On a appris aujourd'hui le décès du sociologue Richard A. Peterson. Moins connu du grand public que quelqu'un comme Claude Levi-Strauss, il n'aura pas l'honneur des médias français. Et c'est bien dommage, parce qu'il faisait partie de ces excellents chercheurs qui rendent notre discipline intéressante.
J'ai connu son oeuvre au moment où je préparais le concours qui me donne la légitimité de bloguer aujourd'hui. Le simple fait de se plonger dans les approches sociologiques de la culture rendait sa rencontre obligatoire. Peu de traductions existent de son oeuvre, et nous devions souvent nous contenter de connaissances de seconde main, bout de manuel et de digests en tout genre, l'approche des épreuves rendant toute autre stratégie peu rationnelle. On ne dira jamais combien les traductions sont importantes pour sortir une oeuvre du petit monde des chercheurs et l'amener aux autres étudiants.
L'apport de Peterson y est présenté comme étant celle de "l'hypothèse omnivore" : les représentations classiques de la répartition sociale des pratiques culturelles avaient tendance à présenter les individus comme "univores", c'est-à-dire n'ayant des pratiques que dans un seul ordre de légitimité, ce que Bernard Lahire appelerait aussi des "profils consonants". Autrement dit, celui qui boit du champagne joue aussi au golf et ne regarde jamais une autre chaîne qu'Arte. Or, on constate facilement dans n'importe quelle enquête, que les choses sont plus complexes : ainsi, seule une petite fraction des catégories dominantes adoptent les pratiques culturelles qu'on considère généralement comme étant représentatives de leurs groupes. Ainsi, si l'essentiel des amateurs d'opéra se recrutent dans les catégories les plus aisés, ils ne sont que 10% au sein de celle-ci à fréquenter régulièrement les salles correspondantes. Au contraire, ils sont plus nombreux à puiser dans des genres généralement jugés comme "peu légitimes", comme la musique de variété, le rock, la télévision, etc.
Faut-il dès lors considérer qu'il n'y a pas vraiment de détermination sociale, et encore moins que les pratiques culturelles permettraient de marquer la distinction entre les groupes et les classes, comme le pensait Bourdieu ? C'est là que les travaux de Peterson prennent leur importance : parmi les individus, certains sont "univores" et ne puisent que dans un seul ordre de légitimité, d'autres sont "omnivores" et vont avoir la capacité de puiser dans tous. Les réceptions ne sont dès lors pas les mêmes : on peut avoir une lecture savante de pratiques populaires ou peu légitime, comme quand j'explique que j'apprécie le jeu No More Heroes parce qu'il emprunte au déconstructivisme - une autre forme de distinction finalement. Jean-Claude Passeron parle, avec le style flamboyant mais pas toujours très accesible pour le profane qui est le sien, de "droit de cuissage symbolique". L'hypothèse "omnivore" ouvre ainsi un vaste champ de réflexion, et surtout de dialogue entre une sociologie de la culture toujours très marquée par le modèle de la distinction d'un côté de l'Atlantique et une tradition plus proche des cultural studies de l'autre. Un auteur incontournable, qui mériterait d'être enfin traduit en France.
J'ai connu son oeuvre au moment où je préparais le concours qui me donne la légitimité de bloguer aujourd'hui. Le simple fait de se plonger dans les approches sociologiques de la culture rendait sa rencontre obligatoire. Peu de traductions existent de son oeuvre, et nous devions souvent nous contenter de connaissances de seconde main, bout de manuel et de digests en tout genre, l'approche des épreuves rendant toute autre stratégie peu rationnelle. On ne dira jamais combien les traductions sont importantes pour sortir une oeuvre du petit monde des chercheurs et l'amener aux autres étudiants.
L'apport de Peterson y est présenté comme étant celle de "l'hypothèse omnivore" : les représentations classiques de la répartition sociale des pratiques culturelles avaient tendance à présenter les individus comme "univores", c'est-à-dire n'ayant des pratiques que dans un seul ordre de légitimité, ce que Bernard Lahire appelerait aussi des "profils consonants". Autrement dit, celui qui boit du champagne joue aussi au golf et ne regarde jamais une autre chaîne qu'Arte. Or, on constate facilement dans n'importe quelle enquête, que les choses sont plus complexes : ainsi, seule une petite fraction des catégories dominantes adoptent les pratiques culturelles qu'on considère généralement comme étant représentatives de leurs groupes. Ainsi, si l'essentiel des amateurs d'opéra se recrutent dans les catégories les plus aisés, ils ne sont que 10% au sein de celle-ci à fréquenter régulièrement les salles correspondantes. Au contraire, ils sont plus nombreux à puiser dans des genres généralement jugés comme "peu légitimes", comme la musique de variété, le rock, la télévision, etc.
Faut-il dès lors considérer qu'il n'y a pas vraiment de détermination sociale, et encore moins que les pratiques culturelles permettraient de marquer la distinction entre les groupes et les classes, comme le pensait Bourdieu ? C'est là que les travaux de Peterson prennent leur importance : parmi les individus, certains sont "univores" et ne puisent que dans un seul ordre de légitimité, d'autres sont "omnivores" et vont avoir la capacité de puiser dans tous. Les réceptions ne sont dès lors pas les mêmes : on peut avoir une lecture savante de pratiques populaires ou peu légitime, comme quand j'explique que j'apprécie le jeu No More Heroes parce qu'il emprunte au déconstructivisme - une autre forme de distinction finalement. Jean-Claude Passeron parle, avec le style flamboyant mais pas toujours très accesible pour le profane qui est le sien, de "droit de cuissage symbolique". L'hypothèse "omnivore" ouvre ainsi un vaste champ de réflexion, et surtout de dialogue entre une sociologie de la culture toujours très marquée par le modèle de la distinction d'un côté de l'Atlantique et une tradition plus proche des cultural studies de l'autre. Un auteur incontournable, qui mériterait d'être enfin traduit en France.
7 commentaires:
Signalons tout de même en français, en plus de l'article signalé sur liens socio, son article "la fabrique de l'authenticité : la country music" :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1992_num_93_1_3014
"J'ai connu son oeuvre au moment où je préparais le concours qui me donne la légitimité de bloguer aujourd'hui."
Parce qu'il faut passer des concours pour pouvoir "bloguer" ? Non mais.
J'espère ne pas avoir compris.
Pas besoin de concours pour bloguer. Mais si vous voulez qu'on vous écoute, il vaut mieux avoir une certaine légitimité à parler, il vaut mieux qu'il existe des institutions de certification qui vous étiquettent comme légitime à parler de... Le concours qui me donne mon titre a joué ce rôle.
euh j'crois qu'il s'appelait Richard.
ah, Maximilien Weber, ça te rappelle des souvenirs?
bises
Je crois que tout le monde qui lui connait l'appelait "Pete" (comme beaucoup d'hommes de cet nom de famille). Il avait des jeune collegues (ou etudiante devenue collegue) qui sont aussi des blogeurs, notamment Gabriel Rossman de Code and Culture (http://codeandculture.wordpress.com/) et Jenn Lena de What is the What (http://whatisthewhat.wordpress.com).
[groupie on] Ah décidément j'aime bien votre blog [groupie off]. Comme vous le signez de ce qu'on peut raisonnablement supposer être votre vrai nom professionnel, sa légitimité est en effet cruciale ; mais j'ai eu de prime abord la même réaction que Polemploi : pour ouvrir un blog (ou la ramener en commentaire...), on peut aussi choisir autant de pseudos que je est un autre (et même plusieurs). C'est au choix de chacun, et c'est bien.
Ne nous égarons pas. Je voulais dire que la notion d'«omnivore» de Peterson, telle que vous me la faites découvrir sur l'instant (je creuserai plus tard), me fait penser à ce que vous écriviez dans votre billet précédent à propos du menu — pour filer la métaphore — de rôles offerts à un(e) comédien(ne) blanc(he) : il est le plus large, par défaut.
Dans le cas des comédiens, on peut dire peut-être que ce "menu" très large est de l'ordre du symbolique.
Le menu des «omnivores» comprend aussi le privilège — plutôt économique celui-là — d' habiter dans d'anciennes friches industrielles et autres quartiers «canaille» ornés des saintes reliques de figurants vintage, et de lancer la mode des looks destroy, de la lecture déjantée d'Oss 117 et de Marquise des anges, des after à raviolis froids et pâté-de-peaux-de-volaille à même la boîte.
Il leur appartient aussi de regarder s'entre-dévorer les meutes autour de leurs produits commerciaux d'omnivores dont les mâchoires sont déjà occupées ailleurs.
Je n'ai pas une formation de sociologue et, au lieu d'enfoncer des portes ouvertes, j'aurais pu simplement répéter que «qui peut (manger) le plus peut (manger) le moins» (F. Goya, Chronos dévorant ses enfants).
Je vous conseil (si ce n'est pas déjà fait) la lecture de l'article "La "tablature" des goûts musicaux: un modèle de structuration des préférences et des jugements" de H. Glevarec et M. Pinet (trouvable sur le Cairn) qui critique le modèle classique ainsi que le modèle de Peterson dans le domaine musical. Et propose ensuite un nouveau modèle des gouts musicaux.
Cordialement
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