Et voilà donc que Philippe Val s'en prend à la "vulgate sociologique" comme un "totalitarisme mou" dont les "déterminismes sociaux" opposés à la "responsabilité individuelle" aurait conduit à rien de moins que les assassinats des membres de Charlie Hedbo. Ben voyons. C'est manifestement complètement absurde, mais du genre d'absurdité qui s'installe tranquillement dans les médias. Le coup des "excuses sociologiques", ce n'est malheureusement pas nouveau, un grand classique même d'une certaine droite - suivez mon regard, oui, là, vers cette extrémité.
Voici donc la "pensée" de Val - je met des guillemets à "pensée" parce que, les médias français devraient le savoir depuis le temps, on a les intellectuels qu'on mérite. Un autre résumé peut être trouvé dans la lettre ouverte de l'historien Gabriel Galvez-Behar à l'animateur de l'émission de radio que je vous encourage vivement de lire dans son entièreté, une argumentation simple, claire et efficace :
Faisons un effort, un sacrifice intellectuel même : essayons de prendre un instant les propos de Val au sérieux. Je sais, c'est difficile, ça fait mal, mais soyez courageux avec moi. Pour qu'il y ait responsabilité, il faut qu'il y ait liberté : on me l'accordera sans peine, c'est l'une des bases de la pensée libérale moderne (libérale n'étant pas, ici, pris dans son sens économique - souvent péjoratif - courant). C'est d'ailleurs compris dans ce discours très banal sur les "excuses sociologiques" : les "déterminismes sociaux" seraient la négation de la liberté des individus et donc les déresponsabiliseraient.
Un problème se pose alors : qu'est-ce que la liberté ? Ou plutôt comment peut-on en rendre compte scientifiquement ? Une réponse peut se trouver dans l'ouvrage classique de Peter Berger Invitation à la sociologie (1963). Elle tient en quelques mots : "on ne peut pas". Scientifiquement, la liberté n'existe pas. C'est-à-dire que si l'on se donne pour objectif d'expliquer les comportements des individus, la liberté ne peut jamais constituer une explication satisfaisante. La démonstration de Berger étant aussi implacable que magnifiquement écrite, je ne la gâcherais pas plus avec mes maladresses et je vous laisse lire un extrait de son chapitre 6 :
On le voit : la liberté, et donc son corollaire, la responsabilité, est étrangère au discours scientifique, et par conséquent étrangère au discours sociologique. Dire que A est la cause de B ne signifie pas que A est responsable de la mort de B : la balle qui rentre dans votre cœur est la cause de votre mort, en est-elle responsable ? Le soldat qui a appuyé sur la gâchette est incontestablement une autre cause, mais l'ordre qu'il a reçu n'a-t-il rien à voir dans cette histoire ? Et cette ordre aurait-il été donné s'il n'y avait la guerre ? Et cette guerre n'a-t-elle pas elle aussi des causes ? On peut ainsi remonter la chaîne très loin. Attribuer une responsabilité, c'est faire un choix dans les causes, en élire une ou plusieurs à un statut particulier qui ne repose sur aucune base scientifique mais sur des questions éthiques, philosophiques et politiques. Fondamentalement, attribuer une responsabilité est une activité sociale : c'est à celle-ci que sont dédiées des institutions comme les tribunaux et la Justice.
La science a évidemment quelques conséquences sur l'attribution des responsabilités, il serait idiot le nier. Si nous pouvons aujourd'hui attribuer la responsabilité d'un ouragan aux activités polluantes des humains, c'est parce que notre connaissance des causalités à l’œuvre dans les phénomènes climatiques s'est considérablement améliorée - et que nous ne sommes plus obligés d'invoquer l'intervention divine, même si cela n'empêche pas certains d'essayer... Il en va de même pour la sociologie : en reconstituant les causes, nécessairement nombreuses, des phénomènes sociaux, y compris la délinquance et le terrorisme, elle ouvre notre réflexion et nous oblige à mieux penser aux réponses que nous apportons à ces phénomènes.
C'est que lorsque Val rejette les déterminismes sociaux au non de la responsabilité individuelle, il ne fait pas que rejeter la possibilité d'une démarche scientifique qui cherche des explications : il impose aussi certaines explications. Faisons pour le comprendre un petit raisonnement par l'absurde. Supposons, comme nous le suggère Philippe Val, que l'on ne considère que la responsabilité individuelle et que l'on exclut du champ des explications les "déterminismes sociaux". Posons-nous alors la question : qu'est-ce qui peut expliquer, par exemple, les meurtres à Charlie Hebdo ? La réponse que le pseudo-intellectuel voudrait attendre est "l'Islam radical". Mais ce serait là pécher par déterminisme social : après tout, les terroristes n'avaient qu'à résister à la radicalisation ! La seule réponse possible dans ce cadre de réflexion absurde, c'est qu'ils sont devenus terroristes par leur propre faute, parce qu'ils étaient fondamentalement mauvais... Le refus de l'explication sociologique conduit à embrasser d'autres explications qui placent le mal dans le cœur des individus. Par exemple, dans la biologie ou dans leur culture... on pourrait penser, alors, qu'ils font partie d'un groupe d'individus qui sont tous mauvais... et voilà comment en suivant le raisonnement de Val on retombe sur le racisme et l'antisémitisme qu'il pensait dénoncer...
"Si vous n'avez qu'un marteau, tous les problèmes ont la forme d'un clou" disait (approximativement) Abraham Maslow. Quand on n'a que la "responsabilité individuelle" comme explication, quand c'est le seul outil dont on dispose, il est difficile d'imaginer une autre réaction, une autre solution, que la sanction individuelle. Il est difficile de ne pas penser que certains individus sont simplement mauvais et que l'on ne peut rien faire d'autres que les punir... et s'il s'agit d'un groupe d'individus, on peut facilement imaginer où cela mène. Cela est difficile parce qu'on ne peut pas voir d'autres causes sur lesquelles agir, et faute de les voir, on se prive simplement de la possibilité d'agir sur elle.
La sociologie a vocation, au contraire, à enrichir notre boîte à outils de nombreux autres instruments. Elle rend visible des chaînes causales plus longues et plus complexes, et multiplie donc nos moyens d'agir. Suivant les mots fameux de Charles W. Mills, on peut, grâce à elle, à cesser de voir seulement des "problèmes individuels" pour penser les "enjeux collectifs". En étendant les chaînes de causalité au-delà du seul individu, la sociologie nous permet de nous interroger sur d'autres façons d'agir et de réagir, d'autres façons de faire face aux problèmes, et le plus souvent d'y faire face collectivement, en considérant, par exemple, que le chômage n'est pas juste le problème des chômeurs mais l'affaire de tous ou encore que le racisme ne se limite pas aux néonazis mais peut être le fait inconscient de tous. Elle a donc bel et bien des conséquences importantes sur la façon dont nous pensons la responsabilité. Mais, contrairement à ce que "pense" Val, elle nous permet d'être plus responsables, de nous-même et des autres. Elle nous responsabilise, littéralement, en nous obligeant à nous poser sérieusement certaines questions : "quelles sont les causes de ce phénomène ? comment pouvons-nous agir dessus ? que devons-nous faire de la responsabilité ?". Au contraire, l'affirmation qu'il n'y a que la responsabilité individuelle qui compte est, elle, deresponsabilisante : rien à faire, pas de question à se poser, c'est la faute des autres, du mal ou de "pas de chance".
C'est sans doute pour cela, et surtout pour faire face aux néo-réactionnaires comme Val, que nous avons besoin plus que jamais de "l'imagination sociologique". Si les chaînes causales peuvent parfois paraître impossibles à contrer, il arrive toujours un moment où l'on prend conscience que connaître leur existence est la condition nécessaire, même si pas suffisante, d'agir sur elles. Peter Berger n'écrivait pas autre chose, je vais donc lui laisser le dernier mot :
Selon Philippe Val, “cette pensée totalitaire molle”, cette "idée que l'individu n'est pas responsable mais que c'est la société qui l'est”, majoritaire depuis Rousseau, est “un mécanisme intellectuel qui aboutit toujours à un bouc-émissaire”, bien souvent les juifs.
Voici donc la "pensée" de Val - je met des guillemets à "pensée" parce que, les médias français devraient le savoir depuis le temps, on a les intellectuels qu'on mérite. Un autre résumé peut être trouvé dans la lettre ouverte de l'historien Gabriel Galvez-Behar à l'animateur de l'émission de radio que je vous encourage vivement de lire dans son entièreté, une argumentation simple, claire et efficace :
Nous commençons donc par écouter Philippe Val nous dire que la "vulgate sociologique", toujours prompte à mettre en avant les déterminismes sociaux au détriment de la responsabilité individuelle, est responsable de l’aveuglement qui a conduit aux atrocités de janvier, à la montée de l’antisémitisme et à celle de la barbarie. Philippe Val concède certes que Rousseau, d’où tout est parti, n’est pas responsable de Pol Pot mais on se demande bien ce qu’il pense des autres quand il parle de "totalitarisme mou".
Faisons un effort, un sacrifice intellectuel même : essayons de prendre un instant les propos de Val au sérieux. Je sais, c'est difficile, ça fait mal, mais soyez courageux avec moi. Pour qu'il y ait responsabilité, il faut qu'il y ait liberté : on me l'accordera sans peine, c'est l'une des bases de la pensée libérale moderne (libérale n'étant pas, ici, pris dans son sens économique - souvent péjoratif - courant). C'est d'ailleurs compris dans ce discours très banal sur les "excuses sociologiques" : les "déterminismes sociaux" seraient la négation de la liberté des individus et donc les déresponsabiliseraient.
Un problème se pose alors : qu'est-ce que la liberté ? Ou plutôt comment peut-on en rendre compte scientifiquement ? Une réponse peut se trouver dans l'ouvrage classique de Peter Berger Invitation à la sociologie (1963). Elle tient en quelques mots : "on ne peut pas". Scientifiquement, la liberté n'existe pas. C'est-à-dire que si l'on se donne pour objectif d'expliquer les comportements des individus, la liberté ne peut jamais constituer une explication satisfaisante. La démonstration de Berger étant aussi implacable que magnifiquement écrite, je ne la gâcherais pas plus avec mes maladresses et je vous laisse lire un extrait de son chapitre 6 :
On ne peut rendre compte empiriquement de la liberté. Plus précisément, alors que nous pouvons faire l'expérience de la liberté comme celle d'autres certitudes empiriques, elle n'est pas accessible à une démonstration par une méthode scientifique. Pour le dire comme Kant, la liberté n'est pas accessible rationnellement, c'est-à-dire qu'on ne peut la démontrer par des méthodes philosophiques reposant sur l'exercice de la raison pure. Du point de vue du constat empirique, le fait que la liberté échappe à la compréhension scientifique ne repose pas tant sur la nature indiciblement mystérieuse du phénomène (après tout, si la liberté est mystérieuse, le mystère se rencontre quotidiennement) que sur la stricte limitation de la portée des méthodes scientifiques. Une science empirique doit opérer à l'intérieur de certains présupposés, dont celui de la causalité universelle. Tout objet soumis à examen scientifique est présumé avoir une cause antérieure. Un objet ou un évènement qui st sa propre cause se tient en dehors de l'univers du discours scientifique. Or la liberté a précisément ce caractère. C'est pourquoi la recherche scientifique la plus poussée ne découvrira jamais un phénomène qu'on puisse caractériser comme libre. Tout ce qui peut apparaître comme libre dans une conscience individuelle trouvera sa place, dans le schéma de la science, comme un lien dans une chaîne de cause.
Liberté et causalité ne sont pas des termes logiquement contradictoires : ils appartiennent à des cadres de référence d'ordres différents. Il est donc oiseux d'attendre que des méthodes scientifiques puissent découvrir la liberté par quelque méthode d'élimination, accumulant cause sur cause jusqu'à aboutir à un phénomène résiduel semblant ne pas avoir de cause et pouvoir être proclamé comme libre. La liberté n'est pas ce qui n'est pas causé. De même, on ne peut déduire la liberté des cas où la prédiction scientifique échoue. La liberté n'est pas ce qui est imprédictible. Comme l'a montré Weber, si tel était le cas, le fou serait l'être le plus libre. L'individu conscient de sa propre liberté ne se tient pas en dehors du monde de la causalité, mais perçoit plutôt sa propre volition comme une catégorie très particulière de cause, différente des causes dont il doit tenir compte. Mais cette différence n'est pas sujette à démonstration scientifique. [...]
Avec la méthode des sciences sociales, on a affaire à une manière de penser qui pose a priori le monde humain comme un système causalement clos. La méthode ne serait pas scientifique autrement. La liberté comme cause de nature particulière est exclue a priori de ce système. Dans le domaine des phénomènes sociaux, le sociologue doit poser une régression indéfinie de causes, sans qu'aucune ne bénéficie d'un statut ontologique privilégié. S'il échoue à expliquer causalement un phénomène par un ensemble de catégorie sociologique, il en essaiera un autre. Si des causes politiques ne semblent pas satisfaisante, il testera des causes économiques. Et si tout l'appareil conceptuel de la sociologie semble inadapté à fournir une explication, il peut passer à un autre appareil, comme celui de la psychologie ou de la biologie. Ce faisant, il se déplace encore dans l'univers scientifique, c'est-à-dire qu'il découvrira de nouveaux ordres de causes, mais ne rencontrera pas la liberté. Il n'y a pas d'autres manières de percevoir la liberté, en soi-même ou dans un autre être humain, que de passer par une certitude intérieure qui se dissout dès qu'on l'attaque avec les outils de l'analyse scientifique.
On le voit : la liberté, et donc son corollaire, la responsabilité, est étrangère au discours scientifique, et par conséquent étrangère au discours sociologique. Dire que A est la cause de B ne signifie pas que A est responsable de la mort de B : la balle qui rentre dans votre cœur est la cause de votre mort, en est-elle responsable ? Le soldat qui a appuyé sur la gâchette est incontestablement une autre cause, mais l'ordre qu'il a reçu n'a-t-il rien à voir dans cette histoire ? Et cette ordre aurait-il été donné s'il n'y avait la guerre ? Et cette guerre n'a-t-elle pas elle aussi des causes ? On peut ainsi remonter la chaîne très loin. Attribuer une responsabilité, c'est faire un choix dans les causes, en élire une ou plusieurs à un statut particulier qui ne repose sur aucune base scientifique mais sur des questions éthiques, philosophiques et politiques. Fondamentalement, attribuer une responsabilité est une activité sociale : c'est à celle-ci que sont dédiées des institutions comme les tribunaux et la Justice.
La science a évidemment quelques conséquences sur l'attribution des responsabilités, il serait idiot le nier. Si nous pouvons aujourd'hui attribuer la responsabilité d'un ouragan aux activités polluantes des humains, c'est parce que notre connaissance des causalités à l’œuvre dans les phénomènes climatiques s'est considérablement améliorée - et que nous ne sommes plus obligés d'invoquer l'intervention divine, même si cela n'empêche pas certains d'essayer... Il en va de même pour la sociologie : en reconstituant les causes, nécessairement nombreuses, des phénomènes sociaux, y compris la délinquance et le terrorisme, elle ouvre notre réflexion et nous oblige à mieux penser aux réponses que nous apportons à ces phénomènes.
C'est que lorsque Val rejette les déterminismes sociaux au non de la responsabilité individuelle, il ne fait pas que rejeter la possibilité d'une démarche scientifique qui cherche des explications : il impose aussi certaines explications. Faisons pour le comprendre un petit raisonnement par l'absurde. Supposons, comme nous le suggère Philippe Val, que l'on ne considère que la responsabilité individuelle et que l'on exclut du champ des explications les "déterminismes sociaux". Posons-nous alors la question : qu'est-ce qui peut expliquer, par exemple, les meurtres à Charlie Hebdo ? La réponse que le pseudo-intellectuel voudrait attendre est "l'Islam radical". Mais ce serait là pécher par déterminisme social : après tout, les terroristes n'avaient qu'à résister à la radicalisation ! La seule réponse possible dans ce cadre de réflexion absurde, c'est qu'ils sont devenus terroristes par leur propre faute, parce qu'ils étaient fondamentalement mauvais... Le refus de l'explication sociologique conduit à embrasser d'autres explications qui placent le mal dans le cœur des individus. Par exemple, dans la biologie ou dans leur culture... on pourrait penser, alors, qu'ils font partie d'un groupe d'individus qui sont tous mauvais... et voilà comment en suivant le raisonnement de Val on retombe sur le racisme et l'antisémitisme qu'il pensait dénoncer...
"Si vous n'avez qu'un marteau, tous les problèmes ont la forme d'un clou" disait (approximativement) Abraham Maslow. Quand on n'a que la "responsabilité individuelle" comme explication, quand c'est le seul outil dont on dispose, il est difficile d'imaginer une autre réaction, une autre solution, que la sanction individuelle. Il est difficile de ne pas penser que certains individus sont simplement mauvais et que l'on ne peut rien faire d'autres que les punir... et s'il s'agit d'un groupe d'individus, on peut facilement imaginer où cela mène. Cela est difficile parce qu'on ne peut pas voir d'autres causes sur lesquelles agir, et faute de les voir, on se prive simplement de la possibilité d'agir sur elle.
La sociologie a vocation, au contraire, à enrichir notre boîte à outils de nombreux autres instruments. Elle rend visible des chaînes causales plus longues et plus complexes, et multiplie donc nos moyens d'agir. Suivant les mots fameux de Charles W. Mills, on peut, grâce à elle, à cesser de voir seulement des "problèmes individuels" pour penser les "enjeux collectifs". En étendant les chaînes de causalité au-delà du seul individu, la sociologie nous permet de nous interroger sur d'autres façons d'agir et de réagir, d'autres façons de faire face aux problèmes, et le plus souvent d'y faire face collectivement, en considérant, par exemple, que le chômage n'est pas juste le problème des chômeurs mais l'affaire de tous ou encore que le racisme ne se limite pas aux néonazis mais peut être le fait inconscient de tous. Elle a donc bel et bien des conséquences importantes sur la façon dont nous pensons la responsabilité. Mais, contrairement à ce que "pense" Val, elle nous permet d'être plus responsables, de nous-même et des autres. Elle nous responsabilise, littéralement, en nous obligeant à nous poser sérieusement certaines questions : "quelles sont les causes de ce phénomène ? comment pouvons-nous agir dessus ? que devons-nous faire de la responsabilité ?". Au contraire, l'affirmation qu'il n'y a que la responsabilité individuelle qui compte est, elle, deresponsabilisante : rien à faire, pas de question à se poser, c'est la faute des autres, du mal ou de "pas de chance".
C'est sans doute pour cela, et surtout pour faire face aux néo-réactionnaires comme Val, que nous avons besoin plus que jamais de "l'imagination sociologique". Si les chaînes causales peuvent parfois paraître impossibles à contrer, il arrive toujours un moment où l'on prend conscience que connaître leur existence est la condition nécessaire, même si pas suffisante, d'agir sur elles. Peter Berger n'écrivait pas autre chose, je vais donc lui laisser le dernier mot :
Revenons alors une dernière fois à notre image du théâtre de marionnettes. Les marionnettes se trémoussent sur leur scène minuscule, selon les mouvements des ficelles qui les tirent, suivant le cours prescrit de leurs différents petits rôles. On apprend à comprendre la logique de ce ce théâtre et l'on se retrouve soi-même dans ces mouvements. On se situe dans la société, on reconnaît sa propre position, qui nous tient par des liens subtils. L'espace d'un instant, on se voit vraiment comme une marionnette. Puis l'on saisit une différence capitale entre le théâtre de marionnettes et notre propre dramaturgie : à la différence des marionnettes, nous avons le pouvoir de nous arrêter dans notre mouvement, de regarder en haut et de voir la machinerie qui nous fait bouger. Ce geste est le premier pas vers la liberté et du même coup, il nous confirme que la sociologie a vraiment toute sa place comme discipline des humanités.
Je ne soutiens pas particulièrement Val, mais ici, il me semble que ce qui est en question c'est davantage quel type de cause, on choisit de retenir. Si c'est la déréliction subit par une partie de la population française qui est "cause" du djihadisme, si c'est l'impérialisme occidental qui est "cause" du phénomène terroriste, on comprend mal que certains ne tombent pas dans le djihadisme, on comprend assez mal pourquoi d'autres cherchent des voies de sortie (de conciliation par exemple) alternatives. Il me semble, qu'en sciences sociales il n'y a pas de causes au sens de la science, disons, physique. Ce qui se joue ici c'est donc la contestation d'une explication au profit d'une autre (ou en complément !) et pas du tout un racisme ou un antisémitisme rampant. Difficile de croire, par exemple, qu'il y aurait des djihadistes sans Islam radical par exemple : invoquer la déréliction de certains quartiers manque une spécificité culturelle du problème.
RépondreSupprimerDonc il me semble ici que l'idée c'est plutôt de cesser de n'utiliser qu'une seule grille d'analyse (par les déterminismes sociaux, comme si les déterminismes culturels ne jouaient aucun rôle par exemple) pour expliquer un phénomène. Les terroristes organisés que l'on connaît sont aujourd'hui plutôt musulmans, ça n'a rien à voir avec l'essence de l'Islam je suppose mais ça n'a pas rien à voir avec un certain Islam, comme le KKK n'avait pas rien à voir avec le christianisme.
Je vous répondrais comme je répondrais à Val : à quelles analyses, quels textes, quelles enquêtes faites-vous référence ? A se battre contre des moulins à vents...
RépondreSupprimerPour le reste, oui, dans les sciences sociales, les causes sont toujours multiples. C'est également le cas dans toute science empirique, sociale ou non. Mais ce n'est pas de cela dont parle Val : ce qu'il veut, c'est de la "responsabilité individuelle". Les choses sont très claires, et à mille lieux d'une analyse scientifique... ou simplement intéressante.
Le monsieur parle de "vulgate sociologique", donc pas spécialement des enquêtes et des articles mais bien de l'emploi un peu prémâché qu'on peut faire des sciences sociales. Qu'on songe aux articles d'un Edwy Plenel par exemple, d'un Christophe Barbier, d'un BHL... etc. Oui, parce que dans les médias, on ne lit pas de sociologues, ou alors les sociologues en vue et médiatisés. Sans doute, donc, pas les meilleurs. Mais ça n'a du coup, rien de moulin à vents, mais bien d'un courant de pensée (type Aymeric Caron si vous voulez) qui se rencontre effectivement dans le petit milieu de la presse et des médias. Mais ce milieu n'a pas aucune importance puisqu'on le trouve aussi bien dans les journaux qu'à la télévision :)
RépondreSupprimerLa conclusion rejoint la pensée de Bourdieu, qu'on accuse souvent à tort d'enfermer les individus dans des déterminismes, alors qu'il le dit lui-même : la connaissance des déterminismes (et il faudrait être naïf pour croire qu'il n'en existe pas) permet à l'individu (et à la société) de pouvoir les combattre et s'en affranchir.
RépondreSupprimerMais cette croyance que les déterminismes sociaux n'existent pas (ou ce rejet des déterminismes) ne serait-elle pas elle-même déterminée idéologiquement ?
En tout cas la "pensée" de val n'est pas non plus préservée du déterminisme, notamment son obsession pour l'antisémitisme. Son raccourci ferait presque rire malheureusement...
Merci pour l'article. Heureusement qu'il y a des gens qui font le travail des journalistes.
Intéressant.
RépondreSupprimerSi j'ai bien compris, les notions de liberté et responsabilité sont étrangères à l'ensemble des causes sociales, et, de ce fait, ne peuvent entrer dans le discours de la sociologie.
Cependant, la sociologie nous permet de mieux saisir l'enchevêtrement des causes sociales, et donc de mieux distribuer les responsabilités. J'imagine ici que, par agent responsable, on signifie une chose sur laquelle on peut agir, et qui entrainerait les modifications globales souhaitées d'une manière efficace. Mais ce n'est pas tout aussi simple je suppose.
Du coup, ma question est: comment la connaissance des causes sociales se conjugue-t-elle à l'identification et distribution des responsabilités ?
sd
@adroiteetagauche : vous amalgamez des gens différents, des textes différents (et que vous ne précisez pas), avec des attributions pour le moins fantaisistes (où avez vous quoi que ce soit qui ressemble à de la sociologie, même de loin, chez BHL ?). Un moulin à vent toujours. Je comprends que le moulin à vent soit pratique : on peut facilement avoir raison contre lui. Mais il reste un moulin à vent.
RépondreSupprimer@SconsDut : Comme je le disais l'attribution des responsabilités demeurent une activité fondamentalement sociale. Il n'y a pas de règles scientifiques pour cela. La sociologie nous donne matière à réfléchir dessus. A vous - à nous - de voir ce que l'on en fait.
« Dire que A est la cause de B ne signifie pas que A est responsable de la mort de B : la balle qui rentre dans votre cœur est la cause de votre mort, en est-elle responsable ? Le soldat qui a appuyé sur la gâchette est incontestablement une autre cause, mais l'ordre qu'il a reçu n'a-t-il rien à voir dans cette histoire ? Et cette ordre aurait-il été donné s'il n'y avait la guerre ? Et cette guerre n'a-t-elle pas elle aussi des causes ? […] Attribuer une responsabilité, c'est faire un choix dans les causes, en élire une ou plusieurs à un statut particulier qui ne repose sur aucune base scientifique mais sur des questions éthiques, philosophiques et politiques. Fondamentalement, attribuer une responsabilité est une activité sociale : c'est à celle-ci que sont dédiées des institutions comme les tribunaux et la Justice. »
RépondreSupprimerVu que ce post est largement composé de citations, j'ai du mal à voir si cet extrait reflète votre pensée mais je trouve cela très préoccupant tant l'exemple choisi est extrême et tant il aurait été important d'établir à son sujet un point de vue plus clair. Je vois bien que questionner l'attribution de la responsabilité est intéressant et qu'il faut effectivement souligner l'aspect social que cela comporte. Néanmoins il me semble dangereux de sous-entendre qu'attribuer une responsabilité serait soit trop compliqué pour être fait consciencieusement ou justement d'une part, soit qu'attribuer une responsabilité est moins important ou intéressant que de questionner la notion même de responsabilité. Je trouve que vu l'exemple choisi cela rentre dans une entreprise de ''déconstruction'' (peut-on réellement condamner des gens lors d'une guerre) dont est exempte l'idée de remise en cause de l'acte mis en exemple (les soldats trouveront les justifications nécessaires pour ne pas répondre de leurs actes) et je trouve cela très gênant, en particulier lorsque l'exemple est le meurtre de guerre.
Ce passage semble revenir sur l'idée que recevoir des ordres d'une chaîne de commandement n'exonère pas les gens de comportements moraux et de responsabilité ; j'ose espérer que vous savez pourquoi on en est arrivé à mettre cette idée en place ! Or quand bien même la remise en cause de la responsabilité des soldats n'est pas en jeu, ce texte donne franchement l'impression de justifier la guerre juste où les soldats sont tout bonnement délestés de toute obligation morale.
Vous pourriez savoir que justement, nombre de soldats savent ou ont su où étaient leur responsabilité puisqu'ils faisaient semblant de tirer, justement parce qu'ils savaient qu'il s'agirait de meurtres.
Cela semble aussi sous-tendre que seul un unique acteur puisse être responsable ce qui me paraît fallacieux. Lorsqu'un policier mutile un manifestant dans une manif, je pense pour ma part pouvoir affirmer que le policier est responsable (pas de nécessité à blesser irrémédiablement et donc volonté de faire en ce sens), l'officier de terrain est responsable (pas de consignes de précautions claires, pas d'encadrement de l'armement) et le préfet est responsable (consignes vis à vis de la répression) ; voire même, si nécessaire, le ministre de l'intérieur est aussi responsable (politique générale vis à vis de la répression). Faire comme si discuter de la notion de responsabilité était le sel de la chose me paraît être une manière de botter en touche même si cela n'est pas inintéressant en soi.
PS : des fois je suis un peu bouché : vos moulins à vent... ce sont des hommes de paille... ?
PS2 : désolé pour le verbiage.
@lepieddenez : Si je puis me permettre de répondre en historien à votre question, puisque l'auteur du blog a manifestement des problèmes à se faire comprendre.
RépondreSupprimerPremière étape :Le but de la sociologie (comme de toute science il me semble) n'est pas de déterminer qui est responsable de quoi mais de comprendre un phénomène, en le décrivant le plus précisément possible, dans ses manifestations et ses déterminations, voire d'en proposer un modèle général.
Faisons preuve d’imagination et analysons la situation que vous proposez. Est-ce que le policier qui vous blesse est la cause de votre blessure ? sans doute. Est-ce que cela est lié aux ordres qu'il a reçus, à un contexte hostile aux manifestations, à ses opinions d'extrême droite qui lui donnent envie de vous faire du mal ? Peut-être. Mais qui est responsable de quoi n'est pas une question de scientifique. C'est de l'ordre du droit. Est-il responsable ? Les juges et les avocats regarderont dans les codes de droit et la jurisprudence.
Deuxième étape : La question de savoir comment est déterminée socialement la responsabilité peut en revanche être une question scientifique. Vous semblez ne pas prendre au sérieux l'exemple donné. Mais la question se pose et n'a pas toujours été résolue de la même manière. Il n'aurait pas semblé étrange aux Grecs du Ve siècle de punir la balle qui vous transperce le coeur ; on raconte qu'après qu'une tempête avait détruit le pont de bateaux qu'il avait construit sur l'Hellespont, le roi Xerxès Ier fit fouetter la mer : la mer a-t-elle détruit sa flotte ? Oui. La mer peut-elle être tenue pour responsable de cette destruction ? Nous dirions sans doute que non mais ce n'était manifestement pas l'avis des Perses. Et si pour la balle c'est évident, il y a des cas qui le sont moins : un chien qui blesse un humain par exemple : le chien est-il responsable ? le maître est-il responsable ? Peut-être que le législateur voudra en savoir plus sur le comportement des chiens en interrogeant les éthologues (on peut rêver). Est-ce à dire que les éthologues doivent s'interroger sur la responsabilité des chiens ? On peut aussi prendre l'exemple utilisé par l'auteur de la pollution. Le climatologue montre que certaines activités humaines causent un réchauffement climatique. Demande-t-on pour autant aux climatologues de désigner des coupables ?
Qu'est-ce que la responsabilité est une question philosophique. Qui est responsable est une question de droit. Existe-t-il un droit universel et valable pour tous les hommes est également une question philosophique de longue date, que vous ne pouvez pas balayer d'un revers de main comme vous le faites un peu vite.
En fait, dans votre commentaire vous faites la même erreur que Ph. Val (avec je pense des intentions et un positionnement politique diamétralement opposés). Vous considérez que l'analyse sociologique sert à "justifier" ceci ou cela. L'analyse dérange Val parce qu'elle rend les phénomènes complexes et rend donc nécessaire une réflexion philosophique ou juridique (qu'elle ne prétend pas porter elle-même), là où, adhérant à un ensemble de présupposés que lui n'explique voire ne perçoit pas, il propose une analyse simpliste, univoque et en déduit une solution simpliste, d'un ordre n'étant pas celui de la sociologie qu'il dénonce. A l'inverse, la déconstruction est le fondement des sciences sociales (et je pense des sciences tout court mais je ne suis pas un spécialiste des sciences naturelles) : la compréhension d'un phénomène implique de nous départir de nos idées reçues. Pour cela, il faut comprendre comment elles sont construites (socialement, historiquement, à tel niveau scalaire etc.).
@ Denis Colombi : Bon, je ne suis pas spécialement en train de défendre Val, et je ne fais pas davantage l'apologie des gens que l'on entend parler dans les médias, inutile d'être désagréable ; je ne suis pas plus en train de faire une thèse. Je n'ai donc pas cherché particulièrement des sources, les thèses de Carron ou d'autres sont suffisamment connues et accessibles (oui, du coup j'aurais pu les chercher, certes).
RépondreSupprimerJ'amalgame ? Non j'essaye de comprendre ce qu'on peut vouloir dire par "vulgate sociologique", et je crois que ce qu'on peut entendre par là n'a rien à voir avec la sociologie, mais a beaucoup à voir avec la façon dont on peut utiliser de manière très légère des thèses ou des contenus sociologiques, lointainement connus, dans les médias pour justifier des prises de positions politiques effectivement contestables.