Juillet 2002. Je monte dans le train à Béziers, direction Nîmes. Une amie m'a invité au concert de David Bowie. Je connais un peu, mais sans plus, plutôt fan de Queen. Elle a tenue à ce que l'on parte tôt. Arrivés à 10h00 devant les Arènes, on n'est pas le premier. Une trentaine de fans attendent déjà. On prend nos places, on s'assoit par terre. Les portes doivent ouvrir à 18h. Derrière nous, les gens s'amassent. La file finira par faire le tour du monument. Dans l'attente, ça parle français et anglais. Un mec passe et distribue des flyers : il vend sa collection consacrée à Bowie. On rigole sur son adresse mail "majortom". On entends les prix de revente des billets : certains les proposent à 1500€. Le temps passe. On discute d'un peu de tout et beaucoup de rien. Je vais chercher des sandwichs. La foule contraste de plus en plus avec le vide des rues de l'écusson. Je sens qu'il va se passer quelque chose.
18h. Les portes s'ouvrent. On rentre presque en courant. Si on est venu si tôt, c'est pour être proche de la scène. C'est au quatrième rang que l'on finira. Nouvelle attente, à nouveau assis. Je vois les barrières toutes proches de nous. Des techniciens s'agitent encore sur scène. Les gradins se remplissent beaucoup trop vite. Un vendeur en fait le tour, jetant avec une précision hallucinante ses confiseries à chacun de ses clients. Les habitués l'applaudissent. Les premières parties démarrent. D'abord un trio avec un chanteur haut en couleur, qui agite des manches à balais surmontés de tête de poupées. Ensuite, un duo de rap qui se fait huer. Le public s'impatiente, et ce n'est pas ce qu'il est venu voir. On appelle "Bowie ! Bowie !". Enfin, un, puis deux, puis trois techniciens montent sur les projecteurs. Applaudissements. Le début est tout proche. La nuit, elle, est déjà là. Il doit être 22h.
Au cœur de la musique. Bowie s'arrête et s'adresse à son public. Il se met à nous parler du Mistral - qu'il prononce sans accent - ce vent qui balaye les Arènes depuis le début de la soirée. Il l'annonce : il va capturer le Mistral. Il ouvre la poche de sa veste, fait un petit bond gracieux, la refermer.
Le vent s'arrête.
Il sourit, nous dit qu'il va le relâcher. Ouvre sa poche. Je sens le vent me soulever les cheveux et le bruit caractéristique que fait le Mistral. Je ne suis visiblement pas le seul : la foule part dans un long applaudissement.
Pendant un instant, ce jour de juillet 2002, j'ai cru que Bowie pouvait contrôler le vent. J'ai cru qu'il était capable d'enfermer le Mistral dans sa poche et de le relâcher à sa guise. Evidemment, il lui suffisait de compter le temps entre les bourrasques, même si faire ça tout en chantant n'est pas une mince affaire. Evidemment, c'était peut-être aussi, sûrement, mon imagination, mon envie d'y croire, ou encore son charisme. Mais pour un temps, fut-il très court, j'y ai cru. Comment ce bref moment de magie a-t-il été possible ?
Pour le comprendre, il faut tenir compte du contexte où je me trouvais : la longue attente, sous le soleil de Nîmes, les conversations passionnées, pas toujours compréhensibles, autour de moi, la foule, 12 000 ce jour-là, et ses moments d'absurdité inévitable, lorsqu'une file d'attente se lève et se met en mouvement sans raison apparente avant de rester à nouveau immobile, mais debout, quelques heures de plus... Difficile de ne pas croire, alors, qu'il va se passer quelque chose d'exceptionnel. Difficile de ne pas croire à la magie.
Il faut aussi tenir compte de tout ce qui précède et prépare ce moment et ce concert. Dire que Bowie avait du charisme est à la fois un euphémisme et une explication incomplète. C'est un charisme conquis de haute lutte, par un travail acharné et continuel de construction de soi, de son image et de son légende. Lors de sa première tournée américaine, Bowie est loin d'être une star. Il ne remplit pas encore les salles de concert. Qu'importe : il vit et surtout dépense comme une star. A force de socialisation anticipatrice, il arrive à convaincre qu'il en est. Tout au long de sa carrière, chacun de ses gestes, chacun de ses choix, chacune de ses tenues, chacune de ses apparitions réponds à cet impératif. Un travail de chaque instant. Bowie s'est employé à construire le public dont il avait besoin. Sa plus belle créature.
C'est qu'il faut, enfin, tenir compte de la musique. Plus que tout autre, Bowie avait compris que sa musique était un travail, et un travail de care : il s'agissait de prendre soin de l'autre, de ses émotions, de ses sentiments, de proposer un support pour l'auditeur. "Oh no love you're not alone". Proposer la bonne émotion n'est pas affaire de spontanéité ou de sensibilité. Dans le bouquin qu'il consacre à Bowie, le philosophe Simon Critchley rapporte :
Bowie avait compris qu'il y a deux façons de faire de la magie, et il avait choisi la plus difficile. C'est-à-dire celle qui marche. Ce n'était pas de la magie à coup de miroirs, de fumée et d'autres "trucs". C'était de la magie à coup de travail et de sueur, de ratures et de recommencement. De la magie par le labeur. Par la mobilisation des autres : en convaincant un petit cercle d'abord, il pouvait ensuite les envoyer convaincre un cercle plus grand. Il y a des fans de Bowie parce qu'il y a(vait) des fans de Bowie. Un réseau invisible mais serré qui produit la croyance et qui, comme tout le décorum de chaque concert et de chaque apparition, place le futur fan dans l'état physique et émotionnel adéquat pour recevoir la bonne nouvelle. La routinisation du charisme sans transformer celui-ci. Voilà tout ce qu'il fallait pour que, pendant une seconde, je puisse croire qu'il contrôlait le vent. Voilà tout ce qu'il fallait pour qu'une seule de ses chansons marche. Pour que nous soyons à même d'écouter Bowie.
David Bowie est mort juste après avoir sorti son dernier album. Jusqu'à la fin, il aura fait de la musique et jusqu'à la fin, il aura été Bowie. Dans "Whatever Happened to the Caped Crusader ?", Neil Gaiman fait dire à un Batman qui assiste à toutes ses morts possibles : "la fin de l'histoire de Batman, c'est qu'il est mort. Qu'est-ce que je pourrais faire d'autre ? Prendre ma retraite et jouer au golf ?". Bowie était comme Batman. Il s'était fait personnage de fiction comme un super-héros se déguise en chauve-souris géante. Que pouvait-il faire d'autre ?
Bowie est mort. Il reviendra. Je ne peux pas croire que la mort le retienne longtemps. "You don't get Heaven or Hell. Do you know the only reward you get for being Batman? You get to be Batman".
18h. Les portes s'ouvrent. On rentre presque en courant. Si on est venu si tôt, c'est pour être proche de la scène. C'est au quatrième rang que l'on finira. Nouvelle attente, à nouveau assis. Je vois les barrières toutes proches de nous. Des techniciens s'agitent encore sur scène. Les gradins se remplissent beaucoup trop vite. Un vendeur en fait le tour, jetant avec une précision hallucinante ses confiseries à chacun de ses clients. Les habitués l'applaudissent. Les premières parties démarrent. D'abord un trio avec un chanteur haut en couleur, qui agite des manches à balais surmontés de tête de poupées. Ensuite, un duo de rap qui se fait huer. Le public s'impatiente, et ce n'est pas ce qu'il est venu voir. On appelle "Bowie ! Bowie !". Enfin, un, puis deux, puis trois techniciens montent sur les projecteurs. Applaudissements. Le début est tout proche. La nuit, elle, est déjà là. Il doit être 22h.
Au cœur de la musique. Bowie s'arrête et s'adresse à son public. Il se met à nous parler du Mistral - qu'il prononce sans accent - ce vent qui balaye les Arènes depuis le début de la soirée. Il l'annonce : il va capturer le Mistral. Il ouvre la poche de sa veste, fait un petit bond gracieux, la refermer.
Le vent s'arrête.
Il sourit, nous dit qu'il va le relâcher. Ouvre sa poche. Je sens le vent me soulever les cheveux et le bruit caractéristique que fait le Mistral. Je ne suis visiblement pas le seul : la foule part dans un long applaudissement.
Pendant un instant, ce jour de juillet 2002, j'ai cru que Bowie pouvait contrôler le vent. J'ai cru qu'il était capable d'enfermer le Mistral dans sa poche et de le relâcher à sa guise. Evidemment, il lui suffisait de compter le temps entre les bourrasques, même si faire ça tout en chantant n'est pas une mince affaire. Evidemment, c'était peut-être aussi, sûrement, mon imagination, mon envie d'y croire, ou encore son charisme. Mais pour un temps, fut-il très court, j'y ai cru. Comment ce bref moment de magie a-t-il été possible ?
Pour le comprendre, il faut tenir compte du contexte où je me trouvais : la longue attente, sous le soleil de Nîmes, les conversations passionnées, pas toujours compréhensibles, autour de moi, la foule, 12 000 ce jour-là, et ses moments d'absurdité inévitable, lorsqu'une file d'attente se lève et se met en mouvement sans raison apparente avant de rester à nouveau immobile, mais debout, quelques heures de plus... Difficile de ne pas croire, alors, qu'il va se passer quelque chose d'exceptionnel. Difficile de ne pas croire à la magie.
Il faut aussi tenir compte de tout ce qui précède et prépare ce moment et ce concert. Dire que Bowie avait du charisme est à la fois un euphémisme et une explication incomplète. C'est un charisme conquis de haute lutte, par un travail acharné et continuel de construction de soi, de son image et de son légende. Lors de sa première tournée américaine, Bowie est loin d'être une star. Il ne remplit pas encore les salles de concert. Qu'importe : il vit et surtout dépense comme une star. A force de socialisation anticipatrice, il arrive à convaincre qu'il en est. Tout au long de sa carrière, chacun de ses gestes, chacun de ses choix, chacune de ses tenues, chacune de ses apparitions réponds à cet impératif. Un travail de chaque instant. Bowie s'est employé à construire le public dont il avait besoin. Sa plus belle créature.
C'est qu'il faut, enfin, tenir compte de la musique. Plus que tout autre, Bowie avait compris que sa musique était un travail, et un travail de care : il s'agissait de prendre soin de l'autre, de ses émotions, de ses sentiments, de proposer un support pour l'auditeur. "Oh no love you're not alone". Proposer la bonne émotion n'est pas affaire de spontanéité ou de sensibilité. Dans le bouquin qu'il consacre à Bowie, le philosophe Simon Critchley rapporte :
Je me souviens d'une interview du guitariste Robert Fripp, qui décrivait le comportement de Bowie en studio à la fin des années 1970. Le chanteur écoutait une piste instrumentale et s'efforçait scrupuleusement, encore et encore, de trouver la bonne vibration émotionelle quand au moment de chanter. Quoi de plus faux et artificiel que ce procédé ? La vraie musique ne doit-elle pas venir tout droit du coeur, n'est-elle pas une émotion qui fait vibrer les cordes vocales pour atteindre le conque fragile de nos oreilles ? [...] La vérité de Bowie est inauthentique, totalement calculée et construite. Mais elle sonne vrai. Elle paraît cohérente et nous convainc. Nous entendons cette vérité et nous disons oui. Silencieusement ou, parfois, de vive voix.
Bowie avait compris qu'il y a deux façons de faire de la magie, et il avait choisi la plus difficile. C'est-à-dire celle qui marche. Ce n'était pas de la magie à coup de miroirs, de fumée et d'autres "trucs". C'était de la magie à coup de travail et de sueur, de ratures et de recommencement. De la magie par le labeur. Par la mobilisation des autres : en convaincant un petit cercle d'abord, il pouvait ensuite les envoyer convaincre un cercle plus grand. Il y a des fans de Bowie parce qu'il y a(vait) des fans de Bowie. Un réseau invisible mais serré qui produit la croyance et qui, comme tout le décorum de chaque concert et de chaque apparition, place le futur fan dans l'état physique et émotionnel adéquat pour recevoir la bonne nouvelle. La routinisation du charisme sans transformer celui-ci. Voilà tout ce qu'il fallait pour que, pendant une seconde, je puisse croire qu'il contrôlait le vent. Voilà tout ce qu'il fallait pour qu'une seule de ses chansons marche. Pour que nous soyons à même d'écouter Bowie.
David Bowie est mort juste après avoir sorti son dernier album. Jusqu'à la fin, il aura fait de la musique et jusqu'à la fin, il aura été Bowie. Dans "Whatever Happened to the Caped Crusader ?", Neil Gaiman fait dire à un Batman qui assiste à toutes ses morts possibles : "la fin de l'histoire de Batman, c'est qu'il est mort. Qu'est-ce que je pourrais faire d'autre ? Prendre ma retraite et jouer au golf ?". Bowie était comme Batman. Il s'était fait personnage de fiction comme un super-héros se déguise en chauve-souris géante. Que pouvait-il faire d'autre ?
Bowie est mort. Il reviendra. Je ne peux pas croire que la mort le retienne longtemps. "You don't get Heaven or Hell. Do you know the only reward you get for being Batman? You get to be Batman".
Une légende c'est vrai, et musicalement un génie. Mais que tout le monde passe l'éponge sur l'agression pédophile contre une gamine de 14 ans, ça me dérange...
RépondreSupprimerIl faut un lien ou quelque chose...
RépondreSupprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=SnViqstGsYs&t=11m24s
RépondreSupprimerhttps://news.google.com/newspapers?nid=1345&dat=19871119&id=xg8TAAAAIBAJ&sjid=6foDAAAAIBAJ&pg=6582,856145&hl=fr
Désolée, j'aurais effectivement dû fournir des liens.
Je lis ton billet en décalage.
RépondreSupprimerDe toute sa vie, ma mère ne m'a fait que trois recommandations musicales dont je me souvienne : "Echoes" de Pink Floyd ; Brian Ferry ; et David Bowie.
J'ai pris une gifle mélodique avec chacun des trois : le psychédélisme avec Floyd, le glam avec Roxy Music ("Manifesto", leur meilleur album), et David Bowie, ma préférence allant à la trilogie de Berlin parce que je suis un fan absolu de Brian Eno.
Tout ça pour dire qu'il me manque aussi. Comme Lemmy, d'ailleurs !