Je découvre, effaré, les « conclusions » (les guillemets s’imposent) de l’association Jeunesse et entreprises – créée par Yvon Gattaz, it’s a small world – sur l’enseignement de l’économie au lycée, et spécifiquement sur les Sciences économiques et sociales (SES). Effaré, parce que chaque nouvel épisode de ce triste feuilleton nous fait descendre un peu plus bas dans les tréfonds du débat public français. Tout y est : affirmations gratuites, absence d’arguments sérieux, absurdités, méconnaissance du problème traité, mauvaise foi… Je ne peux m’empêcher de me demander comment des journalistes compétents peuvent continuer à relayer ce genre de « rapport ». Les auteurs y étalent leur méconnaissance de l’économie, de la sociologie et de l’enseignement. Comme d’autres, je suis fatigué de cette polémique stérile, et j’aimerais pouvoir arrêter d’en parler. Mais je n’y peux rien : c’est plus fort que moi.
1. Méconnaissance de la science, de l’économie et des SES
Commençons par le commencement : si on se pique de critiquer l’enseignement de sciences économiques et sociales au lycée, il est bon de commencer par connaître un minimum non seulement cet enseignement, mais aussi la science économique. Deux conditions qui ne sont pas remplies dans ces « conclusions ». Commençons la critique par relever une absurdité :
« Il serait indispensable que les programmes aient une approche plus scientifique et factuelle, et beaucoup moins théorique »
Comment peut-on demander une approche « plus scientifique » et « moins théorique » ? Surtout en science économique, où le détour par les modèles théoriques plus ou moins formalisés est simplement le BA B.A. du raisonnement. Toute science est avant tout une articulation de théories, c’est-à-dire de tentatives de réponses à des problèmes de connaissances qui sont autant de schèmes d’intelligibilités des faits, et de faits scientifiquement produits. Contrairement à ce que croit Jeunesse et entreprises, on n’est pas plus scientifique parce que l’on étale plus de « faits ». C’est la construction et le traitement théorique de ces faits qui fait la science, pas autre chose.
Plus loin, le rapport regrette que les manuels fassent référence aux marchés de la drogue ou du tatouage. On comprend bien l’argument pour le premier : la drogue c’est mal, et il ne faut pas dire aux jeunes que ce qui est mal a un rapport avec l’économie (voir plus loin, sur l’économie bisounours). Pourtant, c’est là un objet qui a été traité de façon tout à fait scientifique par des économistes. En outre, j’aurais pensé que montrer qu’un marché pouvait se mettre en place et fonctionner de façon quasiment « spontanée », c’est-à-dire en dehors de toute régulation étatique serait de nature à satisfaire une association qui ne doit pas partager des positions très étatistes. Mais faute d’avoir réfléchi sur la signification de ce qui est étudié…
Concernant le marché du tatouage, par contre, j’ai beaucoup de mal à voir où est le problème – et ce d’autant plus que les « critiques » des SES aiment à reprendre cet exemple. Le tatouage – et plus généralement tous les ornements corporels – constituent un secteur économique honorable, où des entrepreneurs s’efforcent de répondre à une demande ni plus ni moins légitime qu’une autre. Pourquoi Jeunesse et Entreprises doivent-ils dévaloriser tous ces chefs d’entreprise qui font, à n’en pas douter, le même métier qu’eux ? A moins que certains secteurs économiques soient exclus de la « vraie » économie.
Enfin, on croit rêver lorsque les auteurs de ces « conclusions » listent les problèmes contemporains qu’il faudrait aborder : « marchés, offre et demande, concurrence, monnaies, finance, capital, Bourse, flux, production-distribution, productivité du travail, exportations, mondialisation, etc. » ou recommande d’intégrer la théorie des jeux… Savent-ils que tout cela est déjà traité par les enseignants de SES ?
2. Le retour de l’économie bisounours
D’un bout à l’autre, les « conclusions » sont animées du même problème que les critiques précédents – Positive Entreprise et Yvon Gattaz en tête : l’économie bisounours. Les auteurs de ce « rapport » ignorent complètement ce qu’est un discours scientifique et plus encore ce qu’est la science économique : un regard distancié et objectif sur le monde, qui vise à sa compréhension en dehors de tout jugement de valeurs. L’économie, comme la sociologie, n’a pas à dire des choses positives ou optimistes : elle n’a qu’à énoncer des vérités sur le monde.
Or, ce n’est pas du tout sur la pertinence scientifique que Jeunesse et Entreprises entend juger les Sciences Economiques et Sociales, mais sur leur « positivité » :
« C'est cet optimisme et cet espoir que les membres de JEUNESSE et ENTREPRISES tentent de diffuser avec constance auprès des jeunes, et particulièrement des lycéens. Ces actions permanentes de démoralisation sont inquiétantes. Un changement de comportement semble donc urgent dans ce domaine si l'on veut permettre aux jeunes de laisser libre cours à leur esprit d'initiative et de créativité, ressources indispensables pour l'avenir de notre économie »
Pour eux, il ne s’agit pas d’aider les élèves à avoir une compréhension plus complète du monde qui les entoure, mais simplement de leur donner de « l’optimisme » et de « l’espoir ». Faut-il répéter que ce n’est ni le rôle de la science, ni même celui de l’école ?
D’ailleurs, j’indiquerais ici une nouvelle piste de réflexion pour Jeunesse et Entreprises : les journaux télévisés parlent régulièrement du chômage, et même parfois – horreur – du chômage des jeunes, ce qui est de nature à déprimer ces derniers. Ne serait-il pas bon de les censurer au plus vite, afin « permettre aux jeunes de laisser libre cours à leur esprit d'initiative et de créativité, ressources indispensables pour l'avenir de notre économie » ?
3. Une innovation : la sociologie bisounours
Mais les « conclusions », pour une fois, ne s’arrêtent pas à l’économie : le problème de la sociologie est également abordée. Ce qui montre d’ailleurs que l’association qui se vante d’une expertise en matière d’enseignement – et dont les « conclusions » ont pour titre « l’enseignement de l’économie au lycée » - assimile lycée et filière générale. Mes collègues d’économie-gestion ou d’économie-droit qui exercent dans les filières technologiques doivent être ravi : ils sont purement et simplement oubliés.
La connaissance de la sociologie est, dans ce « rapport », au niveau de celle de l’économie : complètement nulle. Pour commencer, on souligne « la proximité avec la politique » des théories sociologiques (et non de la sociologie, parce que la théorie, c’est mal, rappelez-vous). Qu’importe qu’une longue réflexion épistémologique souligne la possibilité d’une science du social en dehors de tout jugement de valeur, on s’en tiendra à une caricature comme réflexion. Vient ensuite le problème de l’unité « méthodologique » de la sociologie – « méthodologique » devant sans doute se comprendre comme « épistémologique » ou « paradigmatique », termes que les auteurs ne semblent pas connaître – qui rendrait la discipline trop « immense » pour des lycéens. La sociologie est avant tout une façon de regarder le monde et de l’interroger : prendre de la distance avec sa propre vision du monde, comprendre les points de vue différents, relativiser ses croyances, chercher à expliquer et à comprendre les phénomènes exceptionnels comme les plus banals. Qu’y a-t-il dans tout cela qui ne soit pas accessible à des lycéens ? Si la sociologie est un vaste champ, c’est parce que le monde social est vaste. L’argument fait fi de toute une réflexion pédagogique sur les façons d’enseigner cette discipline, sur laquelle les auteurs n’ont pas pris la peine de se pencher. En outre, l’histoire s’attaque à un champ non moins vaste : faut-il supprimer les cours d’histoire-géographie ?
Mais le meilleur vient juste après, dans ce passage :
« Il est curieux, à propos de sociologie, que celle-ci soit enseignée prioritairement par ses distorsions : inégalités sociales et conflits sociaux, et jamais par l'approche positive de cette recherche permanente d'harmonie sociale, un des objectifs principaux de toutes les entreprises, garant de son bon fonctionnement et de sa progression »
Revoilà les bisounours : dire qu’il y a des inégalités et des conflits, c’est mal, ça déprime les jeunes, alors qu’on devrait leur enseigner que les entrepreneurs recherchent l’harmonie et le bonheur du plus grand nombre. Qu’importe si le terme de « distorsions », utilisé de cette façon, n’a pas de sens pour un sociologue, qui étudie les inégalités et les conflits comme des phénomènes normaux. Qu’importe si l’étude des inégalités sociales sert à comprendre le monde contemporain ou si elle est menée avec rigueur et porteuses d’effets heuristiques chez les élèves : on ne parle pas des choses qui sont connotées négativement. Il ne faudrait pas que nos jeunes apprennent qu’il existe autre chose que l’optimisme et l’espoir. La sociologie bisounours façon Jeunesse et Entreprises doit enseigner que le monde est merveilleux et que c’est grâce aux entreprises.
D’ailleurs, si des membres de cette association me lisent, je vais leur apprendre quelque chose de terriblement choquant. Tout au long de leurs « conclusions », ils mettent en avant la nécessité de la microéconomie, ce avec quoi je suis tout à fait d’accord. Le problème, c’est qu’ils ne la connaissent pas. En effet, la microéconomie fait l’hypothèse – mon dieu, cachez cette théorie que je ne saurais voir ! – que le seul objectif de l’entrepreneur est de maximiser son profit, et sûrement pas « une recherche permanente de l’harmonie sociale ». Milton Friedman aurait même ajouté que si un entrepreneur « optimiste » et « plein d’espoir » avait l’idée d’adopter un tel objectif, le fonctionnement du marché aurait tôt fait de l’éliminer. Mince alors, ça ne risque pas de déprimer les jeunes, ça ? Faut-il arrêter d’enseigner Friedman et le fonctionnement du marché ?
4. Le mauvais sort de la pédagogie
Les « conclusions » prétendent en outre donner quelques conseils pédagogiques. Le problème, c’est qu’on ne s’improvise pas enseignant. Et que les affirmations gratuites ne peuvent faire illusion en la matière.
Ainsi, au tout début du rapport, les auteurs estiment que « la maturité des élèves de la filière "E.S." est bien éloignée de ce que supposent les programmes ». On peut estimer beaucoup de choses sans prendre la peine d’argumenter – tiens, c’est exactement ce que j’essaye d’apprendre à mes élèves. Les élèves ne seraient pas capables de comprendre ce qu’on leur raconte. Le fait que depuis plusieurs décennies des élèves réussissent dans cette filière et même trouvent un intérêt plus important qu’ailleurs dans les cours de SES – voir les résultats de la consultation Merieu – n’est évidemment pas retenu.
C’est ensuite l’objectif de former l’esprit critique qui est attaqué, les jeunes ne connaissant pas ce qu’ils critiquent. Ici, les auteurs ignorent simplement que c’est l’apprentissage de la science économique et de la sociologie qui forment l’esprit critique : l’une comme l’autre proposent des façons de penser et de poser les problèmes utiles à un citoyen éclairé. Mais Jeunesse et Entreprises suppose que l’enseignement de l’économie n’est pas celui d’une science, mais d’une simple collection de faits sur l’économie… Ils pensent qu’on fait critiquer l’économie alors que l’on critique par l’économie !
Et finalement, les « conclusions » nous expliquent qu’il faut partir d’exemples… Et là, on croit rêver. Les auteurs savent-ils seulement qu’historiquement c’est dans les SES que s’est développée l’idée d’inductivisme pédagogique ? Que le travail sur documents et sur exemples fait partie de nos pratiques depuis l’origine ? Comment peut-on se vanter d’une expertise en matière d’enseignement de l’économie et écrire de telles âneries ?
En outre, l’argument qui consiste à dire qu’il faut procéder comme cela parce que les jeunes ont un penchant naturel à aller du concret vers l’abstrait est un argument erroné : l’esprit scientifique fonctionnant dans l’autre sens (c’est-à-dire, pour les sciences sociales, utilisant l’abstrait pour comprendre le concret, dans un va-et-vient incessant) il est justement nécessaire de changer les habitudes de réflexion de nos élèves.
5. Un véritable travail de lobbying
Au final, ces « conclusions » - de piètre qualité comme pourra en juger le lecteur – cachent difficilement leur véritable objectif : celui d’un travail de lobbying visant à faire plus de place aux entreprises dans l’enseignement, au détriment de tout autre problème, et dans une perspective « positive » (et par conséquent non-scientifique). Et en plus, c’est un mauvais lobbying, caractérisé par une incompétence et une mauvaise foi peu commune, qui espère juste profiter de l’imminence de la remise du rapport de la commission Guesnerie.
En effet, aux différents problèmes qu’ils soulèvent (et inventent), les auteurs ont une réponse simple, efficace et évidente : parler plus de l’entreprise, pardi ! D’un bout à l’autre, il est répété à l’envie qu’il faut partir de cas concrets, et ces cas concrets sont bien évidemment des entreprises. Comment justifier ce choix ? De façon très simple : en fait, l’entreprise, c’est la société :
« Il apparaît que l'économie, et surtout la microéconomie, est souvent représentée par les nombreux problèmes de l'entreprise, exemple vivant et parlant, puisque l'entreprise est bien une communauté humaine complète, présentant les problèmes humains les plus importants et diversifiés de notre société »
Là encore, on ne se pose pas quelques questions simples, comme par exemple : existe-t-il d’autres domaines économiques que l’entreprise, d’autres objets pour la science économique ? les élèves – dont on nous répète qu’ils sont immatures et qu’ils ne faut pas les brusquer avec des raisonnements qu’ils maîtrisent mal – sont-ils tellement passionnés par les entreprises pour la supporter comme seul objet d’étude ? L’enseignement de SES au lycée n’a-t-il pas d’autres objectifs que de parler de l’entreprise, comme former le citoyen, objectif de l’ensemble du système éducatif ?
6. Le maljournalisme en France
Ce qui est véritablement étonnant dans la publication de ces « conclusions » - j’espère que les guillements apparaissent maintenant comme justifiés – ce n’est pas tant leur existence que leur publication sur le site du journal Les Echos. Depuis le début de cette affaire, avec les déclarations de Xavier Darcos sur les élèves de ES, différentes personnes se sont lancés dans des critiques contre les SES sans avoir pris la peine de se renseigner. Qu’on se souvienne par exemple d’Yvon Gattaz expliquant qu’il était nécessaire d’enseigner Adam Smith et Joseph Schumpeter… alors que ceux-ci sont explicitement dans les programmes. Et pour l’instant, les journalistes n’ont pas fait le travail qu’on peut attendre de leur part : vérifier ce qui se dit, trier l’information pertinente, rendre le débat plus lisible.
Ici, les « conclusions » de l’association Jeunesse et Entreprises sont présentées comme un « document », tout juste accompagnées d’un article qui n’en est en fait qu’un résumé, sans distance critique ni réflexion journalistique minimale. Le minimum aurait été au moins d’aller demander l’avis de quelques enseignants de SES – au moins pour vérifier si les dires de Jeunesse et Entreprises quant à ses actions auprès des enseignants et des lycéens sont aussi idylliques qu’ils le disent. Nous avons besoin de journalistes pour clarifier ce genre de débat. Pour l’instant, ils nous manquent. Beaucoup.
5 commentaires:
j'ai voulu moi aussi commettre un billet à propos des conneries de Gattaz et finalement cela m'a découragé. Bravo pour avoir fait l'effort !
Bonjour à tous,
Merci pour votre analyse serrée et argumentée de ce "rapport" si "objectif". Cela dit pouvait-on attendre autre chose de la part de Gattaz?
Comme dit Pierre M. : quel tissu de conneries! Mais, malheureusement pour les élèves et nous, Jeunesse et entreprises risque bien bien d'être plus entendue que vous, par les temps qui courent...
Voilà qui me réconcilierait presque avec les économistes...
a+
J'aime bien le coup de l'entrepreneur à la recherche de l'harmonie sociale, surtout de la part de quelqu'un qui dit qu'il faut lire Schumpeter, pour qui la création était aussi destructrice et génératrice de conflits, et qui conjecturait que le capitalisme devait finalement mener à sa propre dissolution...
J'imagine d'ici la gueule du bouquin de cours des élèves de SES de 2009 :
Chapitre I :
LVMH : le Luxe à la porté de tous - quand histoire et légende ne font plus qu'un
Chapitre II :
Loto : 100% des gagnants ont tenté leur chance - Pourquoi pas vous ?
Chapitre III :
Harmonie et Bonheur : les 2 mamelles du MEDEF
Chapitre IV :
Associations et syndicats - un non sens dans l'économie moderne
Sujet du BAC : vous montrerez par des exemples puisés dans vos beuveries de comptoir que l'entreprise créent la richesse indispensable au besoin de consommation des hommes et des femmes à travers le monde.
Amen
Excellent. Le pire, c'est que ça risque effectivement de ressembler à quelque chose dans ce goût-là.
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