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18 mai 2015

En finir avec l'opposition égalité/équité


Vous êtes peut-être déjà tombé sur l'image ci-dessus : sur Facebook, sur Twitter, sur Tumblr, dans un mail qu'un ami vous aura envoyé, sur un blog, un site ou que sais-je encore. Et vous vous êtes peut-être dit "ah ben ouais, pas con, tiens". C'est la force des memes : un message simple, un brin d'humour, l'apparence de l'évidence, et donc un pouvoir de conviction très important par rapport aux efforts déployés. Il y aurait tout une étude à faire sur leurs effets sur les perceptions et les comportements politiques. Mais ce n'est pas le sujet ici. Si ce dessin a particulièrement retenu mon attention, c'est que l'on ne peut pas étudier, et encore moins enseigner, la sociologie et l'économie sans chopper quelques notions de philosophie de la justice au passage. Et donc sans s'énerver lorsque l'on voit une erreur répétée, encore et encore...

Quel problème, donc, avec cette image ? Pour le dire de façon directe, l'opposition qu'elle présente entre l'égalité et l'équité est purement artificielle. Pire : elle est fausse. Elle n'a en fait aucun sens. "Egalité" et "équité" ne sont pas des termes alternatifs ou opposés, pas plus que ne le sont "équilibré" et "beau" pour un tableau.

Regardons les deux images : elles présentent deux situations différentes, certes, mais il n'y a pas l'égalité d'un côté et son contraire de l'autre. On peut trouver de l'égalité des deux côtés. Simplement, ce n'est pas la même égalité qui est en jeu. Dans le premier cas, nous avons égalité entre les trois personnages du point de vue du nombre de caisse à leur disposition. Chacun a une caisse (vous pouvez recompter si vous avez un doute). C'est l'égalité que l'image entend dénoncer : donner autant à tous, nous suggère-t-on, n'est pas juste. Fort bien. Mais la seconde image présente elle aussi une situation d'égalité : cette fois, les trois personnages ont un accès égal au match de baseball. Certes, ils n'ont plus le même nombre de caisse, mais ils sont autant égaux que, disons, une personne en fauteuil roulant et une personne capable de marcher le sont si l'un a accès à une rampe et l'autre à un escalier. Il n'y a pas d'un côté "l'égalité" dans toute sa pureté et de l'autre quelque chose qui serait "l'équité". Chacun des côtés de l'image met simplement l'accent sur une égalité différente : égalité du nombre de caisses versus égalité d'accès au match.

Si on regarde bien, il y a aussi des deux côtés des inégalités. Dans le premier cas, c'est évident puisque c'est que l'image entend mettre en avant : il n'y a pas un égal accès au match. Dans le second cas, il y a aussi une inégalité : chacun n'a pas le même nombre de caisse. Autrement dit, prendre pour objectif l'une ou l'autre des égalité revient à accepter d'autres inégalités par ailleurs. La question est "les inégalités que l'on accepte sont-elles justes ?". L'image suggère que dans le premier cas, la réponse est "oui", dans le second cas, la réponse est "non".

Savoir quelles sont les inégalités justes, c'est savoir si elles sont équitables. L'équité n'est pas un terme opposé à celui d'égalité : l'expression désigne le jugement porté sur une répartition donnée des ressources. Les notions d'égalités et d'inégalités renvoient, elles, à la dimension objective de cette répartition. Savoir si deux individus sont égaux ou inégaux n'est pas affaire de jugement moral, c'est affaire de mesure. Amélie et Bertrand sont-ils égaux ? Cela peut se vérifier : ont-ils les mêmes droits ? Ont-ils les mêmes chances d'accès à certaines ressources ? Ont-ils les mêmes ressources ? Si Bertrand a un salaire plus élevé qu'Amélie, ils ne sont pas égaux. Mais, dans nos sociétés, on considérera généralement que si cela découle du fait que Bertrand travaille plus qu'Amélie, cette inégalité est équitable, c'est-à-dire juste. Et si jamais elle découle du fait qu'ils existent des discriminations à l'endroit d'Amélie parce qu'elle est une femme, on considérera généralement cette inégalité comme inéquitable, c'est-à-dire injuste. Amélie a peut-être droit à un congé maternité plus long que le congé paternité de Bertrand, mais cette inégalité sera considérée comme équitable puisque Amélie est enceinte et accouche et pas Bertrand (si Amélie est une femme cis et Bertrand un homme cis bien sûr).

L'équité, elle, n'est pas une question de mesure : c'est une question de choix politique. La justice n'est pas inhérente à une distribution des ressources. On peut trouver la partie gauche de l'image parfaitement juste : après tout, elle ne fait que mettre en œuvre l'idée de "revenu universel" d'un Milton Friedman, que peu de monde aurait classé parmi les passionarias de l'égalitarisme à tout crin... On a donné autant à chacun, et ensuite, les "talents naturels" de chacun font la différence. C'est le principe du marché, et celui-ci est un principe de justice : la compétition est égale, et les meilleurs seront récompensés. Dans cette conception libertarienne, l'égalité est d'abord l'égalité des chances, la méritocratie (et de ce point de vue, l'image pourrait donner lieu à une belle réflexion : "est-ce que l'égalité des chances est juste ?"). A celle-ci, notre meme oppose une conception de la justice emprunté à Ronald Dworkin : celui-ci considère que certaines inégalités, celles qui sont le résultat du hasard, doivent être compensée par une intervention, forcément inégalitaire, de l'Etat. Ainsi, être petit étant le résultat du hasard et non une conséquence du choix des individus, il est légitime, au nom de l'égalité, de donner plus de caisses à certains. Dans cette conception "libérale" (au sens américain, donc "de gauche"), l'objectif d'égalité des situations est plus important.

On voit ainsi que savoir si une situation est équitable ou non revient à savoir quelle est la forme d'égalité que l'on préfère. L'équité, c'est répondre à la question "l'égalité de quoi ?". Dworkin défend d'ailleurs (et Will Kymlicka avec lui dans ce livre que vous devriez tous lire) que toutes les théories modernes de la justice s'appuie sur la valeur ultime de l'égalité, c'est-à-dire sur l'idée que chaque individu compte autant qu'un autre. Opposer égalité et équité n'a donc pas de sens, et cette opposition ne trouvera de soutien nulle part dans la philosophie politique.

Simple question de vocabulaire ? Raffinement inutile d'un petit prof de SES qui radote sur son blog ? Peut-être. Sauf que... pourquoi cette opposition si elle ne se trouve pas dans la littérature spécialisée ? D'où vient-elle ? Pour la France, les choses sont bien connues. L'opposition "égalité/équité" trouve son origine dans... le rapport La France de l'an 2000 rédigé par Alain Minc pour le premier ministre Edouard Balladur en 1995. Oui, ça ne nous rajeunit pas. Ce rapport préparait la candidature du dit premier ministre à la présidentielle. Et, par un tour de passe passe théorique, il cherchait surtout à légitimer des inégalités économiques les plus grandes possibles, celles qui seraient produites par des mesures de "libéralisation" économique, en dévalorisant le "principe d'égalité" au profit du plus moderne, plus chic et pour tout dire plus américain tout nouveau tout beau "principe d'équité".

Pour cela, Minc, dont on ne saurait faire la part entre la vraie malveillance et la pure incompétence, tordait à n'en plus finir la pensée de John Rawls. Celui-ci a formulé, en 1971, une théorie libérale de la justice, "libérale" renvoyant une fois de plus au sens américain. Il y avançait notamment l'idée que les inégalités sont justes si tant est qu'elles sont favorables aux plus défavorisés. C'est le cas sur notre meme par exemple : on distribue différemment les caisses afin que leur répartition soit plus favorables aux plus petits. Mais certains l'entendirent d'une autre oreille et y adjoignirent la "théorie du déversement" : les inégalités en faveur des riches sont justes parce que leur richesse va au final être favorable aux plus pauvres... Comme Rawls parle de la "justice comme équité", le mot était là, et il ne restait plus qu'à vouer aux oubliettes de l'histoire l'aspiration à la réduction des inégalités pour y substituer celle à des inégalités plus grandes.

Voilà donc ce que reprend joyeusement cette image. Avec d'autres éléments, elle contribue un peu plus à dévaloriser l'idée que la poursuite de la réduction des inégalités, et particulièrement des inégalités économiques, est un objectif politique valable. On peut être d'accord avec son message - à titre personnel, j'ai plus de sympathie pour la partie droite de l'image que pour son côté gauche - mais regretter qu'elle contribue ainsi à scier la branche sur laquelle on est assis. Car au lieu de chercher à défendre l'égalité, elle fait le travail d'une grande partie de la droite qu'elle combat en vouant cette valeur au gémonies. C'était pourtant parfaitement faisable, comme le montre l'image suivante qui a largement ma préférence :


Tirons une dernière leçon de tout cela : quand vous opposez "égalité" et "équité", vous reprenez la propagande d'Alain Minc pour Edouard Balladur en 1995. Relisez cette phrase plusieurs fois. Puis, allez vous rouler en boule dans un coin et pleurez. Je viendrais vous taper sur le dos en disant "là, là, ça va aller, c'est fini" quand j'aurais le temps.

8 commentaires:

  1. Article très éclairant, merci !

    J'ai vu l'usage de cette image avec une légende différente concerant le handicap : intégration (à gauche) et inclusion (à droite).

    Ca rentre dans la même superficielle dichotomie je suppose.

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  2. Alors pour le coup, je ne suis pas trop d'accord avec votre analyse néanmoins intéressante des erreurs colportées sur ces notions. Que la pensée de Rawls soit une pensée libérale et donc classée à gauche aux EU est incontestable, encore faut-il préciser qu'il n'existe pas de gauche absolue ! La gauche libérale est tout sauf une gauche d'inspiration socialiste évidemment... Mais quand vous suggérez que Rawls ne pense qu'aux aides sociales (aux diverses formes des mesures de compensation des inégalités) quand il parle d'une inégalité qui profite aux plus défavorisés (ce que j'ai déjà entendu d'amis de gauche justement : donner plus aux défavorisés et moins au favorisés), vous vous trompez selon moi ! Rawls pense que les inégalités sont justifiées quand elles correspondent à des positions ouvertes à tous (nous retrouvons l'équité : juste égalité des chances) et quand elles profitent aux plus démunis, non seulement en ce qui concerne l'aide que l'on peut leur apporter (ici, la caisse en plus pour voir le match) mais bien aussi en ce qui concerne les inégalités de richesse qui sont justifiées par la liberté. L'un ne va pas sans l'autre ! Rawls n'est pas non plus le penseur du ruissellement pour lequel l'extrême richesse finit par profiter à tous, mais ce n'est pas seulement un penseur de l'inégalité nécessaire des aides sociales ou de la discrimination positive ! On ne peut justifier une correction des inégalités que si l'on a d'abord justifié ces inégalités elles-mêmes ! Quel besoin de compenser des inégalités qui n'existeraient pas ? Et Rawls ne parle pas des inégalités "naturelles" mais bien de celles issues du choix rationnel de l'équité à partir de son hypothèse du "voile d'ignorance"... Bref, la justice comme fairness, c'est tout de même une histoire d'égalité des chances et de compensation des inégalités quand c'est nécessaire. L'objectif n'est pas la suppression des inégalités, la contestation de leur apparente justification, mais bien la continuation d'un état de fait (la société est inégalitaire en raison du principe de différenciation qui vient de la liberté individuelle) sous une forme la moins insupportable possible pour les moins favorisés... Est-ce vraiment alors une pensée de gauche comme nous pouvons l'entendre dans la vieille Europe dépassée par son manque de pragmatisme et de rationalité ? C'est avant tout une pensée libérale qui constate et tente de justifier rationnellement des inégalités dont l'origine n'est pas - en réalité - la différenciation des libertés, mais bien d'autres inégalités de pouvoir, de position, de patrimoine...
    Rawls répondrait sans doute : il faut que chacun ait accès aux positions, mais l'on voit bien alors qu'il s'agit d'une pétition de principe, d'une expérience de pensée qui n'a aucun sens concret, aucune réalité historique et qui ne peut en avoir... De même, l'idée selon laquelle il serait juste que Bertrand gagne plus qu'Amélie parce qu'il travaillerait plus, déjà hautement contestable, ne correspond surtout à aucune réalité ! Ceux qui gagnent le plus dans nos sociétés ne sont pas ceux qui travaillent le plus, au contraire, les revenus du capital comme on dit étant supérieurs à ceux du travail... Donc, je résume, on reproche à ceux qui veulent en finir avec les inégalités sociales et non les atténuer d'être des utopistes, mais le pragmatisme libéral consiste surtout à "bénir" un état de fait et à chercher à le prolonger en lui donnant la caution - abstraite et spéculative - de la rationalité et de la bienveillance équitable...

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  3. Merci pour cet article. Je me permets de signaler que j'ai repéré plusieurs fautes (toutE étude, compenséeS, une répartition favorablE, et peut-être d'autres...)

    C'est vrai que cette image est utilisée pour faire polémique je pense... Pour contrer les partisans de "l'égalité" : on dirait que c'est la mode en ce moment. Votre explication est intéressante.

    D'ailleurs, je viens de terminer ma licence en Sciences de l'éducation et lorsqu'on étudie les politiques d'éducation prioritaire, les profs ont tendance à dire qu'on passe d'une politique d'égalité à une politique d'équité, dans le sens "donner plus à ceux qui ont moins" (dès 1981 du coup).
    Mais l'objectif final reste l'égalité. L'équité serait plutôt un moyen pour atteindre l'égalité, non ?

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  4. Très intéressante discussion, vraiment éclairante, à la fois sur la manipulation et/ou la récupération des images/ symboles à des fins politiques, où comment faire dire ce que l'on veut à une image... Les deux mots partagent la racine latine "aequitas, -atis « esprit de justice, égalité, juste proportion ».
    L'équité est donc une forme d'égalité, l'intérêt de cette image est surtout qu'elle suscite le débat, qu'elle peut s'adapter à de nombreuses situations comme le souligne un commentaire sur le handicap, peut-être la légende pourraient simplement être "égalité?", non ?

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  5. Par ailleurs, voulons-nous d'un monde dont les habitants sont des spectateurs obnubilés par le sport ? Voulons-nous encourager les resquilleurs qui refusent de payer pour voir le match ? Pouvons-nous rester les bras croisés sans condamner un sport incompréhensible tel que le Base-Ball ?
    :-D

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  6. Merci pour cette réflexion qui éclaircit beaucoup de choses assez évidentes mais... Bien formulé ça remet les idées en place ! Une petite suggestion en lisant le passage sur les inégalités de salaires, je me suis dit qu'il serait intéressant de parler des inégalités de patrimoine sous ce prisme. A moins que vous ne l'ayez déjà fait dans un autre article ?

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  7. Sauf que l'image original ne véhicule pas du tout cette idée! Il lui manque la troisième vignette, celle où la barrière a disparue...

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  8. La troisième vignette ne figure pas dans l'image originale : il s'agit d'un ajout tardif, et pas moins problématique (ne serait-ce que dans l'interprétation, qui devient franchement compliquée). Quant à savoir si l'image véhicule ou non "cette idée", je ne sais pas de laquelle vous parlez...

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