Et les agences de notations, après avoir ébranlé les Etats-Unis, entreprirent de faire vaciller l'Europe et la France... Si, comme le souligne Alexandre Delaigue, il ne faut exagérer la puissance de la menace, il n'en reste pas moins que l'impact médiatique et politique est réel : voilà des gouvernants et futurs gouvernants sommés de prendre pour objectif le métier du nouvellement sacro-saint triple A. Autrement dit qu'importe la réalité qui se cache derrière la définition de cette note, celle-ci est efficace : elle change et définit en même temps la réalité. Exactement ce que fait la magie...
Ce que font les agences de notation - ainsi qu'un bon nombre d'institutions centrales de nos économies - ressemblent à s'y méprendre à de la magie. Pas à de la prestidigitation mais bien à de la magie. La différence ne tient pas seulement à ce que l'une évoque Gandalf le gris tandis que l'autre évoque David Copperfield, même si cela est plus important que l'on ne pourrait le croire. Selon Hubert et Mauss, dans un texte classique, la magie se définit par le fait que les individus y croient :
Personne ne croit à David Copperfield : tout le monde sait qu'il y a un "truc", et tout le monde a déjà été assis à côté d'un gros lourd qui tient à tout prix à vous expliquer quel est ce truc (en général 250 fois et de façon toujours différente). C'est tout différent que de croire que le grand mage Maugul peut effectivement réparer mon ordinateur par la force de sa pensée si je lui envoie 250€ et une copie recto-verso de ma carte bleue. C'est la croyance qui fait la magie, qui définit une classe de fait tout à fait particulière. Nous croyons, aujourd'hui, au verdict des agences de notation, à l'importance et à la vérité de leurs sanctions, d'autant plus fortement que celles-ci se répètent, s'implantent et s'institutionnalisent.
Mais cela ne suffit pas encore à faire de la magie. Que l'on croit en quelque chose, c'est courant. C'est même plus moins là-dessus que reposent la plupart de nos institutions humaines. Mais la magie a, toujours selon Hubert et Mauss, un autre trait : ils sont efficaces.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Évidemment, ce n'est pas que la magie est réelle. Mais elle devient capable de créer quelque chose ou de modifier le monde qui nous entoure. Mais le groupe croit en leurs effets : on pense que si l'on fait telle chose, alors telle autre va se produire. On tient les productions du magicien pour vraies. Un lieu maudit ou une personne frappée de malédiction changent socialement de nature pour ceux qui y croient, quand bien même il n'y a rien qui les distinguent physiquement de ce qu'ils étaient avant : on les évitera ou on les rejettera. Autrement dit, le pouvoir de la magie est réel dans sa capacité à requalifier le monde et par là à produire la réalité. Celui qui est sacrifié pour purifier le groupe peut sentir combien le couteau du magicien, même guidé par des préceptes scientifiquement erronés, est réel.
On comprend bien le rapport avec les agences de notation : elles aussi ont un pouvoir sur le réel au travers de la croyance qu'on leur accorde, elles aussi ont le pouvoir de changer la nature des êtres et des choses. Selon la note qu'elles accordent à un acteur économique, celui-ci va être traité différemment par ses comparses. Les conséquences sont réelles qu'importe la pertinence de la note : avant même qu'elle soit appliqué, l'austérité pointe déjà le bout de son nez...
Mais tout acte de notation, parce qu'il est acte de qualification, serait alors un acte de magie. C'est en partie vrai. La note que l'on applique à l'élève vient bien changer sa nature et sans une croyance forte de la part de l'ensemble de la société dans la puissance de l'institution scolaire - au moins quand il s'agit de juger les élèves... - cela ne serait pas possible. Mais il faut un peu plus pour cela. Il faut se demander justement d'où vient l'efficacité de la magie : qu'est-ce qui donne ce pouvoir au magicien ? Qu'est-ce qui fait que lorsqu'un individu tente de requalifier le monde, cela marche ? Pourquoi le verdict des agences de notation est-il aussi puissant ?
On peut se tourner cela vers un autre acte magique : celui de la marque ou du nom. C'est ce qu'ont fait Bourdieu et Deslaut dans un texte non moins classique consacré à la haute couture. Quel rapport avec les agences de notation ? Cette question : qu'y a-t-il dans la "griffe" d'un couturier ? Celle-ci consiste aussi en une capacité à changer la nature des choses en les qualifiant.
Une fois de plus, la différence avec les agences de notation est minime. Elles aussi ont leur "griffe", leur marque, c'est-à-dire la puissance de leur nom. Et comme l'indique le passage ci-dessus, la croyance qui en fait l'efficacité n'est pas immanente, mais réside bien dans des "conditions" particulières, qui sont au cœur de l'activité économique. Construire sa légitimité, son charisme, son "mana", est l'une des activités les plus importantes pour ces entreprises.
Si l'on en restait là, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. En effet, on pourrait penser qu'il suffit aux agences de notation de produire des verdicts de bonne qualité - i.e. que les mal notés soient ceux qui connaissent effectivement des difficultés tandis que les bien notés engrangent de profits à tours de bras - pour qu'elles acquièrent la réputation nécessaire à leurs affaires. Autrement dit, le marché sélectionnerait les meilleurs, and Bob's your uncle comme disait l'autre. En un sens, c'est ce que prédisent bon nombre d'approches économiques : une institution existe parce qu'elle est efficace, c'est-à-dire qu'elle remplit une fonction qui mène à la situation la meilleure. Si ce n'était pas le cas, elle disparaîtrait. . Et c'est tout au moins l'un des discours de justification de l'existence des agences.
Mais si, en tant que sociologue, on peut reconnaître une efficacité aux agences de notation, ce n'est pas dans ce sens-là, mais bien dans celui-ci de l'efficacité magique. Comme la griffe du couturier ou comme le rituel magique, le pouvoir des agences de notation n'est pas soumis au verdict de l'expérience : c'est un pouvoir a priori. Le sorcier qui, après avoir effectué sa danse du soleil, constate qu'il ne peut toujours pas aller se dorer la pilule à la plage ne considérera pas qu'il ferait mieux de regarder la météo : il pourra dire qu'il n'a pas exécuté correctement la danse, qu'il est maudit ou que les démons invoqués sont fâchés (et il se mettra en quête d'un moyen de les apaiser). Le choix d'un objet portant une "griffe" précède également le verdict de l'expérience : on ne le choisit pas parce qu'on le sait meilleur, parce qu'on l'a essayé ou qu'on l'a comparé aux autres, mais parce qu'il est griffé. Si vous trouvez que les produits d'une grande marque d'informatique dont le nom évoque un fruit sont peu pratiques à utiliser, on pourra toujours vous dire que ce n'est pas le produit qui est en cause, mais vous qui êtes un gros lourdaud.
C'est la même chose pour les jugements des agences de notation : si jamais elles se trompent, cela ne remettra pas forcément en cause leur pouvoir. On pourra trouver d'autres explications. Si un pays mal noté s'avère faire de meilleures performances que prévue, c'est grâce à la mauvaise note qui l'a obligé "à faire les efforts nécessaires" bien sûr ! Et si, de l'autre côté, des produits formidablement bien notés finissent par provoquer une crise mondiale, ce n'est pas que les agences de notation ont mal fait leur boulot, c'est la faute aux autres agents...
Ce n'est pas, comprenons-le bien, seulement une question d'erreurs statistiques de la part des individus. Ce n'est pas parce que le sorcier ne connaît pas la corrélation et la causalité qu'il continue à danser pour le soleil. Il se trouve dans une toute autre logique, une pensée magique qui a sa propre rationalité et dans laquelle l'absence de corrélation n'est pas problématique. C'est dans ce type de pensée que sont pris, également, un certain nombre d'acteurs de l'économie. Certains le font pas opportunisme, parce qu'ils ont intérêt à croire ou affecter de croire aux verdicts des agences de notation : ainsi en est-il de tout ceux qui trouvent là une justification à une austérité longuement souhaités. Mais même pour ceux-là, il n'est pas évident de distinguer ce qui relève d'un calcul bien compris et ce qui relève de la sincère croyance...
Et c'est là que réside précisément la puissance du jugement : dans le fait que, comme le disent Bourdieu et Delsaut, la croyance collective est avant tout une méconnaissance collective. C'est-à-dire l'ignorance de le production collective de la "griffe" et de la magie. Le pouvoir du couturier repose sur un travail collectif qui implique non seulement toute l'organisation qu'il y a derrière son nom - les petites mains qui fabriquent - mais aussi des journalistes, des clients, des magazines, des institutions, etc. De la même façon que l’œuvre d'art est une production d'un monde de l'art. Comme la notation des agences a besoin d'être co-produite par journalistes, grands entrepreneurs, hommes politiques, etc. L'acte de magie est l'appropriation de ce pouvoir collectif en un geste perçu comme individuel.
Autrement dit, le verdict de l'agence de notation ne consiste pas tant une évaluation réelle de la situation économique d'un pays qu'il exprime les croyances du champ de l'économie et du pouvoir. Si, par hasard, il venait à ne pas le faire, il ne pourrait avoir pouvoir et efficacité. Imaginons que les calculs d'une agence de notation viennent à contredire les croyances dominantes : il serait ignoré et ne pourrait acquérir la puissance de faire le monde qu'il a dans d'autres cas. Cela ne veut pas dire que les agences de notation ne font que décalquer les croyances dominantes, mais elles ne peuvent se permettent d'aller complètement contre : si elles les remettent en cause, ce ne peut être que de façon partielle, sur quelques points précis, mais sans secouer toutes les croyances. De la même façon qu'un critique d'art, s'il veut être pris au sérieux, ne peut se permettre de mettre à bas toute la hiérarchie classique : critiquer Duchamp, oui, mais sans remettre en cause l'impressionisme, l'abstraction, etc.
Pour que tout cela marche, il faut, deuxième point sur lequel insistent Bourdieu et Delsaut, qu'il y ait donc un groupe qui prête son pouvoir à l'individu ou à l'institution : le magicien a besoin d'un public qui lui donne, de fait, son pouvoir. Ce groupe, c'est le champ, et pour ce qui nous intéresse, le champ de l'économie. Le champ : un ensemble de positions en tension autour d'un enjeu collectif, des individus et des institutions qui luttent pour s'approprier un pouvoir et des positions dominantes. Et l'une des caractéristiques d'un champ est de pouvoir s'autonomiser, c'est-à-dire fonctionner selon leurs propres critères et leurs propres règles sans que d'autres domaines/champs ne viennent les perturber. Le champ de l'art s'autonomise lorsque l'art ne se pratique que pour lui-même, lorsque ceux qui produisent et ceux qui reçoivent les jugements se retrouvent dans une lutte pour les mêmes enjeux. Le champ de l'économie s'autonomise lorsque les jugements produits par certains acteurs tirent, de la même façon, leur force de la croyance exclusive de tous les autres. L'efficacité des agences de notation témoigne de l'autonomisation du champ de l'économie et de la finance, qui fonctionne de façon de plus en plus autoréférentielle. On me dira que la leçon n'est pas nouvelle. Certes, non. Mais la pédagogie, dit-on, c'est répéter...
Créée avec ce site. Je suis sûr que l'on peut construire un deck autour, noir-bleu, avec des trucs pour faire piocher l'adversaire... |
Ce que font les agences de notation - ainsi qu'un bon nombre d'institutions centrales de nos économies - ressemblent à s'y méprendre à de la magie. Pas à de la prestidigitation mais bien à de la magie. La différence ne tient pas seulement à ce que l'une évoque Gandalf le gris tandis que l'autre évoque David Copperfield, même si cela est plus important que l'on ne pourrait le croire. Selon Hubert et Mauss, dans un texte classique, la magie se définit par le fait que les individus y croient :
Les rites magiques et la magie tout entière sont, en premier lieu, des faits de tradition. Des actes qui ne se répètent pas ne sont pas magiques. Des actes à l'efficacité desquels tout un groupe ne croit pas ne sont pas magiques.
Personne ne croit à David Copperfield : tout le monde sait qu'il y a un "truc", et tout le monde a déjà été assis à côté d'un gros lourd qui tient à tout prix à vous expliquer quel est ce truc (en général 250 fois et de façon toujours différente). C'est tout différent que de croire que le grand mage Maugul peut effectivement réparer mon ordinateur par la force de sa pensée si je lui envoie 250€ et une copie recto-verso de ma carte bleue. C'est la croyance qui fait la magie, qui définit une classe de fait tout à fait particulière. Nous croyons, aujourd'hui, au verdict des agences de notation, à l'importance et à la vérité de leurs sanctions, d'autant plus fortement que celles-ci se répètent, s'implantent et s'institutionnalisent.
Mais cela ne suffit pas encore à faire de la magie. Que l'on croit en quelque chose, c'est courant. C'est même plus moins là-dessus que reposent la plupart de nos institutions humaines. Mais la magie a, toujours selon Hubert et Mauss, un autre trait : ils sont efficaces.
Les actes rituels [...] sont, par essence, capables de produire autre chose que des conventions : ils sont éminemment efficace ; ils sont créateurs ; ils font.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Évidemment, ce n'est pas que la magie est réelle. Mais elle devient capable de créer quelque chose ou de modifier le monde qui nous entoure. Mais le groupe croit en leurs effets : on pense que si l'on fait telle chose, alors telle autre va se produire. On tient les productions du magicien pour vraies. Un lieu maudit ou une personne frappée de malédiction changent socialement de nature pour ceux qui y croient, quand bien même il n'y a rien qui les distinguent physiquement de ce qu'ils étaient avant : on les évitera ou on les rejettera. Autrement dit, le pouvoir de la magie est réel dans sa capacité à requalifier le monde et par là à produire la réalité. Celui qui est sacrifié pour purifier le groupe peut sentir combien le couteau du magicien, même guidé par des préceptes scientifiquement erronés, est réel.
On comprend bien le rapport avec les agences de notation : elles aussi ont un pouvoir sur le réel au travers de la croyance qu'on leur accorde, elles aussi ont le pouvoir de changer la nature des êtres et des choses. Selon la note qu'elles accordent à un acteur économique, celui-ci va être traité différemment par ses comparses. Les conséquences sont réelles qu'importe la pertinence de la note : avant même qu'elle soit appliqué, l'austérité pointe déjà le bout de son nez...
Mais tout acte de notation, parce qu'il est acte de qualification, serait alors un acte de magie. C'est en partie vrai. La note que l'on applique à l'élève vient bien changer sa nature et sans une croyance forte de la part de l'ensemble de la société dans la puissance de l'institution scolaire - au moins quand il s'agit de juger les élèves... - cela ne serait pas possible. Mais il faut un peu plus pour cela. Il faut se demander justement d'où vient l'efficacité de la magie : qu'est-ce qui donne ce pouvoir au magicien ? Qu'est-ce qui fait que lorsqu'un individu tente de requalifier le monde, cela marche ? Pourquoi le verdict des agences de notation est-il aussi puissant ?
On peut se tourner cela vers un autre acte magique : celui de la marque ou du nom. C'est ce qu'ont fait Bourdieu et Deslaut dans un texte non moins classique consacré à la haute couture. Quel rapport avec les agences de notation ? Cette question : qu'y a-t-il dans la "griffe" d'un couturier ? Celle-ci consiste aussi en une capacité à changer la nature des choses en les qualifiant.
Ce qui vaut pour une Eau de Cologne de Monoprix ne vaut pas pour un parfum de Chanel. Lors même que le parfum de Chanel ne serait qu'une eau de Cologne de Monoprix sur laquelle on aurait appliqué la griffe de Chanel. Produire un parfum portant la griffe de Chanel c'est fabriquer ou sélectionner un produit fabriqué, mais c'est aussi produire les conditions de l'efficacité de la griffe qui, sans rien changer à la nature matérielle du produit, le transforme en bien de luxe, transformant du même coup sa valeur économique et symbolique.
Une fois de plus, la différence avec les agences de notation est minime. Elles aussi ont leur "griffe", leur marque, c'est-à-dire la puissance de leur nom. Et comme l'indique le passage ci-dessus, la croyance qui en fait l'efficacité n'est pas immanente, mais réside bien dans des "conditions" particulières, qui sont au cœur de l'activité économique. Construire sa légitimité, son charisme, son "mana", est l'une des activités les plus importantes pour ces entreprises.
Si l'on en restait là, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. En effet, on pourrait penser qu'il suffit aux agences de notation de produire des verdicts de bonne qualité - i.e. que les mal notés soient ceux qui connaissent effectivement des difficultés tandis que les bien notés engrangent de profits à tours de bras - pour qu'elles acquièrent la réputation nécessaire à leurs affaires. Autrement dit, le marché sélectionnerait les meilleurs, and Bob's your uncle comme disait l'autre. En un sens, c'est ce que prédisent bon nombre d'approches économiques : une institution existe parce qu'elle est efficace, c'est-à-dire qu'elle remplit une fonction qui mène à la situation la meilleure. Si ce n'était pas le cas, elle disparaîtrait. . Et c'est tout au moins l'un des discours de justification de l'existence des agences.
Mais si, en tant que sociologue, on peut reconnaître une efficacité aux agences de notation, ce n'est pas dans ce sens-là, mais bien dans celui-ci de l'efficacité magique. Comme la griffe du couturier ou comme le rituel magique, le pouvoir des agences de notation n'est pas soumis au verdict de l'expérience : c'est un pouvoir a priori. Le sorcier qui, après avoir effectué sa danse du soleil, constate qu'il ne peut toujours pas aller se dorer la pilule à la plage ne considérera pas qu'il ferait mieux de regarder la météo : il pourra dire qu'il n'a pas exécuté correctement la danse, qu'il est maudit ou que les démons invoqués sont fâchés (et il se mettra en quête d'un moyen de les apaiser). Le choix d'un objet portant une "griffe" précède également le verdict de l'expérience : on ne le choisit pas parce qu'on le sait meilleur, parce qu'on l'a essayé ou qu'on l'a comparé aux autres, mais parce qu'il est griffé. Si vous trouvez que les produits d'une grande marque d'informatique dont le nom évoque un fruit sont peu pratiques à utiliser, on pourra toujours vous dire que ce n'est pas le produit qui est en cause, mais vous qui êtes un gros lourdaud.
C'est la même chose pour les jugements des agences de notation : si jamais elles se trompent, cela ne remettra pas forcément en cause leur pouvoir. On pourra trouver d'autres explications. Si un pays mal noté s'avère faire de meilleures performances que prévue, c'est grâce à la mauvaise note qui l'a obligé "à faire les efforts nécessaires" bien sûr ! Et si, de l'autre côté, des produits formidablement bien notés finissent par provoquer une crise mondiale, ce n'est pas que les agences de notation ont mal fait leur boulot, c'est la faute aux autres agents...
Ce n'est pas, comprenons-le bien, seulement une question d'erreurs statistiques de la part des individus. Ce n'est pas parce que le sorcier ne connaît pas la corrélation et la causalité qu'il continue à danser pour le soleil. Il se trouve dans une toute autre logique, une pensée magique qui a sa propre rationalité et dans laquelle l'absence de corrélation n'est pas problématique. C'est dans ce type de pensée que sont pris, également, un certain nombre d'acteurs de l'économie. Certains le font pas opportunisme, parce qu'ils ont intérêt à croire ou affecter de croire aux verdicts des agences de notation : ainsi en est-il de tout ceux qui trouvent là une justification à une austérité longuement souhaités. Mais même pour ceux-là, il n'est pas évident de distinguer ce qui relève d'un calcul bien compris et ce qui relève de la sincère croyance...
Et c'est là que réside précisément la puissance du jugement : dans le fait que, comme le disent Bourdieu et Delsaut, la croyance collective est avant tout une méconnaissance collective. C'est-à-dire l'ignorance de le production collective de la "griffe" et de la magie. Le pouvoir du couturier repose sur un travail collectif qui implique non seulement toute l'organisation qu'il y a derrière son nom - les petites mains qui fabriquent - mais aussi des journalistes, des clients, des magazines, des institutions, etc. De la même façon que l’œuvre d'art est une production d'un monde de l'art. Comme la notation des agences a besoin d'être co-produite par journalistes, grands entrepreneurs, hommes politiques, etc. L'acte de magie est l'appropriation de ce pouvoir collectif en un geste perçu comme individuel.
Autrement dit, le verdict de l'agence de notation ne consiste pas tant une évaluation réelle de la situation économique d'un pays qu'il exprime les croyances du champ de l'économie et du pouvoir. Si, par hasard, il venait à ne pas le faire, il ne pourrait avoir pouvoir et efficacité. Imaginons que les calculs d'une agence de notation viennent à contredire les croyances dominantes : il serait ignoré et ne pourrait acquérir la puissance de faire le monde qu'il a dans d'autres cas. Cela ne veut pas dire que les agences de notation ne font que décalquer les croyances dominantes, mais elles ne peuvent se permettent d'aller complètement contre : si elles les remettent en cause, ce ne peut être que de façon partielle, sur quelques points précis, mais sans secouer toutes les croyances. De la même façon qu'un critique d'art, s'il veut être pris au sérieux, ne peut se permettre de mettre à bas toute la hiérarchie classique : critiquer Duchamp, oui, mais sans remettre en cause l'impressionisme, l'abstraction, etc.
Pour que tout cela marche, il faut, deuxième point sur lequel insistent Bourdieu et Delsaut, qu'il y ait donc un groupe qui prête son pouvoir à l'individu ou à l'institution : le magicien a besoin d'un public qui lui donne, de fait, son pouvoir. Ce groupe, c'est le champ, et pour ce qui nous intéresse, le champ de l'économie. Le champ : un ensemble de positions en tension autour d'un enjeu collectif, des individus et des institutions qui luttent pour s'approprier un pouvoir et des positions dominantes. Et l'une des caractéristiques d'un champ est de pouvoir s'autonomiser, c'est-à-dire fonctionner selon leurs propres critères et leurs propres règles sans que d'autres domaines/champs ne viennent les perturber. Le champ de l'art s'autonomise lorsque l'art ne se pratique que pour lui-même, lorsque ceux qui produisent et ceux qui reçoivent les jugements se retrouvent dans une lutte pour les mêmes enjeux. Le champ de l'économie s'autonomise lorsque les jugements produits par certains acteurs tirent, de la même façon, leur force de la croyance exclusive de tous les autres. L'efficacité des agences de notation témoigne de l'autonomisation du champ de l'économie et de la finance, qui fonctionne de façon de plus en plus autoréférentielle. On me dira que la leçon n'est pas nouvelle. Certes, non. Mais la pédagogie, dit-on, c'est répéter...
12 commentaires:
Encore une fois, une très belle utilisation de quelques résultats classiques de la sociologie pour comprendre des phénomènes complexes de l’actualité.
Une petite critique. Je pense que tu manques une partie du problème en t'inscrivant uniquement dans un cadre de sociologie économique. En effet, si l'on suit Delaigue, on trouve deux éléments importants : le changement de la note des Etats a peu d'influence sur les taux d'intérêts et le débat sur la note semble être une particularité française. Pour moi, ces éléments invalident ta conclusion sur le lien entre efficacité des notes et autonomie du champ financier.
L'efficacité symbolique des notes (leur performativité) repose ainsi en grande partie sur un processus de traduction politique. D'ailleurs pour certains économistes, l'analyse des agences de notation est déjà partiellement politique, interprétant la baisse de la note américaine non pas à cause des difficultés de l'économie réelle, mais davantage par les difficultés qu'a eu Obama à trouver un accord politique avec les républicains pour relever le plafond d'endettement. C'est donc cette traduction politique qu'il est important de comprendre.
Je suis tout à fait d'accord avec toi, pour dire qu'il est difficile de trancher entre "ce qui relève d'un calcul bien compris et ce qui relève de la sincère croyance". Il n'y a qu'à voir la réaction des militants du Front de Gauche, qui loin d'appeler à ignorer les agences de notation, organisent une diminution symbolique de leur note. Ils ne se rendent pas compte qu'en désignant de cette façon un ennemi (qui est plus politique qu'économique), ils contribuent à l'efficacité de celui-ci en renforçant sa légitimité.
Après avoir dit ça, je ne dispose pas non plus d'analyse définitive pour comprendre pourquoi les dirigeants politiques français (et en premier lieu Sarkozy) accordent autant d'importance à ces notes. J'ai deux hypothèses. La première tient dans la croyance (sincère ou non, partagée ou non) que les électeurs accordent de l'importance à ces notes, en particulier dans le contexte de la crise de l'euro et de la faillite à venir de la Grèce. On serait alors dans un cas typique de prophétie auto-réalisatrice. La seconde tient dans l'utilité électorale de tels indicateurs dans le contexte actuel. Sarkozy sait (en tout cas je l'espère) qu'il ne pourra pas faire grand chose, en 6 mois, sur les variables lourdes de l'économie française (chômage, croissance) pour sauver son bilan. S'il parvient à "sauver" le AAA, il aura un élément symbolique fort à mettre à son actif. Même plus, il pourra expliquer que face à la plus grande crise économique qu'on ait connu depuis les années 1970, qui lui permettra d'expliquer entièrement le chômage et la récession (avec les 35h, of course), il se présentera comme l'un des dirigeants qui a le mieux gérer la crise. Encore mieux que les américains qui ont vu leur note diminuer.
PS: Ta carte magique est bien faite (j'aurais peut-être plus vu un artefact qu'une créature noire ceci dit). Et, il y a probablement un bon deck bleu-noir contrôle à construire autour ;)
En fait, j'aurais peut-être dû préciser qu'en s'autonomisant, le champ économique subordonne à lui-même le champ politique... Alors que Bourdieu avait plutôt tendance à constater une autonomisation du champ politique, ce à quoi nous assistons aujourd'hui est peut être (je fais une hypothèse hein, il y aurait pleins d'analyses à mener pour le confirmer) à une perte d'autonomie celui-ci... Mais pas vraiment dans le sens attendu.
Pour la carte, j'avais pensé à faire un artefact, mais ça ne faisait pas passer tout à fait le même message...
Mon commentaire visait plutôt à montrer une logique inverse : c'est parce que le champ politique se subordonne au champ économique que celui s'autonomise. Autonomisation toute relative d'ailleurs, quand on se rappelle le plan de sauvetage des banques, ou que les grands industriels font partie des délégations diplomatiques lorsqu'ils vont négocier des contrats à l'étranger.
PS: Pour la carte, le choix artefact correspond plus à ton billet (phénomène magique, un peu obscur), que le noir qui implique plus une analyse morale, qu'en bon sociologue tu refuses ;)
Très bon billet. Je voudrais faire juste une petite remarque sur la source du pouvoir des agences de notations et l'imbrication entre le politique et l'économique.
Il me semble qu'on oublie assez souvent que c'est le régulateur qui a conféré leur rôle aux agences de notations. En effet, à moins que je me trompe, les diverses régulations (Bâle 2, Bâle 3, etc.) contraignent les banques à ne pas s'exposer à trop de risque. Et par ailleurs, elles imposent que l'évaluation du niveau risque, et notamment du risque de crédit, soit en grande partie effectuée à partir des notations d'agences agréées par les Etats (cf. par exemple cet article wikipedia). C'est un petit détail qui n'est bizarrement jamais mentionné par les journalistes, ni par les politiques :)
Du coup il n'est pas impossible que des acteurs du champ économique remettent en cause le bien-fondé de l'oracle... mais qu'ils soient cependant forcés de suivre ses prédictions du fait de la contrainte imposée par le politique. Et inversement, du côté politique, on peut vouloir continuer à accorder une place centrale à l'oracle, même si on sait qu'il est mauvais (et comment en trouver un bon ?) plutôt que de laisser les banques évaluer elles-mêmes le niveau de risque qu'elles courent. En gros, tout le monde sait que l'empereur est nu, mais personne ne fait rien...
Pour les curieux, le texte de Hubert et Mauss, "Esquisse d'une théorie générale de la magie", est accessible en ligne :
http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/1_esquisse_magie/esquisse_magie.html
Bon, j'espère que je ne vous ai pas mis dans l'embarras... il me semblait que dans votre billet, et dans les commentaires de TheSocialSientist, il était communément admis que les notes des agences de notations avaient comme seul effet direct une modification des croyances des autres agents.
Je pense que c'est faux du fait de la législation. Mais je ne suis pas du tout un expert ni dans la pensée, ni dans la pratique des acteurs financiers. Et votre analyse du rôle "magique" que peut revêtir les agences de notation vis-à-vis des media et sans doute de la classe politique m'a paru très convaincante.
D'ailleurs, s'il me semble avoir une vague image de comment fonctionne le champ politique ou le champ médiatique, le champ financier me demeure très obscur ! A part le terrain de Godechot dans les années 90, connaîtriez-vous des textes sur le fonctionnement contemporain d'une instiution financière ?
@TheSocialScientist & LD : je pense que je vais refaire un billet sur cette question dans quelques temps en essayant d'intégrer tout ça, en refaisant le point sur les rapports entre politique et économie. Mais je me demande si le vocabulaire du champ est le mieux adapté. A voir. Faut que j'y réfléchisse.
Pour ce qui est d'autres travaux sur les marchés financiers, il faut chercher dans les Social Studies of Finance aux Etats-Unis, où l'on va trouver beaucoup de travaux empiriques. Je n'ai pas de références précises en tête à donner, mais ça peut se trouver assez facilement.
@Xavier : merci ! J'avais préparé l'url pour l'intégrer au billet, et puis comme un boulet, j'ai oublié.
@LD Je crois qu'il faut distinguer la fonction première des agences de notation qui est d'évaluer des entreprises, et la note qu'elles donnent aux Etats. Delaigue disait dans un entretien (à 20Minutes, je crois) que cette seconde fonction ne se justifiait pas vraiment car dans le cas des Etats toutes les données qui vont servir à l'évaluation sont publiques, et donc déjà accessible pour les agents. D'ailleurs, des économistes ont montré (je sais plus où) que le ratio dette/PIB (critère de soutenabilité de la dette) est plus prédictif que les différentes notes des agences de notation.
Par ailleurs, votre explication sur le fait qu'ils seraient "forcés" ne tient pas vraiment, parce que la France est le seul pays à réagir aussi hystériquement sur sa note.
PS: Vous pouvez voir aussI A. Orléan, sur les mécanismes de paniques financières, qui décrit une partie du monde de la finance.
@DenisColombi Je vais regarder ça, merci :)
@TheSocialScientist J'ai peut-être été pas très clair, en tout cas j'ai l'impression d'être complètement d'accord avec vous :) Sur le fait que les agences de notation ne notent peut-être pas parfaitement les dettes des Etats, et qu'on pourrait faire aussi bien sans elles : bien sûr ! et sur le fait que les media et les politiques français s'agitent beaucoup autour des histoires de AAA : sans doute !
Je voulais juste mettre l'accent sur le fait que la régulation étatique contraint mécaniquement les banques à ajuster leurs placements en cas de dégradation de la note d'un produit financier telle que la dette publique d'un Etat. (Mais par ailleurs cet ajustement est complexe et ne s'effectue pas toujours dans un sens tel que l'Etat dont la note a été dégradée a plus de mal à emprunter, comme on l'a vu pour les USA cet été.) Dans cette mesure il me semble qu'il y a bien un pouvoir conféré par le régulateur aux agences de notation, et que ce pouvoir s'exerce sur les banques, indépendamment de la crédibilité que celles-ci accordent ou non aux agences de notation.
Ca n'exclue pas une critique de l'obsession excessive que peuvent avoir certains concernant le AAA de la France !
Pour le futur billet il faut bien sûr lire "propos sur le champ politique" de Bourdieu et celui de Polanyi (que vous connaissez déjà par coeur comme tout bon prof de SES :) Il semble quand même clair que le politique a en quelques décennies énormément perdu de son autonomie face à l'économique. Mais ce n'est pas spécifique au politique, ce dernier tend à devenir un "supra champ" entrainant de plus en plus les autres à suivre ses lois et principes.
"après avoir ébranlé les Etats-Unis, entreprirent de faire vaciller l'Europe et la France."
Entreprendre, suppose une intention, une volonté ; puisque toute la démonstration repose sur cette intention, elle est déterminée par elle et s'écroule si elle disparait.
Non ?
@nieul : l'analyse ne repose pas sur l'intentionalité des agences à faire vaciller l'Europe et la France, mais sur la croyance collective dans le pouvoir de celles-ci.
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