A la faveur d'un retour dans mon sud natal, je suis retombé sur un vieux numéro de Mickey Parade, religieusement conservé avec toutes sortes d'autres bandes-dessinées dont, un jour, je ferais un inventaire complet. "Qu'est-ce que ça peut bien nous faire ?" vous dites-vous. Et bien, il se trouve qu'entre mai 1994, date de publication de l'objet en question (ce qui ne me rajeunit guère) et aujourd'hui, mon regard s'est légèrement modifiée. Et entre Dingo qui prend un sérum pour la mémoire et Picsou qui sauve son premier sou des griffes de l'infâme Miss Tick, on trouve également une controverse économique sur la dette publique... qui nous dit beaucoup de la réception des messages économiques.
L'histoire en question - en deux parties, s'il vous plait - s'intitule "La valse des emprunts". Comme d'habitude avec les productions Disney, impossible de trouver un nom d'auteur ou même une date de première publication. A vue de nez, et en mobilisant mes très imparfaites connaissances sur la production dessinée commandée par la compagnie américaine, j'aurais envie de l'attribuer à l'école italienne - à cause de certains éléments du scénario et de la forme des favoris de Picsou, c'est vous dire si mes critères sont pointus.Si des personnes plus compétentes de moi passent pas là, je serais heureux d'être corrigé. Quant à la date, elle reste assez mystérieuse pour moi. Les débats auxquels fait référence l'intrigue me donnerait une fourchette large allant de 1960 à 1990, ce qui ne nous avance pas des masses. Là encore, l'éclairage de spécialiste est le bienvenu. EDIT : dans les commentaires, un vigilant lecteur me signale que c'est bien une bd italienne, et qu'elle date de 1992.
Venons-en à l'histoire justement. Tout commence par quelques vues générales de Donaldville : les rues sont en mauvais état, et les citoyens ne respectent rien. A commencer par Donald lui-même, qui fonce vers l'hôtel de ville pour retrouver son onc'Picsou afin d'obtenir une petite rallonge financière, problème récurrent s'il en est. Le bon oncle est en train de menacer le maire de quitter la ville si celui-ci ose augmenter les impôts - hé, oui, l'exode fiscal, le bouclier, et tout le bazar... L'élu est bien embêté puisque les caisses sont vides. Heureusement, Donald arrive avec une solution : il suffit d'emprunter, et ce auprès des citoyens eux-mêmes. Les "bons ordinaires de Donaldville" ou B.O.D. sont lancés : ils constituent le cœur de l'intrigue.
Picsou lui n'est pas favorable : il pense que la ville devrait investir dans des activités productives, "des usines et pas des trottoirs", et prédit que tout cela finira mal. Suit la description des conséquences de cette nouvelle politique d'emprunt : la ville est plus riche, les citoyens prêtent en masse et les prix augmentent. On trouve d'amusantes mises en scène des conséquences de cette politique sur les taux d'intérêt - un entrepreneur vient demander un prêt à la banque et on lui répond que les intérêts ont doubler à cause des B.O.D. - ou de l'effet d'éviction dont on sait pourtant qu'il est fortement discuté chez les économistes.
C'est que la stratégie de Donald, promu expert spécial auprès du maire, consiste à remplacer tout ce qui est détruit, même lorsqu'un vandale met le feu à une nouvelle cabine téléphonique pour fêter le remplacement de celle qu'il avait incendié par le passé, même lorsque des usagers peu soucieux mettent le feu à un bus par négligence (décidément, le feu est partout : où est Gaston Bachelard quand on a besoin de lui ?). Parallèlement, il accède à toutes les demandes d'augmentation des fonctionnaires municipaux désireux de profiter du nouveau pactole. Son idée est qu'il pourra toujours rembourser sur les impôts futurs ou, au pire, sur les emprunts futurs... Les taux d'intérêt sont donc régulièrement augmenté pour que les B.O.D. restent avantageux, et on multiplie les dépenses somptuaires pour donner confiance aux citoyens-investisseurs. S'en suit donc une forte inflation.
Evidemment, tout cela finit par s'écrouler, parce qu'il faut toujours emprunter plus, surtout face à une inflation galopante. C'est alors que Picsou intervient : ayant acheté une masse importante de B.O.D., il exige un remboursement immédiatement et obtient que la ville lui donne, pour effacer sa dette, la propriété d'une autoroute récemment construite. Un péage, et hop, les donaldvillois se rendent compte que les choses se barrent en eau de boudin et vont réclamer leur dû, que la ville ne peut leur rendre... Sauf à redistribuer tous les biens publics à chacun. Une privatisation générale en d'autres termes. Et chacun de devenir responsable de son bien privé, d'un feu rouge, d'un bout de trottoir ou de quelques mètres carré d'un parc. L'histoire se termine sur l'image idyllique d'une ville où chacun veillant sur sa propriété, le plus grand bonheur de tous est enfin réalisé.
Fascinant, non ? On retrouve tous les termes des discussions enflammées sur la dette publique, preuve s'il en fallait une que le débat public a une sérieuse tendance à tourner en rond. Donald joue le keynéssien hydraulique un peu naïf, tandis que Picsou endosse le rôle du libéral responsable : les auteurs et éditeurs ont choisi leur camp. Il y aurait long à faire à relever toutes les imprécisions du récit : par exemple, le fait que ne soit perçues comme activités productives, dans le bec de l'onc' Picsou, rien d'autres que les "usines", alors que l'amélioration des transports et des services publics est également productives - d'ailleurs, dès qu'elle est endossé par l'initiative personnelle, elle redevient souhaitable... On n'en voudra pas trop au canard écossais, un certain Nicolas Baverez raconte les mêmes salades.
Avant que certains ne me tombent dessus en hurlant à la mort (et il est possible qu'il y en ait de toutes façons), je précise que je ne suis pas en train de dire que Donald a raison et que l'on peut s'endetter sans crainte. Simplement la position adoptée par le célèbre canard est un brin caricaturale et ne correspond pas véritablement aux arguments des économistes qui s'interroge sur l'utilité effective que peut avoir un certain endettement public dans certaines circonstances. Ne serait-ce que parce que l'emprunt se fait par captation de l'épargne préalable plutôt que par création monétaire. Je ne développe pas plus, parce que je n'ai pas envie de dériver vers l'économie proprement dite. Disons simplement que, sans surprise, un numéro de Mickey Parade de 1994 n'est pas vraiment un bon manuel d'économie.
D'ailleurs, si je me fendais d'un billet uniquement pour dire que on ne retrouve pas la vérité ou même simplement les nuances d'un débat scientifique un tant soit peu bien menée dans les comics de Disney, je serais assez ridicule. Ce qui n'est déjà pas vrai du débat public le mieux organisé, voire de certaines discussions entre scientifiques, a peu de chances de l'être d'une publication destinée aux jeunes fans d'une certaine "evil corporation" (comme le dit joliment Bart Simpson). Que peut-on en dire d'autre alors ?
Les plus vigilants de mes lecteurs l'auront déjà compris, ce genre de publication contribue à diffuser une certaine conception de l'économie auprès de ses lecteurs. Avant de crier à la manipulation des masses, souvenons-nous que j'ai lu la chose en 1994 et que je n'en ai pas moins une vision un brin plus raffinée - c'est le moins qu'on puisse dire - des problématiques soulevées. S'il peut y avoir un effet sur le lectorat, celui-ci est loin d'être mécanique et mériterait une étude en terme de réception. Ceci dit, on peut repartir de là pour poser cette question classique : pour que les individus aient le comportement que le capitalisme attend d'eux, comme j'ai déjà pu l'argumenter auparavant, il faut qu'ils y soient formés. C'est toute la question de Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Acceptons que cette histoire de Donald et Picsou puisse participer, au moins chez certaines personnes et sans doute dans certains contextes, à la formation d'un individu répondant aux exigences du capitalisme - après tout, la conclusion n'est pas autre que celle d'Adam Smith, répétée à l'infini depuis : la poursuite par chacun de son intérêt personnel finit par réaliser l'intérêt général. La question est alors de savoir ce qui lui permet d'avoir quelques effets.
Est-ce simplement la description de mécanismes économiques perçus comme objectifs, tel que celui de l'effet d'éviction représenté plus haut ou les conséquences inflationnistes de l'endettement public (tout deux discutables) ? On peut en douter. Avec un soupçon d'ironie, je dirais que ce serait une révolution si les faits avaient enfin quelques effets sur les positions des individus en matière d'économie... Mais surtout l'intérêt de ces mécanismes en termes de régulation globale ne sont pas forcément évident à saisir, même lorsqu'ils sont aussi fortement caricaturés. Une lecture moralisante sera toujours possible : le patron qui préfère licencier son personnel pour faire un placement financier peut être perçu de façon négative par le lecteur.
Et justement, c'est en matière de morale que l'histoire fixe surtout les choses. Si on y prête attention, d'un bout à l'autre de l'histoire, un autre thème ne cesse de courir : celui de la responsabilité individuelle de chacun, ou plutôt du manque de responsabilité des citoyens qui dégradent leur ville et refuse d'en payer le prix, qui veulent, pour le dire avec une expression usée jusqu'à la corde, le beurre et l'argent du beurre. L'onc' Picsou ne cesse de le répéter : il veut, par son geste final, donner une bonne leçon aux donaldvillois.
Le propos strictement économique se double donc de considérations morales : il faut que les individus soient responsables. Riri, Fifi et Loulou, les trois neveux sans père, jouent d'ailleurs le rôle de chœurs antiques en reprenant au fur et à mesure les arguments moraux des uns et des autres. L'avant-dernière page est à l'avenant : en terme d'édification du lecteur, on a rarement fait plus explicite. Au cas où vous ne l'auriez pas compris, "la chose publique n'est plus une abstraction" (je ne me souviens plus de ma réaction à cette remarque lorsque j'étais petiot, mais je fais l'hypothèse que cela devait se rapprocher de "gné ?"), vous avez appris un truc, vous êtes contents.
C'est sans doute ce qui fait la force potentiellement socialisatrice d'une telle histoire : sa capacité non pas à détailler des mécanismes objectifs, mais bien à proposer des justifications et une véritable morale en accord avec ce que le lecteur peut déjà penser. Une fois de plus, loin d'être amoral, le capitalisme propose bien une morale, et c'est sans doute là que réside sa force de conviction. C'est exactement ce qu'argumentaient Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme : selon eux, les propositions pures de la science économique ne peuvent suffire à motiver les individus à se plier aux exigences du capitalisme. On peut bien expliquer le principe du marché auto-régulateur aux gens, ce n'est pas pour cela qu'ils vont se plier aux âpres exigences d'un comportement maximisateur et calculateur. Boltanski et Chiapello écrivent :
Il faut donc qu'il y ait d'autres raisons, d'autres justifications pour faire les efforts nécessaires. Celles de la responsabilité individuelle opposée à la paresse et aux vandalismes développées par la bande-dessinée répondent à cette exigence. Elles sont puissantes dans la mesure où elles sont cohérentes avec d'autres conceptions, ou pour le dire mieux d'autres institutions au sens le plus durkheimien du terme, en vigueur dans la société. Ici, c'est la figure du bon citoyen qui est convoqué pour justifier les principes et l'organisation capitalise extrême, à savoir la privatisation totale de la ville, y compris ses rues et ses trottoirs. Il n'est peut-être pas utile que je dise que, bien évidemment, les comportements réels peuvent dévier de l'idéal utilisé pour se justifier...
Voilà qui explique sans doute le parasitage continuel de tout discours sur l'économie par des considérations a priori extérieures, de l'ordre de la morale ou de l'éthique. Deux récentes vidéos mettant en scène une pseudo-controverses entre Keynes et Hayek reposent d'ailleurs en grande partie sur ce type de ressort, comme l'a très justement fait remarquer le mari de l'économiste, auquel je laisse d'ailleurs brièvement la parole après la vidéo.
Hé oui, l'immoralité d'un Keynes tricheur - et qui se prenait une cuite dans le premier opus de ce dyptique... - opposée à la stricte tenue d'un Hayek paré de toutes les vertues, on n'est plus à ça prês en matière d'argumentation. Comme l'analyse encore Jean-Edouard, ces ressorts dramatiques grossiers, "David contre Goliath" ou l'anti-intellectualisme/universitaires rampant, sont essentiels dans cette histoire. Ils participent en fait de la puissance politique de tels dispositifs. La leçon de Picsou est peut-être là : la puissance sociale d'un discours sur l'économie tient peut être moins à son fond qu'à sa forme, à l'apparence morale et en accord avec les conceptions préalablement en vigueur qu'il peut se donner. "Moraliser le capitalisme", ce n'est pas une invention d'un homme politique français, c'est sans doute ce qui s'est toujours fait...
La couverture de l'objet du délit, empruntée ici |
L'histoire en question - en deux parties, s'il vous plait - s'intitule "La valse des emprunts". Comme d'habitude avec les productions Disney, impossible de trouver un nom d'auteur ou même une date de première publication. A vue de nez, et en mobilisant mes très imparfaites connaissances sur la production dessinée commandée par la compagnie américaine, j'aurais envie de l'attribuer à l'école italienne - à cause de certains éléments du scénario et de la forme des favoris de Picsou, c'est vous dire si mes critères sont pointus.
Venons-en à l'histoire justement. Tout commence par quelques vues générales de Donaldville : les rues sont en mauvais état, et les citoyens ne respectent rien. A commencer par Donald lui-même, qui fonce vers l'hôtel de ville pour retrouver son onc'Picsou afin d'obtenir une petite rallonge financière, problème récurrent s'il en est. Le bon oncle est en train de menacer le maire de quitter la ville si celui-ci ose augmenter les impôts - hé, oui, l'exode fiscal, le bouclier, et tout le bazar... L'élu est bien embêté puisque les caisses sont vides. Heureusement, Donald arrive avec une solution : il suffit d'emprunter, et ce auprès des citoyens eux-mêmes. Les "bons ordinaires de Donaldville" ou B.O.D. sont lancés : ils constituent le cœur de l'intrigue.
Picsou lui n'est pas favorable : il pense que la ville devrait investir dans des activités productives, "des usines et pas des trottoirs", et prédit que tout cela finira mal. Suit la description des conséquences de cette nouvelle politique d'emprunt : la ville est plus riche, les citoyens prêtent en masse et les prix augmentent. On trouve d'amusantes mises en scène des conséquences de cette politique sur les taux d'intérêt - un entrepreneur vient demander un prêt à la banque et on lui répond que les intérêts ont doubler à cause des B.O.D. - ou de l'effet d'éviction dont on sait pourtant qu'il est fortement discuté chez les économistes.
C'est que la stratégie de Donald, promu expert spécial auprès du maire, consiste à remplacer tout ce qui est détruit, même lorsqu'un vandale met le feu à une nouvelle cabine téléphonique pour fêter le remplacement de celle qu'il avait incendié par le passé, même lorsque des usagers peu soucieux mettent le feu à un bus par négligence (décidément, le feu est partout : où est Gaston Bachelard quand on a besoin de lui ?). Parallèlement, il accède à toutes les demandes d'augmentation des fonctionnaires municipaux désireux de profiter du nouveau pactole. Son idée est qu'il pourra toujours rembourser sur les impôts futurs ou, au pire, sur les emprunts futurs... Les taux d'intérêt sont donc régulièrement augmenté pour que les B.O.D. restent avantageux, et on multiplie les dépenses somptuaires pour donner confiance aux citoyens-investisseurs. S'en suit donc une forte inflation.
Evidemment, tout cela finit par s'écrouler, parce qu'il faut toujours emprunter plus, surtout face à une inflation galopante. C'est alors que Picsou intervient : ayant acheté une masse importante de B.O.D., il exige un remboursement immédiatement et obtient que la ville lui donne, pour effacer sa dette, la propriété d'une autoroute récemment construite. Un péage, et hop, les donaldvillois se rendent compte que les choses se barrent en eau de boudin et vont réclamer leur dû, que la ville ne peut leur rendre... Sauf à redistribuer tous les biens publics à chacun. Une privatisation générale en d'autres termes. Et chacun de devenir responsable de son bien privé, d'un feu rouge, d'un bout de trottoir ou de quelques mètres carré d'un parc. L'histoire se termine sur l'image idyllique d'une ville où chacun veillant sur sa propriété, le plus grand bonheur de tous est enfin réalisé.
Fascinant, non ? On retrouve tous les termes des discussions enflammées sur la dette publique, preuve s'il en fallait une que le débat public a une sérieuse tendance à tourner en rond. Donald joue le keynéssien hydraulique un peu naïf, tandis que Picsou endosse le rôle du libéral responsable : les auteurs et éditeurs ont choisi leur camp. Il y aurait long à faire à relever toutes les imprécisions du récit : par exemple, le fait que ne soit perçues comme activités productives, dans le bec de l'onc' Picsou, rien d'autres que les "usines", alors que l'amélioration des transports et des services publics est également productives - d'ailleurs, dès qu'elle est endossé par l'initiative personnelle, elle redevient souhaitable... On n'en voudra pas trop au canard écossais, un certain Nicolas Baverez raconte les mêmes salades.
Avant que certains ne me tombent dessus en hurlant à la mort (et il est possible qu'il y en ait de toutes façons), je précise que je ne suis pas en train de dire que Donald a raison et que l'on peut s'endetter sans crainte. Simplement la position adoptée par le célèbre canard est un brin caricaturale et ne correspond pas véritablement aux arguments des économistes qui s'interroge sur l'utilité effective que peut avoir un certain endettement public dans certaines circonstances. Ne serait-ce que parce que l'emprunt se fait par captation de l'épargne préalable plutôt que par création monétaire. Je ne développe pas plus, parce que je n'ai pas envie de dériver vers l'économie proprement dite. Disons simplement que, sans surprise, un numéro de Mickey Parade de 1994 n'est pas vraiment un bon manuel d'économie.
D'ailleurs, si je me fendais d'un billet uniquement pour dire que on ne retrouve pas la vérité ou même simplement les nuances d'un débat scientifique un tant soit peu bien menée dans les comics de Disney, je serais assez ridicule. Ce qui n'est déjà pas vrai du débat public le mieux organisé, voire de certaines discussions entre scientifiques, a peu de chances de l'être d'une publication destinée aux jeunes fans d'une certaine "evil corporation" (comme le dit joliment Bart Simpson). Que peut-on en dire d'autre alors ?
Les plus vigilants de mes lecteurs l'auront déjà compris, ce genre de publication contribue à diffuser une certaine conception de l'économie auprès de ses lecteurs. Avant de crier à la manipulation des masses, souvenons-nous que j'ai lu la chose en 1994 et que je n'en ai pas moins une vision un brin plus raffinée - c'est le moins qu'on puisse dire - des problématiques soulevées. S'il peut y avoir un effet sur le lectorat, celui-ci est loin d'être mécanique et mériterait une étude en terme de réception. Ceci dit, on peut repartir de là pour poser cette question classique : pour que les individus aient le comportement que le capitalisme attend d'eux, comme j'ai déjà pu l'argumenter auparavant, il faut qu'ils y soient formés. C'est toute la question de Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Acceptons que cette histoire de Donald et Picsou puisse participer, au moins chez certaines personnes et sans doute dans certains contextes, à la formation d'un individu répondant aux exigences du capitalisme - après tout, la conclusion n'est pas autre que celle d'Adam Smith, répétée à l'infini depuis : la poursuite par chacun de son intérêt personnel finit par réaliser l'intérêt général. La question est alors de savoir ce qui lui permet d'avoir quelques effets.
Est-ce simplement la description de mécanismes économiques perçus comme objectifs, tel que celui de l'effet d'éviction représenté plus haut ou les conséquences inflationnistes de l'endettement public (tout deux discutables) ? On peut en douter. Avec un soupçon d'ironie, je dirais que ce serait une révolution si les faits avaient enfin quelques effets sur les positions des individus en matière d'économie... Mais surtout l'intérêt de ces mécanismes en termes de régulation globale ne sont pas forcément évident à saisir, même lorsqu'ils sont aussi fortement caricaturés. Une lecture moralisante sera toujours possible : le patron qui préfère licencier son personnel pour faire un placement financier peut être perçu de façon négative par le lecteur.
Et justement, c'est en matière de morale que l'histoire fixe surtout les choses. Si on y prête attention, d'un bout à l'autre de l'histoire, un autre thème ne cesse de courir : celui de la responsabilité individuelle de chacun, ou plutôt du manque de responsabilité des citoyens qui dégradent leur ville et refuse d'en payer le prix, qui veulent, pour le dire avec une expression usée jusqu'à la corde, le beurre et l'argent du beurre. L'onc' Picsou ne cesse de le répéter : il veut, par son geste final, donner une bonne leçon aux donaldvillois.
Le propos strictement économique se double donc de considérations morales : il faut que les individus soient responsables. Riri, Fifi et Loulou, les trois neveux sans père, jouent d'ailleurs le rôle de chœurs antiques en reprenant au fur et à mesure les arguments moraux des uns et des autres. L'avant-dernière page est à l'avenant : en terme d'édification du lecteur, on a rarement fait plus explicite. Au cas où vous ne l'auriez pas compris, "la chose publique n'est plus une abstraction" (je ne me souviens plus de ma réaction à cette remarque lorsque j'étais petiot, mais je fais l'hypothèse que cela devait se rapprocher de "gné ?"), vous avez appris un truc, vous êtes contents.
C'est sans doute ce qui fait la force potentiellement socialisatrice d'une telle histoire : sa capacité non pas à détailler des mécanismes objectifs, mais bien à proposer des justifications et une véritable morale en accord avec ce que le lecteur peut déjà penser. Une fois de plus, loin d'être amoral, le capitalisme propose bien une morale, et c'est sans doute là que réside sa force de conviction. C'est exactement ce qu'argumentaient Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme : selon eux, les propositions pures de la science économique ne peuvent suffire à motiver les individus à se plier aux exigences du capitalisme. On peut bien expliquer le principe du marché auto-régulateur aux gens, ce n'est pas pour cela qu'ils vont se plier aux âpres exigences d'un comportement maximisateur et calculateur. Boltanski et Chiapello écrivent :
[P]récisement du fait de leur caractère très général et très stable dans le temps, ces raisons [celles données par la sciences économiques] ne nous semblent pas suffisantes pour engager les personnes ordinaires dans les circonstances concrêtes de la vie, et particulièrement de la vie au travail, et pour leur donner des ressources argumentatives leur permettant de faire face aux dénonciations en situation ou aux critiques qui peuvent leur être personnellement adressés
Il faut donc qu'il y ait d'autres raisons, d'autres justifications pour faire les efforts nécessaires. Celles de la responsabilité individuelle opposée à la paresse et aux vandalismes développées par la bande-dessinée répondent à cette exigence. Elles sont puissantes dans la mesure où elles sont cohérentes avec d'autres conceptions, ou pour le dire mieux d'autres institutions au sens le plus durkheimien du terme, en vigueur dans la société. Ici, c'est la figure du bon citoyen qui est convoqué pour justifier les principes et l'organisation capitalise extrême, à savoir la privatisation totale de la ville, y compris ses rues et ses trottoirs. Il n'est peut-être pas utile que je dise que, bien évidemment, les comportements réels peuvent dévier de l'idéal utilisé pour se justifier...
Voilà qui explique sans doute le parasitage continuel de tout discours sur l'économie par des considérations a priori extérieures, de l'ordre de la morale ou de l'éthique. Deux récentes vidéos mettant en scène une pseudo-controverses entre Keynes et Hayek reposent d'ailleurs en grande partie sur ce type de ressort, comme l'a très justement fait remarquer le mari de l'économiste, auquel je laisse d'ailleurs brièvement la parole après la vidéo.
Le problème c’est que ce n’est pas un délire, mais une vidéo qui entend être « éducative » (educational) et donc avoir un contenu pédagogique, un message à faire passer. Le message était déjà amené de manière assez lourde dans la première vidéo, mais pour ceux qui n’avaient pas bien compris là on y va au marteau-piqueur : la joute oratoire entre Keynes et Hayek se double en fond d’un combat de boxe, où Keynes prend cher face à Hayek, mais est néanmoins déclaré vainqueur par un arbitre vendu. Pour ceux qui ont besoin d’une traduction, la morale de l’histoire, encore renforcée par d’autres passages sur lesquels je reviendrai, est que les arguments de Hayek l’emportent face à ceux de Keynes alors même que le keynésianisme domine le monde académique et politique. Pourquoi ? mais parce qu’il correspond aux intérêts de la classe dominante, représentée par de gros banquiers qui fument des cigares en manipulant des tas de billets, en une habile synthèse marxo-hayékienne.
Hé oui, l'immoralité d'un Keynes tricheur - et qui se prenait une cuite dans le premier opus de ce dyptique... - opposée à la stricte tenue d'un Hayek paré de toutes les vertues, on n'est plus à ça prês en matière d'argumentation. Comme l'analyse encore Jean-Edouard, ces ressorts dramatiques grossiers, "David contre Goliath" ou l'anti-intellectualisme/universitaires rampant, sont essentiels dans cette histoire. Ils participent en fait de la puissance politique de tels dispositifs. La leçon de Picsou est peut-être là : la puissance sociale d'un discours sur l'économie tient peut être moins à son fond qu'à sa forme, à l'apparence morale et en accord avec les conceptions préalablement en vigueur qu'il peut se donner. "Moraliser le capitalisme", ce n'est pas une invention d'un homme politique français, c'est sans doute ce qui s'est toujours fait...
11 commentaires:
Bonjour,
Il existe une base de données sur les BD Disney, "Inducks".
http://coa.inducks.org/story.php?c=I+TL+1904-H
C'est bien une bd italienne mais elle date de 1992.
Philou
Merci ! Je suis assez content d'avoir reconnu le style italien.
Dessin de Guido Scala et scénario de Giorgio Pezzin d'après Inducks.
Formidable article, truffé de références économiques qui me rappellent nos vertes années.
Je ne relirai plus les Mickey Parade de la même façon.
A quand une analyse socio de "La Jeunesse de Picsou", le chef-d'oeuvre de Barks ? :)
oui...en meme temps, je lisais pif gadget, et je ne suis pas (non plus) devenu marxiste...:)
Quoique le " les os de ceux qui marchent debout sont tous de la meme couleur une fois passé dans le royaume des ombres" de Rahan m'a beaucoup marqué
... tout comme la fédération d'Omega d'il était une fois l'espace, banniere azur et or et femme à sa tete.
Ahh, nostalgie, cette histoire figure au hit-parade de celle qui m'ont le plus marqué dans Mickey parade, au point que votre article me l'a remise sur le devant de la scène plus qu'il ne l'a fait ressurgir du fin fond d'une mémoire rouillée...
Hmmm, votre lecture et votre critique se défendent fort bien(notamment votre critique de l'opposition simpliste dette publique/banques et l'assimilation des activités productives aux usines...), mais je ne peux m'empêcher de garder un certain scepticisme...
Quand je réfléchissais à l'histoire avec le recul, et la capacité de déchiffrer de la propagande politique dans mes bd d’enfance, plus qu'une réflexion sur la dette publique et une apologie libertarienne, je la voyais comme une illustration de la tragédie des communs et une réflexion sur la citoyenneté...
Il y a d'ailleurs une nuance que vous occultez, la privatisation générale de la ville est temporaire(le maire le précise lui-même dans une des pages qui illustre votre article...).
Comme le dit Picsou, c'est une leçon et un exercice pédagogique plus qu'une révolution proprement dite...
L'un des thème constant de La valse des emprunts est l’indifférence des habitants face à leur responsabilité de citoyen, chacun justifiant son attitude par celle des autres ou par le caractère négligeable de ses conséquences négatives(Donald refuse de payer une amende et se justifie en pointant deux voyous incendiant un banc du jardin public...Et illustre ça par un magnifique "Bof un peu plus, un peu moins, personne ne remarque la différence..." La négligence d'un passager entraine la destruction d'un autobus municipaux et ce dernier hausse pratiquement les épaules "Bof la ville est assez ville pour s'en repayer un...")
Et somme toute, quand le maire conclue par un "la chose publique n'est plus une abstraction", j'ai tendance à ne pas voir plus loin que "Nous sommes tous responsable des biens communs, même si nous avons tendance à occulter cette réalité.."
Après on peut avouer que ça flirte gentiment avec l'économie bisounours tel que la définisse un fameux couple(réduire des problématique économique complexe à un problème de responsabilité individuel), mais franchement il y a de pire message à faire passer dans une bande dessiné...
Peut-être que j'ai du mal à perdre totalement mon innocence et à faire d'une des perle de mon enfance une vile propagande libertarienne... XD
Soit dit en passant, vous pouvez denicher d'autre perle du même genre dans les Mickey Parade... Je vous recommande d'ailleurs le numéro "Picsou vous a à l'oeil" qui fait un parallèle entre le monde de l'entreprise et la dystopie de 1984, Picsou étant assimilé à Big brother, avec de vrai de lutte des classe dedans...
(Remarquez, on peut voir ça comme un retour du balancier et une dénonciation du managerialisme...)
Ah sinon, très bon blog, dont il m'arrive de recommander les articles de temps à autre, j'espère que vous ne vous en lasserez pas de sitôt, sans vous j'aurais sans doute gardé mes biais vis à vis de la sociologie...
Claude
Fascinant, j'ai moi aussi un énorme stock de Super Picsou Géant, Mickey Parade et Picsou Magazine qui m'attend dans le Sud, c'est une source inépuisable de billets de blogs. Je me souviens très bien également de cet épisode qui m'avait particulièrement intéressé, même si je n'aimais pas trop l'idée que chacun devrait être responsable de son trottoir (je reconstruis peut-être mes souvenirs a posteriori ceci dit). De là à penser que c'est profondément cela qui m'a poussé à faire de l'éco il y a un pas que j'hésite quand même un peu à franchir, mais ça a pu y contribuer.
Votre analyse est très intéressante, il y a d'ailleurs beaucoup d'éléments économiques dans les BD mettant en scène Picsou et Donald. Une autre dimension que je trouve intéressante c'est la façon dont l'enrichissement est présenté parfois comme venant de la chance, parfois comme venant de l'effort, et parfois des deux. Par exemple le personnage de Gontran ne cesse de trouver des billets de loterie gagnants en passant ses journées dans son hamac, tandis que Donald fait souvent de gros efforts pour rien. Entre les deux Picsou s'enrichit parce qu'il est toujours à la recherche de nouveaux trésors, mais il n'arrive à rien dès qu'on le prive de son sou fétiche.
Pour le cas que vous évoquez il me semble que le dernier commentaire anonyme enrichit l'analyse de manière intéressante. Le message sur l'intérêt collectif vs. égoïsme individuel me semble en effet assez prégnant dans la BD (les auteurs seraient-ils napolitains ?), ce qui est étrange et sans doute révélateur de quelque chose c'est de lier ça au problème de la dette ou des privatisations.
Je ne sais pas si on peut aller jusqu'à dire qu'on a une alliance entre la "cité marchande" et la "cité civique", mais il me semble que les auteurs de BD (comme les auteurs de jeux vidéo d'ailleurs) sont eux-mêmes façonnés par des conditionnements et des idées différents qu'ils réinterprètent et recombinent pour créer des objets qui vont influencer d'autres personnes à leur tour. Ici il serait intéressant d'aller demander aux auteurs par quel processus ils en sont venus à lier les deux problèmes du civisme et de la dette.
Un exemple récent très intéressant est la publication en cours dans le journal de Spirou d'une nouvelle "épatante aventure de Jules", par Emile Bravo. Chaque semaine celui-ci est interviewé et explique le message qu'il cherche à faire passer dans sa BD, sa technique etc. C'est un document qui me semble très intéressant sociologiquement. Il est frappant de constater qu'Emile Bravo voit vraiment la BD comme un acte militant, avec pour but de faire prendre conscience aux jeunes d'un certain nombre de choses. En l'occurrence le "message" relève énormément de l'économie et de l'écologie bisounours, qui sont justement déjà très répandues : le monde va droit à la catastrophe écologique parce que les gens n'ont pas conscience des problèmes et que les dirigeants politiques et économiques ne voient pas plus loin que leur intérêt personnel, la solution c'est de rendre tout le monde gentil et après tout ira mieux.
Juste quelques idée en vrac, merci pour ce billet !
Privatiser les trottoirs ? Essayé à Buenos Aires.
Et voici le résultat. En BD, s'il vous plaît.
Ce billet m'a fait penser au boquin d'Armand Mattelart et Ariel Dorfman "Para leer al pato Donald (1972) (http://books.google.com/books?id=88FZhF-3P9kC&printsec=frontcover&hl=es#v=onepage&q&f=false). Il a été traduit en 1976 sous le titre "Donald l'imposteur" (Paris : A. Moreau).
Très bon billet!
Félicitations!
Thierry
Aaah j'ai lu aussi cette BD à l'époque. Comme vous, je l'avais trouvée assez irréaliste et manichéenne, mais avec un "bon fond" en quelque sorte... Et elle me rappelle une autre BD "économique" (quand j'étais petit, le personnage de Picsou m'avait donné envie d'étudier l'économie), qui date de la même année: Picsou transformait toutes ses liquidités en actions boursières... pour finir par subir une OPA de Flairsou. Une histoire nettement moins moraliste et beaucoup plus technique, avec de nombreux termes boursiers expliqués aux lecteurs, mais c'était très difficile à comprendre pour le jeune public que j'étais.
http://coa.inducks.org/story.php?c=I+TL+1899-D
(vous reconnaîtrez les avatars des BEARS et BULLS)
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