L'économie solidaire connaît un succès certain. Peut-elle constituer un véritable projet de société ? Autour du secteur de la culture, quelques pistes de débat.
Lorsqu'il est question d'économie solidaire, certaines images s'imposent facilement à l'esprit : le commerce équitable et particulièrement celui du café, les systèmes d'échange locaux et leurs monnaies « fondantes », le microcrédit et son inventeur prix Nobel. Mais l'économie solidaire s'étend à de nouveaux secteurs et à de nouvelles activités. L'ouvrage dirigé par Bruno Colin, directeur d'une association artistique, et Arthur Gauthier, sociologue et consultant, s'intéresse à son introduction et à son développement dans les activités artistiques et culturelles. Rédigé à la fois par des scientifiques et des acteurs, il se veut autant un moment d'analyse qu'un manifeste en faveur d'une organisation nouvelle de la production culturelle, et, au-delà de l'économie en général.
Qu'est-ce que l'économie solidaire ? Si, à la faveur du développement du commerce équitable, le terme a connu une certaine diffusion, le projet qu'il désigne et les implications de celui-ci ne sont pas toujours bien connus. De ce point de vue, le premier chapitre, rédigé par Arthur Gauthier (« Quatre questions à propos de l'économie solidaire », p. 13-24), propose une synthèse courte mais d'une grande richesse. On y découvre que loin de constituer un projet de société propre à quelques rêveurs, l'économie solidaire pose des questions très importantes à la science et à la société.
Du point de vue scientifique, l'économie solidaire constitue aujourd'hui un champ de recherche important en sociologie économique. En effet, elle questionne le mode d'appréhension usuel de l'économie, issu de la science économique néo-classique. Comme l'écrit Jean-Louis Laville dans l'article conclusif (« Cinq orientations pour prolonger la réflexion », p. 161-166), « L'approche économique orthodoxe aboutit tout simplement à ce que de larges pans de l'économie réelles soient invisibilisés à travers différentes formes de réductionnisme » (p.162). Ainsi, on oppose trop souvent marché et Etat, en oubliant qu'il existe d'autres modes de satisfaction des besoins. En reprenant certains des travaux de Karl Polyani, les sociologues insistent aujourd'hui sur le caractère « pluriel » de l'économie, organisée autour de trois pôles : une économie marchande, où les ressources sont affectées par le marché en fonction d'intérêts financiers, une économie non-marchande, où cette affection est réalisée par la puissance publique, et une économie non monétaire où les liens sociaux sont les supports des échanges et des activités. L'économie solidaire, s'inscrivant, comme l'économie domestique, dans ce dernier pôle, nous rappelle ainsi que si l'économie marchande domine aujourd'hui nos sociétés, cela n'est que le fruit d'une construction historique et sociale. La question des rapports entre économie et société se trouve reposée, la première ne pouvant se penser indépendamment de la seconde comme cela est trop souvent le cas.
Cette question a également des conséquences politiques et sociales. Se présentant comme un « projet de société » (p. 14), l'économie solidaire se veut une réappropriation citoyenne des comportements économiques. Ses partisans s'élèvent principalement contre une vision « désencastrée » de l'économie – inspirés en cela par Polanyi, encore lui – où l'on ne demande aux individus rien d'autre que de se conformer à quelques comportements simples – consommer, produire, épargner – et de laisser l'organisation et la compréhension du système à divers experts, hommes politiques ou économistes. En affirmant que le sens de leurs actions ne doit pas leur échapper, les acteurs de l'économie solidaire rendent visible l'encastrement, en fait jamais absent, de l'activité économique, ne serait-ce que parce que les individus l'investissent de sens et modifient donc leurs comportements en fonction de celui-ci. La portée n'est pas seulement économique, mais également politique proposant une hybridation générale des pôles marchand et non-marchand. De ce fait, elle ne doit pas être confondue avec le « tiers-secteurs », simple résidu destiné à compenser les insuffisances des autres pôles, mais bien une tentative de dépassement de ceux-ci.
Questions politiques et questions scientifiques étant étroitement liées, on comprend la volonté des auteurs de rédiger un ouvrage rassemblant les deux types d'acteurs. L'intérêt en terme de compréhension de l'économie et de ses évolutions ne doit cependant pas cacher les difficultés d'ordre pratique que rencontre le projet de l'économie solidaire : quelle place lui donner ? Comment mettre en place concrètement de tels projets ? Avec quels moyens ? Et surtout avec quelle ambition ? L'économie solidaire est-elle capable de réaliser le projet de société qu'elle se donne ? L'ouvrage soulève ces différentes questions, sans y apporter de réponses tranchées ni, parfois, satisfaisantes.
Quelle place face au marché ?
L'économie solidaire, même si elle se veut une hybridation des pôles marchands et non-marchands, doit trouver sa place par rapport aux deux représentants de ces pôles, à savoir le marché et les politiques publiques menées par l'Etat. Le secteur de l'Art et de la Culture, où ces deux formes cohabitent et se trouvent souvent en tension, révèle avec une acuité particulière cette question du positionnement des acteurs.
A ce titre, l'ouvrage publie, commente et analyse le « Manifeste pour une autre économie de l'art et de la culture » (p. 59-76) rédigé et adopté par l'Union fédérale d'intervention des structures culturelles (UFISC). Cette dernière rassemble des organisations professionnelles du secteur artistique et culturel, représentant essentiellement des associations, parfois des micro-entreprises à but non-lucratif, qui ont en commun, comme le dit Arthur Gauthier dans son analyse du parcours de cette organisation (« Le parcours de l'UFISC, de sa création à l'écriture du manifeste », p. 41-58), « une logique de développement différentes des entreprises privées à but lucratif d'une part, et des équipements publics administrés d'autre part » (p.41). Après être intervenue sur des thèmes comme la fiscalité spécifique de cette forme d'organisation productive, ou les problématiques liées à l'emploi, l'UFISC s'est intéressée à « l'affirmation d'un espace socio-économique spécifique » (p. 56), que traduit le manifeste. Sa lecture donne à voir la distance qui sépare ces organisations, pourtant privées, du marché dans son acceptation la plus courante. L'insertion d'une section intitulée « Nos valeurs » (p.61-64) est à ce titre significative : s'y trouvent évoqués le rôle de l'art dans la démocratie, l'autonomie de gestion, le rapport aux territoires et aux populations des membres de l'organisation, leur rôle dans la diversité culturelle. Alors que le marché soumet la production artistique et culturelle au critère de la rentabilité, c'est la diversité culturelle et le respect des individus et des populations que l'UFISC vise prioritairement. On comprend dès lors l'importance de certains thèmes centraux relevés par Philippe Henry dans son analyse du manifeste (« La dimension sociale et solidaire des arts vivants : une question encore largement en chantier », p. 101-113), en particulier le caractère non lucratif et la question de l'intermittence.
Il ne s'agit donc pas d'une simple prise de position corporatiste ou professionnelle, mais bien d'un projet et d'une réflexion à portée plus large. Par l'action et la mobilisation d'acteurs comme l'UFISC, on voit se structurer peu à peu un espace alternatif au marché, mais sans que celui-ci ne soit encore très clair. Si les premiers chapitres de l'ouvrage disent clairement qu'il ne faut pas appréhender l'économie solidaire comme un simple « tiers-secteurs », la question ne semble pas pour autant tranchée de façon définitive. La volonté est souvent affirmée d'être « plus » ou « autre chose », comme le fait Philippe Berthelot, président de l'UFISC, en insistant sur les possibilités de développement de l'économie solidaire au-delà d'une « économie de pauvre », incapable de soutenir une production importante. Mais de quoi s'agit-il au juste ? L'avenir semble bien flou, mis à part « la régulation collective et l'expression de convictions individuelles » (p. 151) pour dépasser le système actuel. Si le projet semble s'éclaircir, les moyens de lui donner corps, de le traduire en organisations, principes et institutions réelles et opérantes, sont visiblement encore en chantier – mis à part des demandes comme celle d'un régime fiscal plus favorable. C'est pourtant eux qui permettront de comprendre concrètement la place de l'économie solidaire face au marché.
Quelle place face aux politiques publiques ?
Si le marché s'appuie sur le principe de rentabilité, le secteur public de la culture utilise un autre principe, issu, en France, des conceptions d'André Malraux lors de la création du ministère de la culture et de la mise en place d'une véritable politique culturelle : celui de l'excellence. En effet, les différentes institutions publiques, qu'elles soient nationales ou locales, accordent leurs financements et leurs aides en fonction de la qualité du projet artistique, qualité définie par divers groupes d'experts. Ce principe ne satisfait pas non plus les tenants de l'économie solidaire de l'art et de la culture : à leur sens, elle ne donne pas assez de place aux populations, à leurs désirs et valeurs, et prend le risque d'enfermer la production artistique dans certaines formes d'élitisme ou de conservatisme fermées à la nouveauté. L'économie solidaire doit également, en la matière, trouver sa place par rapport à cette économie publique.
Jean-Michel Lucas souligne, dans son article « Diversité culturelle et économie solidaire : les nouvelles règles du jeu de la politique culturelle » (p. 117-137), que l'économie solidaire bénéficie actuellement d'une situation inespérée. En effet, les accords internationaux que la France a ratifié au sein de l'UNESCO mettent au centre de leurs objectifs le principe de « diversité culturelle », principe qui devrait donc se traduire dans les politiques nationales. Or, ce principe, nous dit l'article, est particulièrement favorable au développement de l'économie solidaire dans le secteur de la culture. Utilisé souvent de façon approximative, il renvoie en fait à la reconnaissance de l'égale dignité de toutes les cultures et l'idée d'un libre choix des individus de la culture à laquelle il participe et de ses pratiques culturelles. Dès lors, « un "objet" devient culturel lorsqu'il renvoie "au sens symbolique, à la dimension artistique et aux valeurs culturelles qui ont pour origine ou expriment des identités culturelles" » (p. 120), tel que le formule la convention 2005 de l'UNESCO, qui engage la France. En découle la nécessité pour la politique culturelle de prendre en compte « les droits culturels » (p. 121) des individus, sans que ceux-ci portent atteinte à la dignité des autres individus. Dans cette perspective, marché et politiques publiques ne sont que des outils permettant de satisfaire les droits culturels des individus : ce ne sont pas eux qui donnent du sens aux biens culturels, qui en font des produits artistiques. La place existe donc pour d'autres outils. A partir du moment où la production de l'économie solidaire rencontre des individus qui lui donnent du sens, celle-ci a toute légitimité à exister. Et, dans le cadre des négociations politiques, le principe de diversité culturelle commanderait à la puissance publique de soutenir, y compris financièrement, de telles initiatives. Ainsi, Jean-Michel Lucas affirme que les principes de l'UNESCO, suivant son interprétation, devraient naturellement amener à laisser une plus grande place aux initiatives de l'économie solidaire.
Cette proposition, pour intéressante qu'elle soit du point de vue de la conception des politiques économiques, pose cependant quelques problèmes. En particulier celui de la dépendance des organisations solidaires de la puissance publique et celui de la multiplicité des demandes : la puissance publique peut-elle se contenter d'aider tout acteur qui rencontre un individu réclamant le respect de ses droits culturels ? Cela ne risque-t-il pas de privilégier certaines catégories de la population, plus à même de revendiquer ces droits ? Jean-Michel Lucas dessine un projet de politique de la culture très individualisée, rompant avec les notions classiques de « population » ou « d'habitants », et articulée autour d'une « charte éthique » précisant les obligations aussi bien des offreurs et des demandeurs dans le cadre de l'économie solidaire. Celle-ci ouvrirait sur des « parcours d'initiatives culturelles » au travers desquels les individus construiraient leurs identités culturelles en passant par différentes pratiques et différentes expériences. Mais les arrangements réels sur lesquels déboucheraient un tel projet ne sont pas très clairs, pas plus que ses effets, ses coûts ou sa portée. Une expérimentation serait sans doute nécessaire pour prendre pleinement conscience d'un tel projet – Jean-Michel Lucas la recommande d'ailleurs à la fin de son article.
La question des rapports entre l'économie solidaire et la puissance publique aurait mérité des approfondissements. Il est clair que ces initiatives auront du mal à survivre sans un minimum de soutien public. Mais cela ne risque-t-il pas de mener à des formes de « récupération », à des inclinaisons dans leurs objectifs, à une perte de cette autonomie si chèrement revendiquées ? Comment maintenir le caractère d'entreprise privée, permis par le statut associatif, tout en abandonnant toute prétention à une rentabilité minimale ? C'est en fait la question des contreparties à ce financement public qui aurait du être soulevé, tant elle interroge la possibilité même des initiatives solidaires. Si la distance avec le marché semble claire dans les valeurs, elle est en revanche plus difficile à établir quant au pôle non-marchand public.
Une étape sur un long chemin
La construction de l'économie solidaire semble donc encore en chantier, et les difficultés sont encore nombreuses. Cet ouvrage est avant tout une occasion de réfléchir à ces difficultés : non seulement pour tous ceux qui sont intéressés par les évolutions de l'économie ou par l'avenir de l'art et de la culture, mais aussi et surtout pour les acteurs prix dans les enjeux propres à l'économie solidaire et/ou du secteur de la culture.
Il en ressort en particulier les difficultés de structuration d'un tel secteur, rejoignant ainsi tout un pan de la sociologie économique qui s'intéresse à la construction sociale des institutions économiques. Une question inévitable est alors celle de la mobilisation des acteurs de cette nouvelle économie autour d'un projet et de principes communs. Plusieurs articles s'intéressent aux conditions de l'action collective nécessaire à la mise en place de cette autre économie de l'art et de la culture. Bruno Colin pose ainsi la question de l'identité des acteurs (« Cultiver un sentiment d'appartenance ? », p. 25-38), à partir d'une enquête par questionnaire auprès de ces derniers. Celle-ci a plus vocation à permettre aux acteurs de réfléchir sur leur positionnement qu'à fournir un point de vue exhaustif sur la question. De même, Gérôme Guibert (« L'économie solidaire entre normatif et pragmatisme », p. 87-100) s'intéresse à l'investissement dans l'économie solidaire des différents acteurs : il relève la grande hétérogénéité des postures des organisations engagées dans l'UFISC, puisque coexistent des principes de justifications différents et des dépendances diverses aux finances publiques. Entre une « minorité agissante » (p. 90) et des acteurs plus distants par rapport aux principes de l'économie solidaire, des organisations comme l'UFISC semblent nécessaire pour rendre possible le regroupement appelé par Madeleine Hersent (« Un mot d'ordre : se regrouper », p.157-160), au travers des « rites (congrès, formations, manifestations), des échanges de savoir-faire, des discussions, débats, prises de paroles collectives, notamment en réaction à certaines décisions politiques » (p. 93). Se pose alors, plus largement, celle de la constitution de l'économie solidaire comme un mouvement social qui assume pleinement ses velléités à changer la société : en est-elle capable ? Peut-elle rassembler suffisamment largement pour cela, et notamment hors des acteurs directement impliqués dans ces projet ? Peut-elle finalement se présenter comme le « projet de société » qu'elle veut être ? Les acteurs veulent croire que oui, mais les choses sont encore en gestation. Si cet ouvrage témoigne de la vivacité de la réflexion, il montre aussi que le chemin sera encore long.