elle soit divine, biologique ou « évolutionniste » - mais comme une production historique et donc en partie arbitraire de l'action des hommes, ce qui ne la rend pas moins contraignante. Deuxième découverte choquante pour Brutha : il est le dernier à croire en Om, ce qui explique que celui-ci soit coincé dans la forme d'une tortue – sur le disque-monde, la puissance d'un dieu est fonction du nombre de ses croyants, et d'ailleurs un dieu n'est jamais autre chose que ce qu'en font les croyants (comment ne pas penser à Marx et à la critique de la religion comme aliénation, c'est-à-dire comme soumission de l'homme à ses propres créations ?). Mais alors en qui croient les fidèles qui se pressent à la Citadelle pour adresser leurs plus urgentes prières ? Ils croient en l'Eglise et surtout à la peur que leur inspire la Quisition. Voilà une métaphore de la cage de fer de Weber : produit par le comportement ascétique des protestants américains, le capitalisme s'impose désormais à tous en dehors de nos croyances religieuses. Métaphore aussi de la construction sociale de la réalité : un fait social peut survivre bien au-delà de ses conditions d'apparition à partir du moment où il rejoint ce qui va de soi. Métaphore, enfin, du rôle du pouvoir et de l'organisation sociale dans le maintien des traits culturels : la culture, qu'elle soit religieuse ou autre, se maintient seulement parce que les relations sociales permettent l'application de ses normes et la transmission de ses valeurs – ici, c'est une « entreprise politique à caractère administratif qui revendique avec succès sur un territoire donné le monopole de la contrainte physique légitime » (Weber encore !) qui assure cette reproduction de la société.

Bref, tout ça pour dire que si d'autres sociologues ou enseignants fan de Pratchett passent dans le coin, je cherche des partenaires pour écrire « Social science of Discworld ».


4. Petit bilan


Alors, sur les six bouquins, nous en avons : trois de sociologie, deux bande-dessinées, un roman. Voilà qui représente assez fidèlement, en terme de proportion, mes pratiques de lecture actuelles – la question m'aurait été posé il y a quelques années, les romans auraient sans doute été sur-représentés. Le fait que je me livre presque systématiquement à des remarques sociologiques montre aussi à quel point un métier et une passion peuvent être prenant et occuper une place importante dans l'esprit d'un individu. Comme quoi, les dispositions, ça s'incorpore bel et bien...


Reste pour moi à transmettre la chaîne à six personnes, suivant le rituel traditionnel. Alors, je vais passer la main à The Global Sociology Blog (parce que j'ai une sympathie naturelle pour les expatriés), Fred & Ben (qui comptent double donc), David (mais il est tout à fait probable qu'il y ait déjà répondu, j'arrive plus à suivre moi, tu postes trop mon gars), Monsieur Rivers (parce que ça fait longtemps quand même), et Brooke Harrington (parce que j'ai découvert son blog récemment que je le trouve vachement bien).


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Le don de sperme est-il un don ?

Voici un sujet tabou auquel on tente pourtant de sensibiliser une population française visiblement mal à l'aise avec cette question : le don de sperme. Le don de sang est une activité noble, le don d'organe, même s'il reste difficile à aborder, est considéré comme respectable, et les deux sont, sauf pour certains groupes minoritaires, largement souhaités et souhaitables. Ce qui ne veut nullement dire que chacun met en accord ses paroles et ses actes et se livre à ces dons autant qu'il le faudrait – on y reviendra. Mais le don de sperme, lui, est perçu de façon beaucoup plus ambigu. Bien sûr, peu de gens vont le condamner ou le critiquer de façon frontale. Mais pour autant, un silence lourd pèse sur cette question. Simple conséquence du tabou qui frappe tout ce qui se rapproche de près ou de loin du sexe ? Peut-être, mais pas seulement. C'est peut-être aussi la forme très particulière de ce « don » qui est en cause. Ce qui nous permettra de discuter plus largement du don d'organe ; de la marchandisation du corps et de son optimalité économique.





[Disclaimer : cette note de blog comporte des passages susceptibles de heurter la sensibilité de certaines personnes. Veuillez éloigner les petits enfants et les femmes enceintes pendant la lecture. Nous vous remercions de votre compréhension]


1. De la répartition optimale du sperme...


La question des dons d'organe, qui englobe celle du don de sperme, est avant tout une question économique. D'ailleurs, je m'étonne que notre ouvrage à nous blogueurs n'y consacre pas un chapitre [1] : ce sera sans doute pour le tome 2 (parce qu'il y en aura un, hein, dites ?). On peut poser le problème de façon assez simple : d'un côté, il y a les demandeurs, c'est-à-dire des individus qui ont besoin d'un organe, parfois de façon dramatique, de l'autre, il y a les offreurs, des individus susceptibles de donner tout ou partie d'un organe dans certaines conditions (dans le cas du coeur, par exemple, les offreurs préfèrent généralement être mort au moment du don). Les organes sont alors un bien rare – c'est-à-dire existant en quantité limité – qu'il faut répartir. Se pose alors un problème : comment obtenir une répartition optimale ? Comment faire correspondre l'offre à la demande ? Comment donner des organes à ceux qui en ont besoin ?


Partant de là, et considérant qu'il existe une offre et une demande, on pourrait considérer qu'il existe un marché des organes. Mais le concept de marché peut être réserver à un usage plus parcimonieux, désignant alors, suivant Max Weber, une forme particulière de mode de répartition des ressources rares, incluant à la fois une sélection entre plusieurs individus puis une négociation entre les deux individus ainsi sélectionnés [2]. La répartition des organes n'obéit pas toujours à ces règles, et de ce fait, ne consiste pas toujours – c'est-à-dire pour tous les organes, en tous les lieux et à toutes les époques – à un bien marchand.


La première solution, qui est aussi la plus simple, est de considérer que le problème ne se pose pas : on interdit alors purement et simplement la transmission d'un organe, en invoquant des interdits moraux ou religieux. Nos sociétés ont porté leur choix sur des solutions plus complexes, en faisant des organes un bien que l'on possède, c'est-à-dire une propriété. Cela n'a, à la base, rien d'évident : le droit n'a pas toujours considéré que le corps humain était une propriété et il a encore du mal à le faire totalement. Ainsi, on trouve le principe de l'indisponibilité du corps humain, qui interdit notamment que l'on fasse commerce de son corps en se prostituant. Le don d'organe occupe alors un statut ambigu : on est propriétaire de ses organes, puisque on peut choisir ou non d'en faire don (on peut même choisir ou non de faire don des organes de son conjoint ou des membres de sa famille dans certaines circonstances), mais cette propriété est limitée, encadrée par la loi, puisque l'on ne peut le vendre ou le céder librement*.


[J'intègre ici le commentaire de Pierre Maura qui corrige mon propos sur ce point : "d'un point de vue juridique, on est pas "propriétaire" de ses organes. Enfin c'est un peu plus compliqué que cela, comme souvent. Depuis 1976, et la loi Cavaillet, on est présumé donneur. Cette loi est le résultat de l'augmentation de la demande d'organe dans les années 70, lorsque les greffes de tous organes ont commencé à être vraiment fiables. Donc d'un point de vue économique, social et juridique, la norme juridique a évolué au bénéfice des demandeurs parce que la demande exprimée a augmenté, et ce en allant parfois à l'encontre des normes sociales. Normes fondées en partie sur la religion : si le don d'organe n'a jamais posé de problème au protestantisme par exemple, et pas trop au catholicisme, le judaïsme et l'islam ont été bien embêté en France lors du débat sur les lois de bioethiques. Et ont du évoluer singulièrement pour se retrouver aujourd'hui toutes en accord avec l'idée de donner ses organes."]


Quelle est donc la nature des solutions retenues pour assurer la répartition de ces biens rares ? Leur nom semble indiquer qu'il s'agit de « dons ». Les choses ne sont pourtant pas aussi simple : l'utilisation de ce mot suggère une proximité avec toutes sortes d'activités, comme les cadeaux que l'on s'offre à Noël ou aux anniversaires, les services que l'on se rend entre amis ou membres de la famille, etc. sans qu'il soit assuré que ce rapprochement soit pertinent. C'est justement à cette question là que la sociologie va pouvoir nous donner quelques éléments de réponses. En s'intéressant particulièrement au don de sperme, on verra qu'il est difficile de qualifier un tel acte de « don », et que cela explique la situation sous-optimale de la répartition de cette ressource.


Une fois de plus, on aura recours à de la sociologie économique, avec ici l'objectif de montrer que celle-ci peut affronter la science économique sur ses propres terres, c'est-à-dire sur la question de l'optimalité et de l'efficacité des arrangements institutionnels. La science économique n'a jamais cessé, en effet, de s'intéresser à la question de savoir à quelles conditions on parvenait à un équilibre optimal, c'est-à-dire à une situation où, selon les termes de Pareto (lequel fut autant économiste que sociologue), on ne peut améliorer la situation d'un acteur sans dégrader celle d'un autre. En matière de sperme, justement, on peut penser qu'il serait relativement aisé d'améliorer la situation des couples stériles sans dégrader celle des « donneurs » - ceux-ci pratiquant souvent l'activité nécessaire même dehors de tout don. Certains économistes seraient peut-être tenté, comme ils le font parfois pour les autres organes, de conseiller l'établissement d'un marché qui, par la concurrence et le jeu des prix comme système d'incitation, parviendrait à réaliser cet optimum. Si celui-ci n'est pas en place, ils ne peuvent guère l'expliquer que par des tabous culturels ou des normes sociales, des phénomènes exogènes à leur cadre d'analyse. La sociologie économique, en prenant en compte les médiations sociales qui sous-tendent les échanges [3], peut donner une meilleure vision du problème.


2. Ce qu'est un don et pourquoi on ne donne pas son sperme


On doit à Marcel Mauss [4] les premières analyses sur le don, au travers de l'étude des systèmes de réciprocité chez les « peuples dits primitifs ». Le don peut être approché comme un échange dont la vocation est autant l'échange que le lien social qui le sous-tend. Il s'oppose ainsi à l'échange marchand où, justement, il n'y a pas besoin de lien entre les individus si ce n'est la courte interaction d'échange, laquelle peut parfaitement rester totalement impersonnelle. Le don implique, au contraire, une triple obligation : obligation d'accepter le don, obligation de rendre, obligation de donner. Mauss relève que le don doit apparaître comme un acte gratuit, n'attendant pas réciprocité – ce qui explique que les échanges puissent être très espacés dans le temps – mais qu'il inclut quand même l'idée de contre-don : celui n'a pas à être forcément équivalent, comme dans l'échange marchand, mais peut au contraire être supérieur à ce qui a été donné, obligeant alors à un nouveau contre-don plus important, et ainsi de suite. Le don a donc à voir avec les liens sociaux : soit qu'il les crée, soit qu'il les entretient, soit qu'il les manifeste. C'est sans doute sa caractéristique la plus importante.


Par exemple, les échanges de cadeaux à Noël répondent bien évidemment à cette définition. Il est impensable que l'on refuse un cadeau de Noël et, comme chaque année, il se trouvera toutes sortes de dessinateurs, humoristes, cinéastes et assimilés pour se moquer du gros pull moche de Tata Ginette que vous acceptez avec un sourire forcé. L'expression de votre sentiment profond par rapport à celui-ci serait une cause de rupture avec la personne en question. Venir les mains vides ne sera pas non plus très bien vu, et vous fera courir le risque soit de ne pas être réinviter soit de ne plus recevoir de cadeau ou alors d'une moindre qualité. Afin, si l'on vous a fait un cadeau l'année dernière alors que vous ne vous y attendiez pas, il y a de fortes chances pour que vous vous pliez à la tradition cette année. Si ce n'est pas le cas, c'est certainement que vous avez déjà « rendu » d'une façon ou d'une autre – en gardant les enfants de la personne, en lui donnant un coup de main pour son déménagement, etc. Et comme « c'est le geste qui compte », les cadeaux sont incommensurables : vous ne pourrez jamais éponger votre « dette », il vous faudra donner et recevoir encore et encore. Le lien social est sauf.


Si on confronte le don de sperme à cette définition, on est bien embêté. Il n'y a pas d'obligation de donner son sperme : contrairement à un don d'organe, où la vie de la personne est dans la balance, le prescription est faible, d'autres moyens de surmonter la stérilité étant à disposition des couples concernés – l'adoption par exemple. Ce ne serait peut-être pas si grave si les autres obligations pouvaient jouer. Mais on imagine mal comment il serait possible de rendre un don sperme. Même si celui-ci n'est pas anonyme, comment faire un don réciproque ? Difficile de « rendre » un enfant ! L'obligation de recevoir n'est pas non plus respecté : dans certains pays, comme les Etats-Unis, les couples demandeurs ont même la possibilité de choisir entre différents dossiers de donneur. A la rigueur, dans ces cas-là, on est déjà plus nettement dans l'échange marchand : il y a au moins concurrence entre les offreurs (par le biais de leurs dossiers). D'ailleurs, dans ces cas-là, le « don » de sperme est souvent rémunéré.


3. Serait-ce un don altruiste ?


Ceci dit, la description maussienne n'est pas la seule possible. Richard M. Titmuss, travaillant sur le don de sang, a ainsi identifié le « don altruiste » [5]. Dans le don de sang, il n'y a pas non plus d'obligation de rendre, le don étant également anonyme (ce qui n'est pas le cas de tous les dons d'organes). Mais cela n'empêche pas le don de se faire dans un tout autre cadre que l'échange marchand. L'argument principal consiste à identifier le sang à une « marchandise fictive » : au sens de Polanyi [6], cette expression désigne tous les biens qui n'ont pas à être produit, contrairement à ceux qu'analyse classiquement la science économique dans son cadre orthodoxe. La terre, la monnaie et le travail en sont les trois exemples principaux. Ceux-ci sont transformés en marchandise par le capitalisme, c'est-à-dire qu'on les considère « comme si » ils avaient été produits. Titmuss montre alors que, dans cette « économie de la collecte », la marchandisation du sang n'est pas nécessairement une bonne idée : statistique à l'appui, il montre que les « dons » rémunérés sont de moindre qualité que les dons bénévoles. En effet, dans le premier cas, les individus qui vendent leur sang le font faute d'autres revenus. Celui-ci est essentiel pour eux, ce qui par ailleurs met en place un système de « redistribution inverse », et de ce fait les donneurs rémunérés sont essentiellement des mauvais offreurs – comprendre qui offre un sang de mauvaise qualité.


Le don de sperme répond-t-il à cette logique de don altruiste ? Il faut noter que, dans le cas du sang, on peut toujours parler de don car celui-ci, même anonyme, continue à produire des liens. Celui qui donne son sang rejoint la communauté des donneurs de sang. Celle-ci se matérialise très concrètement par des cartes, des appels téléphoniques ou par SMS signalant les collectes les plus proches, des relances diverses, etc. Bref, toutes sortes de signes d'appartenances à un groupe valorisé. Il en va de même pour le don d'organe, même lorsque celui-ci est post-mortem : la simple possession d'une carte a un aspect valorisant qu'il ne faut pas négliger, puisque celle-ci donne une position sociale par rapport aux autres. L'altruisme s'incarne concrètement dans les relations que l'on peut avoir avec les autres. L'échange marchand suppose l'indifférence aux liens entre les personnes – on vend à toute personne disposée à payer le prix demandé, on achète à toute personne proposant le produit à un prix convenable – tandis que le don a toujours a voir à la nature des liens que l'on entretient avec les autres, lien politique dans la redistribution publique, lien de dépendance dans la charité, lien familial dans les cadeaux de Noël, etc. Ces liens se manifestent concrètement : si, comme le fait remarquer Alain Testart dans sa critique de Mauss [7], la pièce donné au mendiant ne suppose, de part et d'autre, aucune réciprocité, elle n'en signifie pas moins la position sociale respective des deux individus, et l'existence d'un lien de dépendance entre le mendiant et le reste de la société.


Le don de sperme, lui, ne crée pas de lien de ce type : ni cartes, ni communauté, ni rien. Au contraire, dans ce cas précis, tout est fait pour invisibiliser au maximum les liens qui découlent ou pourraient découler de cet acte. Toutes sortes de technologies sociales sont mises à l'oeuvre pour empêcher ce don de créer des liens. L'anonymat est le plus évident, mais il faut y ajouter la complicité de la loi, qui, justement, ne crée de liens légaux qu'entre les parents receveurs et l'enfant à naître. En France, par exemple, le donneur doit être en couple et avoir l'accord de son conjoint : on limite ainsi les chances d'un tel acte de créer des liens en s'assurant qu'ils en existe déjà. Si un enfant adoptif peut se voir raconter l'histoire de ses parents biologiques par ses parents sociaux, la même chose est peu probable pour un enfant né d'un don de sperme, et quand bien même, il n'existe pas d'équivalent à l'adoption simple qui, au contraire de l'adoption plénière, conserve un lien légal entre les parents biologiques et l'enfant (droit de visite, héritage, etc.). De plus, les médecins vont prendre soin de sélectionner des donneurs ayant des caractéristiques physiques proches de celles du couple receveur : couleur des cheveux ou des yeux par exemple. Si sélection sur dossier il y a, celle-ci est toujours unilatérale : on ne choisit pas à qui on donne son sperme, sauf dans le cas d'arrangements privés. Ces derniers sont d'ailleurs sans doute les seuls qui relèvent pleinement de la catégorie du don, puisqu'ils s'appuient sur des liens préexistants, qu'ils entretiennent et transforment. Mais ils ne semblent pas suffire à satisfaire les besoins des couples stériles.


4. Une construction sociale sous-optimale


Au final, dans l'état actuel des choses, le don de sperme n'est pas un don. Et c'est là sans doute qu'il faut chercher les causes de la demande non-satisfaite en la matière. L'intérêt qu'il y a pour le donneur est trop faible pour valoir la peine. Au-delà du simple tabou culturel sur les questions relatives au sexe, c'est dans la construction sociale du don de sperme que réside la sous-optimalité de la situation présente. En effet, comme l'indique Philippe Steiner [5], tout échange fait l'objet d'une construction sociale. Le fait de donner ou de ne pas donner ne dépend pas seulement d'une simple inclinaison à la générosité de l'homme ou d'un pays, mais de la façon concrète dont s'organise le don, c'est-à-dire au sein de quelles institutions et au travers de quelles interactions.


Que faire alors pour l'encourager ? Une solution consisterait à prendre acte du fait que l'on n'a pas affaire à un don et à basculer franchement dans l'échange marchand. Certains pays ont fait ce choix, optant pour la rémunération des donneurs – un slogan américain dit « soyez payer pour ce que vous faites déjà ! ». Gary Becker et Julio Jorge Elias [8] proposent d'ailleurs ce système pour l'ensemble des dons d'organes entre vifs, en décrivant, chiffres à l'appui, les effets positifs sur le nombre de greffe de reins d'un tel dispositif. Mais les choses en sont pas aussi simples, et ce pour deux raisons. Tout d'abord, une forte répugnance à marchandiser les dons d'organe existe dans nombre de société. Celle-ci est cependant moins forte pour ce qui est du sperme, sans doute parce que son prélèvement s'avère moins coûteux pour le fournisseur que pour d'autres éléments biologiques, mais n'en est pas moins réel. Cependant, on verra par la suite que cet argument pose problème. Plus intéressant pour notre discussion est la remarque suivante : la rémunération de certaines activités de nature altruiste peut avoir un effet inverse à celui escompté, comme le rappellent Steven Levitt et Stephen J. Dubner [9]. En effet, certains actes valent par leur aspect gratuit : les rémunérer revient à réduire les gains moraux et sociaux qu'en attendent les individus, qui, dès lors, y ont moins intérêt ou se sentent plus autorisé à se soustraire aux obligations morales. Ainsi, donner son sang est un acte noble, le vendre, un acte banal, voire désespéré. Ajoutons que, par un effet d'antisélection bien connu [10], il existe un risque d'attirer avant tout les mauvais offreurs – qui proposent un sperme de moindre qualité – et décourager les bons.


Rien ne dit donc que le marché soit la panacée en la matière, ce qui autorise à réfléchir à d'autres arrangements institutionnels. Car il ne faut pas considérer les tabous actuels comme des données : comme l'a brillamment montré Viviana Zelizer, les marchés sont des constructions sociales, qui peuvent venir modifier les normes. Ainsi, l'assurance vie a longtemps était un tabou particulièrement fort aux Etats-Unis, puisque celle-ci revient à donner un prix à la vie humaine. Mais cela n'a pas empêcher la structuration d'un marché par les assureurs, structuration lente mais certaine [11]. On rejoint ainsi un point fondamental de la sociologie économique : les institutions économiques, et en particulier celles qui assurent la répartition des ressources rares, sont des constructions sociales et historiques, non nécessaires et pas toujours optimales [12]. La question de ce que l'on construit reste donc posée.


5. Esquisses de solutions


D'autres arrangements institutionnels que le marché peuvent être envisagés, qui pourraient être plus optimal. Il suffit en effet de tenir compte d'un certain nombre de point.


Premièrement, comme le montre Philippe Steiner [5], la générosité d'une population n'est pas intrinsèque, ni même dépendante de l'existence d'une norme, mais le produit d'une institution : concernant le sang, le don est efficace parce qu'il existe un ensemble d'organisations et d'acteurs qui non seulement diffusent l'information concernant le don mais en outre crée des situations qui donnent à la norme de don un fondement concret. Toute la sociologie du contrôle social est là pour le rappeler : une norme ne s'applique que dans un contexte social donné, et n'est donc efficace que si un contrôle social est exercé par les autres. Les camions du don du sang sont là pour créer des contextes favorables au don : difficile de refuser de participer lorsqu'on vous le demande directement. De même, le rôle des médecins et des autres intermédiaires ne doit pas être négligé. Est-ce envisageable pour le don de sperme ? Sans doute sous une forme moins directe : on imagine mal, pour l'instant, des camions de la banque du sperme s'arrêtant devant les universités pour recueillir des dons. Ils amèneraient l'exercice d'un autre contrôle social, attaché à la dévalorisation de certaines pratiques sexuelles masculines [13] et exercé par les pairs. Mais des informations chez le médecin ou dans les hôpitaux sont envisageables. C'est la solution qui est actuellement mise en place. Au regard de cette analyse, elle pourrait s'avérer payante.


Deuxièmement, il faudrait faire du don un don créant du lien. On peut imaginer, dans certains cas, l'existence d'un lien légal et reconnu entre l'enfant à naître et le donneur, ce qui impliquerait d'inventer (ou de réinventer) un rôle pour ce parrain. La chose est moins inenvisageable que l'on pourrait le penser : les couples homoparentaux nous montrent ici en quelques sortes la voie [14]. Recourant le plus souvent à un donneur, il est rare que celui-ci soit anonyme ou se retire totalement de la vie de l'enfant à la naissance de celui-ci. Certaines couples expérimentent même des formes familiales originales : deux couples de sexes opposées ayant des enfants qui appartiennent, socialement si ce n'est légalement, aux deux familles ici formée. Un cadre juridique, permettant de prendre en compte non seulement ce type d'expérience, mais aussi celles que pourraient tenter des couples hétérosexuels, reste à inventer. Évidemment, dans ce cas, les dons circuleraient plus nettement suivant des liens d'amitié préexistants. On peut également imaginer créer du lien entre les donneurs et entre les donneurs et la société, sur le modèle du don de sang ou d'organes : cartes, reconnaissance, etc.


Enfin, dernière solution envisageable, on peut imaginer une gratification monétaire qui ne ferait pas de cet acte une relation purement marchande, mais protégerait son caractère de don ou de réciprocité. Par exemple, une réduction sur les frais médicaux, sur le prix de la mutuelle, etc. suffisamment détaché d'un acte précis mais qui aurait néanmoins un caractère incitatif – cette solution est, bien entendu, envisageable également pour d'autres dons d'organes, en particulier l'engagement au don post-mortem [15].


6. Conclusion : sociologie économique, science économique et politique


Au final, la sociologie économique est, sur cette question, d'une aide précieuse : alors que la science économique prescrit une solution unique assez simple – la création d'un marché – la sociologie économique restitue plus finalement la pluralité qui caractérise l'organisation économique, loin de se limiter à cette seule forme qu'est le marché. Et non seulement elle fait apparaître la pluralité des formes d'organisation, mais elle souligne en outre leur aspect construit, ce qui, contre tout attente, redonne la liberté aux acteurs de choisir entre plusieurs solutions. Là où certains économistes enferment les choix politiques dans la référence à une seule forme optimale, la sociologie économique montre que les voies pour atteindre l'optimalité sont plus complexes, plus riches, plus variés. Dès lors, elle n'oblige plus à choisir entre l'optimalité économique et la sous-optimalité, mais peut permettre de prendre en compte des implications plus complexes. Ainsi, la création de marchés portant sur le corps humains ne serait peut-être pas sans conséquences sur d'autres secteurs de la vie sociale – c'est une autre question qui mériterait un développement propre et certainement plus long. La sociologie nous montre que cette solution n'est pas la seule et que l'on peut donc prendre ces conséquences en compte pour faire des choix de politique économique.


Notes :

* Je précise que, n'étant pas juriste, tout ceci est sujet à caution. Si un spécialiste du droit passe dans le coin, j'accueillerais avec joie des corrections ou des compléments d'information.


Bibliographie :

[1] Alexandre Delaigue, Stéphane Menia, Sexe, drogue... et économie, 2008

[2] Pierre François, Sociologie des marchés, 2008

[3] Philippe Steiner, Sociologie économique, 2005

[4] Marcel Mauss, Essai sur le don, 1925

[5] Philippe Steiner, « Don de sang et don d'organes : le marché et les marchandises fictives », Revue Française de Sociologie, 2001

[6] Karl Polanyi, La grande transformation, 1944

[7] Alain Testart, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, 2007.

[8] Gary Becker, Julio Jorge Elias, « Introducing incentives in the market for live and cadaveric organ donations », Journal of Economic Perspectives, 2003

[9] Steven Levitt, Stephen J. Dubner , Freakonomics, 2005

[10] George Akerloff, « The market of "lemons" », Quarterly Journal of Economics, 1970

[11] Viviana Zelizer, « Human values and the market : The case of life-insurance and death in 19th-century America », The American Journal of Sociology, 1978

[12] Mark Granovetter, « L'ancienne et la nouvelle sociologie économique : histoire et programme », Sociologie économique, 2008

[13] Baptise Coulmont, Sex-shop. Une histoire française, 2007

[14] François de Singly, Virginie Descoutures, « La vie en famille homoparentale », 1999

[15] Philippe Steiner, « Le don d'organes : une typologie analytique », Revue Française de Sociologie, 2006


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