C'est Noël, et la chasse aux pauvres continue. Le Conseil départemental des Bouches-du-Rhône a décidé de verser cette année sa prime de Noël aux bénéficiaires du RSA sous forme de bons d'achats pour des jouets. "Car la prime n’était pas forcément utilisée pour l’enfant" nous dit une responsable. Ce pourrait être anecdotique - après tout, il ne s'agit jamais que d'une prime de 50€, pas de la prime de Noël étatique - si ce genre de proposition ne revenait régulièrement sur le tapis politique : verser les aides "en nature" ou, tout au moins, d'une façon qui évite aux pauvres de les détourner de leur destination officielle. Car derrière, il y a cette idée finalement très répandue : les pauvres sont pauvres parce qu'ils gèrent mal leur argent.
Fréquentant depuis un temps certain les salles des profs, il n'est pas rare que j'y entende l'une ou l'autre allusion à ce gamin doté d'un téléphone portable dernier cri ou de baskets à la mode alors que ses parents sont notoirement au chômage, ou pauvre, ou précaire, ou dans la dèche, quelque soit l'expression que l'on utilise pour les désigner. Miroir de la décision du Conseil départemental : les pauvres sont autant condamnés lorsqu'ils "gâtent" (entendez : "pourrissent") leurs enfants que lorsqu'ils ne le font pas au moment où l'on voudrait qu'ils le fassent. Les pauvres, finalement, auront toujours tort. De là à penser qu'à la précarité économique se rajouterait une certaine domination...
Mais n'allons pas trop vite en besogne. Revenons d'abord sur cette idée : les pauvres gèrent mal leur argent. N'a-t-elle pas quelque chose d'évident ? Après tout, c'est dans les catégories populaires que l'on rencontre le plus de personnes en situation de sur-endettement. Et puis, on imagine bien que des personnes peu qualifiées, gavées de télévision et de mass-médias débilitants, aient quelques difficultés à équilibrer un budget. C'est tout juste si on ne les imagine pas, l'un en marcel ouvrant une bière devant les Anges de la Téléréalité ou Confessions intimes, l'autre en djelaba, articulant à peine trois mots de Français... comment pourraient-ils s'en sortir ? Coincées entre les Bidochons et le racisme ordinaire, les représentations courantes, y compris dans une certaine presse "subversive", des classes populaires nous invitent facilement à accepter cette idée.
Alors, gèrent-ils si mal que cela, ces pauvres ? La sociologue Ana Perrin-Heredia a consacré sa thèse à la gestion du budget dans les classes populaires, et ce sur la base d'une ethnographie particulièrement fine d'une "zone urbaine sensible". Considérons le cas d'une de ses enquêtées, évoqué dans cet article. Chaque année, Mélanie ne paye pas son loyer du mois de décembre. Mauvaise gestion ? Pas du tout. Elle sait qu'elle pourra attendre la lettre de rappel du mois suivant et, en décembre, il y a des dépenses plus urgentes et que l'on ne peut repousser : les cadeaux des enfants... En Janvier, elle payera deux loyers et se "serrera la ceinture". Comme on le voit, ce n'est pas une erreur de gestion, mais au contraire une connaissance fine et une maîtrise des règles du jeu - combien de lettres de rappels on recevra, quels délais on peut s'autoriser... C'est pour la même raison que Mélanie préfère les chèques aux virements automatiques ou refuse de mensualiser sa taxe d'habitation : ces "erreurs de gestion", au regard d'un certain idéal des classes moyennes et supérieures, sont pour elle les conditions pour disposer de quelques marges de manœuvres.
Marges de manœuvres toutes relatives certes, car c'est bien la contrainte qui structure le rapport à la consommation de Mélanie et des autres enquêté.e.s d'Ana Perrin-Heredia. Mais elle apparaît comme étant bien peu la conséquence d'une mauvaise gestion. Au contraire, à voir comment ces femmes - car la gestion du budget est ici une activité bien féminine - parviennent à gérer leur situation, c'est un véritable "travail financier" (moneywork) qui apparaît : on guette en permanence les "bonnes affaires" et les promotions, on inspecte sans relâche les étiquettes pour comparer les prix ou les dates de péremption, et, souvent, on gère des stocks, que ce soit des stocks de nourriture - le congélateur est un allié précieux - de produits ménagers ou de quoique ce soit d'autres. Autant de pratiques qui demandent des capacités de calculs et de prévision que je ne suis pas sûr que la plupart des classes moyennes et supérieures mettent en œuvre au quotidien... Pour rester sur la question des jouets, la même Mélanie explique ainsi comment elle se constitue une "armoire aux trésors" avec des cadeaux trouvés en promotion "pour si des fois la souris elle passe ou si y'a un anniversaire d'un copain". Une façon aussi de faire face à la pénurie : on pourra continuer à offrir même si la situation financière se dégrade un peu plus...
On se rend compte, avec ces exemples, que la contrainte à laquelle font face les membres des classes populaires n'est pas seulement financière, comme l'analyse Ana Perrin-Heredia dans cet autre article. Il faut y ajouter une contrainte "interactionnelle" ou "sociale". Faire des cadeaux aux enfants à Noël est quelque chose de plus urgent, de plus essentiel finalement, que le respect des engagements contractuels, à rebours des conseils de "bonne gestion" dispensés auprès des classes populaires par les organismes spécialisés (CAF, travailleurs sociaux, associations spécialisées...). Alors que ces ménages font preuve souvent d'une véritable virtuosité dans l'ascétisme, il y a des dépenses "déplacées" d'un point de vue extérieur que l'on se permet parce que leur signification symbolique est forte. Suivons un autre cas, celui de Malika qui sait pourtant si bien éviter les "coups de folie" qu'elle évite purement et simplement de s'approcher des magasins qui pourraient la tenter :
Ce n'est pas que les classes populaires se laissent endoctriner par les sirènes trop séduisantes du capitalisme, de la télévision et de la consommation à outrance, comme le voudrait une lecture misérabiliste fort séduisante pour ceux qui cherchent la distinction. Il s'agit plutôt, au travers de consommations volontiers somptuaires, de refuser sa situation de dominés, de perdant de l'ordre social, et d'affirmer que l'on vaut mieux que cela. "Y’en a qui regarde le prix au kilo moi j’en suis pas encore arrivée à ce point-là..." dit Christine, l'une des enquêtées les plus pauvres rencontrée par Ana Herrin-Peredia. D'autres peuvent refuser d'aller dans les magasins de hard-discount. Ou se permettent des "coups de folie" quitte à prendre des risques... Cette "folie" n'apparaît finalement pas si "folle", et se contenter de les rappeler à la raison (raison de classe qui plus est) serait oublier les contraintes qui pèsent sur ces vies et sur ces choix.
C'est donc qu'au final, les pauvres ne sont pas pauvres parce que mauvais gestionnaires. Ce qui apparaît, aux membres des classes plus favorisées, comme des "erreurs de gestion" relève en fait soit de pratiques d'adaptation à la pauvreté - que bien des personnes plus favorisées s'avèreraient incapables de mettre en œuvre... - ou comme des pratiques d'adaptation (et de refus) de la disqualification sociale. Si on veut trouver une raison à la pauvreté, on ne pourra pas faire l'économie de s'interroger sur la domination et les rapports entre classes. Il faudra bien se demander pourquoi certains ne retirent pas de leur travail de quoi vivre décemment, ou pourquoi certains ne pouvant travailler sont condamnés à la survie... Et à côté de cette domination toute économique, il ne faudra pas en oublier une autre, plus "interactionnelle" ou "sociale".
Somme de ces deux dominations, bien des ménages enquêtés ont acheté des services dont ils n'ont tout simplement pas besoin comme un abonnement télévision-téléphone-Internet... sans ordinateur. Les démarcheurs fondent sur ces populations comme sur des proies faciles, les poussent au "coup de folie" et profitent ainsi de ce qui ressemble quand même fichtrement à une exploitation économique. Mais là encore, cela n'a grand chose à voir avec des "erreurs" de gestion, résultats d'une simple asymétrie d'information que l'on pourrait régler en étendant les délais de rétraction. Confrontés à des vendeurs aux allures et aux discours d'experts, leur assurant une "affaire exceptionnel" et s'impatientant volontiers s'ils tentent de lire un contrat écrit dans un vocabulaire hérmétique, les membres des classes populaires sont renvoyés à leur proverbiale incompétence économique, qu'ils en sont venus eux-mêmes à tenir comme évidente. Dans le rapport marchand, c'est-à-dire dans la rencontre avec le vendeur, les classes populaires sont ainsi placées en position de faiblesse non pas par une incapacité à gérer leur argent mais par leurs difficultés à rejeter les injonctions économiques et sociales qui leur sont faites :
Revenons à la proposition de verser tout ou partie des aides sociales "en nature", ce terme englobant les bons d'achat dont la destination est prescrite. A la lumière des travaux ici présentés, il devient claire que, comme d'autres propositions, elle est une mauvaise solution à un mauvais problème. Appuyée sur l'idée que les pauvres sont pauvres parce qu'ils gèrent mal leur argent, elle ne peut que passer à côté des véritables enjeux : l'étendue des inégalités, la faiblesse des salaires, le chômage, la misère, l'exploitation économique... Mais en outre, c'est une solution qui pourrait bien n'être rien d'autre que nuisible : en renvoyant à la figure des pauvres leur soi-disante incompétence économique, elle est de nature à renforcer une domination sociale, un ensemble de socialisation qui les désarme dans les interactions marchandes... et les conduit, théorème de Thomas oblige, se retrouver dans des situations encore plus précaires, jusqu'au sur-endettement. Charmant cadeau de Noël que l'on propose aux plus démunis : le message que, malgré leurs efforts quotidiens, ils demeurent par nature incompétent... et seuls responsables de leur pauvreté.
Fréquentant depuis un temps certain les salles des profs, il n'est pas rare que j'y entende l'une ou l'autre allusion à ce gamin doté d'un téléphone portable dernier cri ou de baskets à la mode alors que ses parents sont notoirement au chômage, ou pauvre, ou précaire, ou dans la dèche, quelque soit l'expression que l'on utilise pour les désigner. Miroir de la décision du Conseil départemental : les pauvres sont autant condamnés lorsqu'ils "gâtent" (entendez : "pourrissent") leurs enfants que lorsqu'ils ne le font pas au moment où l'on voudrait qu'ils le fassent. Les pauvres, finalement, auront toujours tort. De là à penser qu'à la précarité économique se rajouterait une certaine domination...
Mais n'allons pas trop vite en besogne. Revenons d'abord sur cette idée : les pauvres gèrent mal leur argent. N'a-t-elle pas quelque chose d'évident ? Après tout, c'est dans les catégories populaires que l'on rencontre le plus de personnes en situation de sur-endettement. Et puis, on imagine bien que des personnes peu qualifiées, gavées de télévision et de mass-médias débilitants, aient quelques difficultés à équilibrer un budget. C'est tout juste si on ne les imagine pas, l'un en marcel ouvrant une bière devant les Anges de la Téléréalité ou Confessions intimes, l'autre en djelaba, articulant à peine trois mots de Français... comment pourraient-ils s'en sortir ? Coincées entre les Bidochons et le racisme ordinaire, les représentations courantes, y compris dans une certaine presse "subversive", des classes populaires nous invitent facilement à accepter cette idée.
Alors, gèrent-ils si mal que cela, ces pauvres ? La sociologue Ana Perrin-Heredia a consacré sa thèse à la gestion du budget dans les classes populaires, et ce sur la base d'une ethnographie particulièrement fine d'une "zone urbaine sensible". Considérons le cas d'une de ses enquêtées, évoqué dans cet article. Chaque année, Mélanie ne paye pas son loyer du mois de décembre. Mauvaise gestion ? Pas du tout. Elle sait qu'elle pourra attendre la lettre de rappel du mois suivant et, en décembre, il y a des dépenses plus urgentes et que l'on ne peut repousser : les cadeaux des enfants... En Janvier, elle payera deux loyers et se "serrera la ceinture". Comme on le voit, ce n'est pas une erreur de gestion, mais au contraire une connaissance fine et une maîtrise des règles du jeu - combien de lettres de rappels on recevra, quels délais on peut s'autoriser... C'est pour la même raison que Mélanie préfère les chèques aux virements automatiques ou refuse de mensualiser sa taxe d'habitation : ces "erreurs de gestion", au regard d'un certain idéal des classes moyennes et supérieures, sont pour elle les conditions pour disposer de quelques marges de manœuvres.
Marges de manœuvres toutes relatives certes, car c'est bien la contrainte qui structure le rapport à la consommation de Mélanie et des autres enquêté.e.s d'Ana Perrin-Heredia. Mais elle apparaît comme étant bien peu la conséquence d'une mauvaise gestion. Au contraire, à voir comment ces femmes - car la gestion du budget est ici une activité bien féminine - parviennent à gérer leur situation, c'est un véritable "travail financier" (moneywork) qui apparaît : on guette en permanence les "bonnes affaires" et les promotions, on inspecte sans relâche les étiquettes pour comparer les prix ou les dates de péremption, et, souvent, on gère des stocks, que ce soit des stocks de nourriture - le congélateur est un allié précieux - de produits ménagers ou de quoique ce soit d'autres. Autant de pratiques qui demandent des capacités de calculs et de prévision que je ne suis pas sûr que la plupart des classes moyennes et supérieures mettent en œuvre au quotidien... Pour rester sur la question des jouets, la même Mélanie explique ainsi comment elle se constitue une "armoire aux trésors" avec des cadeaux trouvés en promotion "pour si des fois la souris elle passe ou si y'a un anniversaire d'un copain". Une façon aussi de faire face à la pénurie : on pourra continuer à offrir même si la situation financière se dégrade un peu plus...
On se rend compte, avec ces exemples, que la contrainte à laquelle font face les membres des classes populaires n'est pas seulement financière, comme l'analyse Ana Perrin-Heredia dans cet autre article. Il faut y ajouter une contrainte "interactionnelle" ou "sociale". Faire des cadeaux aux enfants à Noël est quelque chose de plus urgent, de plus essentiel finalement, que le respect des engagements contractuels, à rebours des conseils de "bonne gestion" dispensés auprès des classes populaires par les organismes spécialisés (CAF, travailleurs sociaux, associations spécialisées...). Alors que ces ménages font preuve souvent d'une véritable virtuosité dans l'ascétisme, il y a des dépenses "déplacées" d'un point de vue extérieur que l'on se permet parce que leur signification symbolique est forte. Suivons un autre cas, celui de Malika qui sait pourtant si bien éviter les "coups de folie" qu'elle évite purement et simplement de s'approcher des magasins qui pourraient la tenter :
De même, Malika a pu s’autoriser des dépenses « futiles » (là aussi toujours modérées) comme, par exemple, lorsqu’elle s’est endettée auprès d’un de ses frères (à hauteur de 800 euros) et a utilisé l’intégralité de la prime de naissance de son dernier-né pour s’acheter notamment une chambre avec un grand lit et une armoire.
Pour comprendre, cette « folie », c’est-à-dire le fait qu’alors même que Malika fait preuve d’une extrême rigueur dans toutes ses dépenses, elle ait pu réaliser un tel achat, il faut l’envisager comme une « consommation de prestige » pour ces femmes musulmanes, une dépense à laquelle « l’individu ne peut se soustraire que s’il renonce à la fréquentation de ses semblables, à son appartenance au groupe en tant que tel » [Elias]. Les entretiens ont en effet montré l’attachement de la plupart d’entre elles pour ce bien, à l’instar de ce qu’exprime Kaoutar : « Je lui dit [à son mari] : “ça fait treize ans de mariage, je rêve d’avoir une chambre comme tout le monde !” et pour lui c’est pas important ! »
La chambre à coucher apparaît alors comme un marqueur distinctif d’un certain statut social au sein de ce groupe. Ce type de bien révèle l’enjeu non économique (réputation, honneur, honte, etc.) de l’accès à l’économie : la dépense n’est pas seulement un système de classement dans un ordre économique mais bien un système de classement dans un ordre symbolique. Et il en va ainsi de nombre d’achats, en particulier ceux destinés aux enfants, comme les vêtements et les chaussures de marques ou, plus quotidiennement, les goûters destinés à être consommés dans la cour de récréation, c’est-à-dire au vu et au su de tous.
Ce n'est pas que les classes populaires se laissent endoctriner par les sirènes trop séduisantes du capitalisme, de la télévision et de la consommation à outrance, comme le voudrait une lecture misérabiliste fort séduisante pour ceux qui cherchent la distinction. Il s'agit plutôt, au travers de consommations volontiers somptuaires, de refuser sa situation de dominés, de perdant de l'ordre social, et d'affirmer que l'on vaut mieux que cela. "Y’en a qui regarde le prix au kilo moi j’en suis pas encore arrivée à ce point-là..." dit Christine, l'une des enquêtées les plus pauvres rencontrée par Ana Herrin-Peredia. D'autres peuvent refuser d'aller dans les magasins de hard-discount. Ou se permettent des "coups de folie" quitte à prendre des risques... Cette "folie" n'apparaît finalement pas si "folle", et se contenter de les rappeler à la raison (raison de classe qui plus est) serait oublier les contraintes qui pèsent sur ces vies et sur ces choix.
C'est donc qu'au final, les pauvres ne sont pas pauvres parce que mauvais gestionnaires. Ce qui apparaît, aux membres des classes plus favorisées, comme des "erreurs de gestion" relève en fait soit de pratiques d'adaptation à la pauvreté - que bien des personnes plus favorisées s'avèreraient incapables de mettre en œuvre... - ou comme des pratiques d'adaptation (et de refus) de la disqualification sociale. Si on veut trouver une raison à la pauvreté, on ne pourra pas faire l'économie de s'interroger sur la domination et les rapports entre classes. Il faudra bien se demander pourquoi certains ne retirent pas de leur travail de quoi vivre décemment, ou pourquoi certains ne pouvant travailler sont condamnés à la survie... Et à côté de cette domination toute économique, il ne faudra pas en oublier une autre, plus "interactionnelle" ou "sociale".
Somme de ces deux dominations, bien des ménages enquêtés ont acheté des services dont ils n'ont tout simplement pas besoin comme un abonnement télévision-téléphone-Internet... sans ordinateur. Les démarcheurs fondent sur ces populations comme sur des proies faciles, les poussent au "coup de folie" et profitent ainsi de ce qui ressemble quand même fichtrement à une exploitation économique. Mais là encore, cela n'a grand chose à voir avec des "erreurs" de gestion, résultats d'une simple asymétrie d'information que l'on pourrait régler en étendant les délais de rétraction. Confrontés à des vendeurs aux allures et aux discours d'experts, leur assurant une "affaire exceptionnel" et s'impatientant volontiers s'ils tentent de lire un contrat écrit dans un vocabulaire hérmétique, les membres des classes populaires sont renvoyés à leur proverbiale incompétence économique, qu'ils en sont venus eux-mêmes à tenir comme évidente. Dans le rapport marchand, c'est-à-dire dans la rencontre avec le vendeur, les classes populaires sont ainsi placées en position de faiblesse non pas par une incapacité à gérer leur argent mais par leurs difficultés à rejeter les injonctions économiques et sociales qui leur sont faites :
En définitive, le rapport à la dimension sociale de la contrainte économique peut se définir comme la manière dont les individus se sentent autorisés ou non à résister aux pressions sociales exercées à leur encontre pour qu’ils consomment d’une certaine manière, en augmentant leurs dépenses ou, au contraire, en les ajustant à leur revenu. Ce serait donc dans la manière d’accepter ou, au contraire, de lutter contre les effets d’imposition contenus dans la dimension sociale de la domination économique que résiderait l’une des clés de bien des variations de la structure de consommation de ménages aux caractéristiques économiques apparemment similaires. Il devient ainsi possible de penser autrement les « tentations » auxquelles cèdent, parfois, les plus démunis économiquement, quitte, aux yeux de certains accompagnateurs budgétaires, à aggraver leur situation économique.
Revenons à la proposition de verser tout ou partie des aides sociales "en nature", ce terme englobant les bons d'achat dont la destination est prescrite. A la lumière des travaux ici présentés, il devient claire que, comme d'autres propositions, elle est une mauvaise solution à un mauvais problème. Appuyée sur l'idée que les pauvres sont pauvres parce qu'ils gèrent mal leur argent, elle ne peut que passer à côté des véritables enjeux : l'étendue des inégalités, la faiblesse des salaires, le chômage, la misère, l'exploitation économique... Mais en outre, c'est une solution qui pourrait bien n'être rien d'autre que nuisible : en renvoyant à la figure des pauvres leur soi-disante incompétence économique, elle est de nature à renforcer une domination sociale, un ensemble de socialisation qui les désarme dans les interactions marchandes... et les conduit, théorème de Thomas oblige, se retrouver dans des situations encore plus précaires, jusqu'au sur-endettement. Charmant cadeau de Noël que l'on propose aux plus démunis : le message que, malgré leurs efforts quotidiens, ils demeurent par nature incompétent... et seuls responsables de leur pauvreté.
Le bon d'achat pour des jouets est vraiment absurde... Si on pousse la logique du Conseil Général, ce bon d'achat OBLIGE à une dépense "jouet".
RépondreSupprimerElle empêchera donc les parents qui le souhaiteraient d'utiliser une partie de cet argent pour financer du matériel scolaire/acheter des vêtements ou des jouets d'occasion trouvé sur le bon coin...
Bref autant de dépense qui seraient perçues par le Conseil Général comme "une gestion rationnelle de l'argent" et qui peuvent être préférées à l'achat de jouets neufs.
Toutes les familles ne célèbrent pas Noël, ou n'y attachent pas la même importance (notamment si les parents viennent d'une culture dans laquelle la fête est peu ou pas présente).
J'ai partagé ce très bon papier et me suis retrouvée quand même avec ces idées comme quoi, un parent pauvre ne doit pas dépenser l'argent autrement que pour acheter un jouet neuf pour les enfants, parce que ça, c'est être un bon parent.
RépondreSupprimerC'est juste du putain de mépris de classe, quand les gens doivent choisir concrètement entre bouffer et payer le chauffage, franchement, les jouets en plastoc du supermarché fabriqués par des enfants esclaves d'Asie, c'est du foutage de gueule.
Et si un chouette Noël, c'était aussi un bon repas, une bonne chaleur, des jouets artisanaux ou fabriqués en famille ou trouvés 10 mois plus tôt ou une bonne paire de pompes?
C'est répugnant comme condescendance, cette idée qu'on sait mieux que les pauvres ce qui est bon pour eux.
Ce qui est bon pour eux, ce ne sont pas des bons d'achat ou des aumônes, mais des revenus suffisants tout au long de l'année!
Merci pour ce billet.
RépondreSupprimerJe me demande s'il n'y a pas également une part de racisme dans cette idée d'imposer des bons pour des jouets. Je suppose que les personnes qui décident ou participent à la décision de ce genre de choses n'ignorent pas que les familles musulmanes ne fêtent pas Noël.
Bonjour. Je suis assez surpris du postulat de départ de cet article parce que la "prime de Noël" est versée par la CAF, pas par les services du Conseil Départemental, par virement sur le compte des bénéficiaires et le montant est variable selon la composition familiale et est dans tous les cas supérieur au montant que vous indiquez... JE relirai votre article plus attentivement un peu plus tard, mais là je suis assez en désaccord avec le portrait que vous faites des travailleurs sociaux (je suis bien placé, j'en suis un et je ne me retrouve pas dans votre caricature). Un petit problème de mauvaises sources et d'emballement, peut-ëtre?
RépondreSupprimerLisez l'article de 20 Minutes auquel je renvoie pour les détails sur la prime de Noël départementale en question. Et lisez aussi les articles d'Ana Perrin-Heredia pour des détails sur le travail des accompagnateurs budgétaires, que je n'évoque ici que dans une parenthèse. Pourquoi commenter un texte que vous avez lu trop vite ? L'emballement, je le crains, est de votre côté.
RépondreSupprimerMerci pour cet article !
RépondreSupprimerEt si nous allions jusqu'au bout de leur logique "d'aide à la gestion" et réglons les dividendes des actionnaires en "bons d'impôts"? La mauvaise gestion n'est effectivement pas là où on le croit.
Merci pour cet article.
RépondreSupprimerJeune diplômée après un an de chômage j'use et abuse aussi des subterfuges mentionnés dans l'article. Faire un chèque pour les courses la veille du virement des aides parce que le frigo est vide et ma CB bloquée c'est courant.
Cette année on a mis 50€ dans un chauffage d'appoint plutôt que d'allumer le chauffage. Parce qu'on ne pouvait pas payer les frais de réparation de la chaudière. Ça fera grimper la facture EDF mais baisser celle du gaz et l'un dans l'autre c' est les cadeaux de Noël qu'on peut se permettre.
Demander à un copain un plein d'essence contre un chèque à déposer plus tard aussi je le fais souvent.
Et ce qu'on oublie souvent c'est qu'avec l'ensemble des organismes qui nous tombent sur le nez c'est un travail à temps plein de gérer les litiges avec la caf et de remplir les papiers. Récemment on a eu un courrier qui demande tous les justificatifs de 2014 pour la caf. Caf fermées depuis un mois à cause du vigipirate. Obligés de prendre des rdv à l' autre bout de la ville. Sous peine d'avoir un rappel des allocs ou les vivres coupés. Ça et là secu qui affilié de travers ou supprimé les dossiers par inadvertance et le pôle emploi et ses dates fluctuantes d'actualisation et de versements des are...
Non c'est sur, être pauvre c'est pas simple et en plus de nous prendre pour des incapables on nous rajoute des pressions administratives sans bornes.
Salut,
RépondreSupprimerÉducateur spécialisé, je vais partager l'article. Je suis d'accord avec à peu près tout (comme souvent ici). Juste un point: selon les lieux d'exercice, les pratiques des travailleurs sociaux ne sont pas les mêmes. Il y a des lieux où la pression administrative est forte, empêchant la pensée de s'élaborer. Entraînant les maladresses (violences symboliques) citées au début de l'article.
Dans nos formations on nous apprend plutôt à se decentrer, à essayer d'envisager la situation du point de vue de l'autre, à travailler sur les fausses évidences et les représentations spontanées qui nous habite (tous).
Ce que permet aussi la socio, la psycho, et qqchose de propre à notre champs, je crois, les sessions d'analyse des pratiques.
2 choses donc:
-le travailleur social n'est pas toujours l'agent contrôleur d'un ordre social pourri, il fait acte de subversion.
- à condition de se remettre en question, et d'avoir une pensée politique, pour dézoomer un peu à la fois sur son métiers et sur la société qui nous emploie (oui, tt ça c'est synonyme de lutter). Je conseille à ce titre la lecture de Michel Chauvière, sociologue du social. Il permet de décrypter les rapports de domination qui jouent dans le social, aussi bien qu'à travers lui.
Enseignant moi aussi, j'entends régulièrement ce genre de préconisations également (pas systématiquement proférées par d'autres professeurs, mais bien souvent malgré tout). Au delà de tout ce que vous détaillez très pertinemment, c'est un discours que je trouve 'dégueulasse' (pardonnez le terme, mais c'est ce qu'il m'inspire) car il transforme la solidarité en charité. Il sous-entend que contribuer (indirectement ou non) à la subsistance de personnes démunies donne un droit de regard sur la manière dont ces personnes peuvent et doivent se comporter.
RépondreSupprimerEn d'autres termes, moi qui bénéficie d'une aisance matérielle, je fais ce que je veux (et j'achète le dernier gadget connecté hors de prix pour aller faire joujou sur mon Facebook), mais tous ces pauvres incapables de se discipliner, je juge que leur comportement est irresponsable et je prétends le réguler.
C'est ignoble à tous points de vue. Mais c'est aussi assez révélateur d'une tendance de société, je trouve.
Merci de votre article.
Aujourd'hui secrétaire dans un service social, préalablement stigmatisée en tant que pauvre et surendettée, j'ai envi de dire Merci pour cet article qui fait du bien, et qui vient compléter celui de Ana Perrin-Heredia paru dans une revue ASH, cette année ou l'an dernier.
RépondreSupprimerCette stigmatisation, nous la vivons au quotidien, nous sommes, et nous nous sentons obligés, en permanence, de nous justifier... Humiliés, nous vivons tout cela avec une culpabilité permanente, puisque prises entre différentes injonctions, tout en sachant que ces injonctions sont prises dans des clichés. Les mères sont particulièrement touchées, en ce sens qu'elles devraient être surhumaines : tout faire pour leurs enfants (être des femmes sacrificielles)/Ne pas en faire des "enfants rois" (être des mères "responsables")... dans une société de consommation et de compétition. Bref.
J'aurai envi d'ajouter que ce contexte fabrique aussi des rapports de domination au sein même des classes populaires, et des pauvres, comme si il fallait, pour ne pas faire partis des exclus, ou pour l'être moins, adopter les codes et le langage de ceux qui stigmatisent (on peut remarquer le même phénomène pour ce qui est du racisme).
Bien cordialement.