C'est l'AFP qui le dit, évidemment reprise par une partie importante de la presse : les économistes français ont déterré la hache de guerre. En cause, la publication par Pierre Cahuc et André Zylberberg (C&Z) d'un ouvrage au titre callibré pour la polémique : Le négationnisme économique, et comment s'en débarrasser. Une parution qui a provoqué un tir de barrage de la part des chercheurs et des publications visées, à savoir ce que l'on appelle généralement les "hétérodoxes" : citons, en vrac et sans souci d'exhaustivité les réponse d'André Orléan (ici aussi), de Christian Chavagneux au nom d'Alternatives Economiques, de Michel Husson ou encore de Gilles Raveaud, qui reprend le thème de la "guerre" entre économistes, tout comme Jean-Marie Harribey qualifie l'économie comme un "sport de coups bas". Mais même en dehors des cibles de C&Z (qui visent aussi les milieux patronaux, ce qui a été un peu oublié mais est rappelé notamment par Stéphane Ménia ici), on a pu observer que la violence de l'ouvrage et tout particulièrement de son titre passe mal : notons que par exemple Pierre-Yves Geoffard s'en est ému dans un communiqué de la Paris School of Economics, pas vraiment une organisation bolchévisante adepte du lyssenkisme. Quoi qu'il en soit, c'est la métaphore guerrière et le vocabulaire agonistique qui se sont imposées pour décrire la situation de la science économique en France. Pourtant, loin d'y voir la promesse d'un sécession chez les économistes, je serais plutôt tenté de voir dans cette affaire le signe de leur unité.
Il y a une longue tradition en sociologie qui refuse de confondre conflit et scission. On peut la faire remonter à Simmel qui voit dans le conflit une forme positive du lien social, un mode particulier d'association. Il souligne notamment comment la lutte requiert, a minima, un accord sur l'importance de l'enjeu de la lutte. La notion de "champ" développée par Bourdieu va dans le même sens : au sein d'un même univers, il y a certes des individus et des groupes qui s'affrontent, mais c'est pour le contrôle de ce champ et ils participent ainsi tous de la définition de celui-ci. Si, par exemple, au sein du champ littéraire, on se fait concurrence pour obtenir le Prix Nobel, c'est que l'on accorde tous quelque importance à celui-ci. On pourrait opposer que certains rejettent ce prix et les attentes qui y sont attachés : certes, mais pour une partie de ceux-là, il s'agit de s'approprier le pouvoir de définir la littérature - ce que parvient à faire le prix, il n'y a qu'à voir la rage d'un Finkelkraut pour qui "La littérature c’est des livres qu’on lit" (on appréciera la profondeur d'analyse du philosophe préféré des médias français). Autrement dit, tous les belligérants du champ littéraire s'accordent sur l'idée que se battre pour la littérature vaut le coup. De véritables scissions peuvent exister, mais elles demandent à ce que l'on rejette l'idée même de littérature.
On peut lire à cette aune les conflits entre économistes "orthodoxes" et "hétérodoxes" dont l'affaire C&Z n'est finalement que l'épisode le plus récent : s'agit-il d'un conflit de nature à porter, comme nous le promet le vocabulaire guerrier volontiers employé, une scission à venir ou d'un conflit "normal", qui masque des accords et des solidarités plus profondes ? Il y aurait, a priori, de bonnes raisons de pencher pour la première option. Après tout, les hétérodoxes français demandent, sans obtenir pour l'instant satisfaction, la création d'une nouvelle section au CNU (Conseil National des Universités) qui matérialiserait une rupture entre économistes (voir la rubrique dédiée sur le site de l'AFEP, porteuse de cette revendication). Les désaccords sont évidemment profonds, mêlant les considérations strictement scientifiques (quelle méthode ? quelle place pour la modélisation mathématique ? quelle épistémologie ? quels rapports avec les classes sociales ?) et d'autres plus nettement politiques (austérité ou relance ? réduction du temps de travail ou du coût du travail ? et bien d'autres encore).
Pourtant, cela ne doit pas masquer l'accord, finalement beaucoup plus profonds, qui existent entre ces différents économistes quant à l'enjeu de la lutte. Si C&Z ont ainsi lancé un véritable scud sur leurs collègues mais néanmoins ennemis hétérodoxes, c'est parce qu'ils craignent que ces derniers ne trouvent une oreille attentive du côté des responsables politiques. C'est autour de cela que se fait la lutte entre économistes, c'est-à-dire autour d'une conception commune de l'économiste comme conseiller du Prince - et souvent comme conseiller privilégié de celui-ci. Ni C&Z ni les hétérodoxes ne dérogent à cette représentation du rôle de l'économiste. En recourant à la comparaison avec les médecins, C&Z ne disent pas autre chose : ils prétendent, par le recours à la "méthode expérimentale", pouvoir prescrire les bons remèdes à des politiques en mal d'idées. L'appel à la science et à la scientificité se fonde ici moins sur le modèle de la physique la plus pure, dont on a souvent dit qu'elle faisait rêver les économistes, qu'à l'application pratique d'un savoir scientifique. Les économistes que défendent C&Z se soucient moins, visiblement, de révéler les grandes lois de l'économie que de concevoir la bonne politique pour régler les maux du moment.
Les hétérodoxes ne sont pas sur une position différente, et recherchent eux-aussi, explicitement, à peser sur les orientations et les choix politiques : l'activité des Economistes Atterrés, tout comme le nom de leur association, en témoigne. Ils révèlent, en outre, de façon plus claire encore l'enjeu de la lutte. En effet, la demande de création d'une section spécifique au CNU peut soulever la question suivante : si certains chercheurs veulent recourir, par exemple, à des méthodes historiques ou sociologiques plutôt qu'à la modélisation mathématique imposée par l'économie mainstream, pourquoi ne pas aller chercher refuge du côté de la sociologie économique ou de l'histoire économique ? C'est que pouvoir se prévaloir du label "économiste" plutôt que celui de "sociologue" ou d'"historien" est un enjeu important de la lutte. Se présenter comme tel, c'est jouir d'une légitimité, d'une écoute et finalement d'un pouvoir politique tout à fait particulier. Et s'il y a une lutte pour se l'approprier, c'est bien que chacun est d'accord sur son importance.
Cette importance, c'est celle du contrôle, pour ne pas dire du monopole, sur ce qu'il faut bien appeler un savoir d'Etat, pour reprendre une expression utilisée notamment par Yves Dezalay. Ce terme désigne, d'une façon générale, les sciences de gouvernements qui, au travers de leurs exportations et leurs importations, permettent d'imposer les formes politiques légitimes et dominantes. L'économie en fait désormais partie, au côté de son grand frère le droit : l'une comme l'autre sont perçues comme indispensables à la formation des élites politiques et économiques, qu'elles soient nationales ou internationales - ce qui est loin d'être le cas, par exemple, de la sociologie ou de l'histoire. Les gains économiques et politiques qu'il y a à imposer sa vision des choses dans de telles savoirs d'Etat sont dès lors, on le comprend bien, tout à fait important, et il n'est guère étonnant que les luttes pour en acquérir le contrôle soient âpres, et politiques. Leur violence apparente ne signifie pas pour autant un rejet du principe général : à savoir que l'économie est et doit être, pour tous les combattants, la discipline par laquelle se modèle les choix collectifs et les orientations politiques. C'est d'ailleurs ce que relève Philippe Steiner dans une recension (à lire absolument) du dernier ouvrage de Jean Tirole, le prix Nobel d'économie français que le monde nous envie (parait-il) :
On sait pourtant, par les travaux des sociologues qui se sont intéressés à la "performativité" des sciences économiques (présentation générale ici par deux des principaux promoteurs de cette approche), que cette capacité qu'a l'économie de transformer le monde passe moins par la façon dont elle modèle les décideurs politiques - qui, bon an mal an, ne sont pas influencés seulement par elle mais plutôt par un champ politique bien plus complexe - mais par son intégration dans des dispositifs, y compris techniques et matériels. Ainsi, si la formule de Black & Scholes a pu transformé le cours des actions et le fonctionnement des marchés financiers, comme le montre Donald McKenzie, c'est parce que les auteurs de cette formule ont pris soin de vendre des feuilles de prix aux traders, lesquels, en les utilisant, ont fait la performativité de la formule (voir cet article d'Olivier Godechot également). Ce genre de phénomènes, bien que rares, ont sans doute plus de poids et plus de force que les déclarations et prises de position officielles des économistes en faveur de telle ou telle option politique... Mais si pour eux, cette lutte-là est si importante, c'est qu'elle renvoie aussi à des enjeux tout à fait matériels : parvenir à se dire "économiste" et à imposer sa vision de la science économique, ce n'est pas seulement être en position de changer le monde, c'est aussi un moyen d'obtenir des postes et des financements... L'argent, nerf de la guerre chez les économistes, ça ne devrait, finalement, pas trop étonner.
Un autre économiste, Keynes pour ne pas le nommer, souhaitait que les économistes soient considérés et se considèrent eux-mêmes comme "des gens aussi humbles et compétents que des dentistes". Il est difficile de ne pas y penser lorsque C&Z appellent ces mêmes économistes à imiter la médecine (sur ce point, voir une réflexion passionnante ici) comme des médecins. Quitte à comparer nos amis de la boutique d'en face aux exemples canoniques utilisés par la sociologie des professions, autant aller au bout de la logique et faire, comme c'est déjà le cas par ici, de l'économie une profession comme une autre. C'est-à-dire comme un groupe qui est parvenu à se réserver un champ d'expertise particulier, et qui cherche tout à la fois à défendre son pré-carré et à obtenir le pouvoir en son sein. Il s'agit alors de mettre de côté les luttes épistémologiques, les grandes oppositions théoriques et même les profonds désaccords politiques pour retrouver ce qui fait l'unité de cette profession : à savoir une prétention à appliquer un savoir professionnel abstrait à une réalité hétérogène à des fins de recommandations pratiques. C'est l'ambition d'occuper ce territoire professionnel qui lie orthodoxes et hétérodoxes - j'en fais au moins l'hypothèse. On voit ainsi apparaître une bien banale lutte de pouvoir. Et on y voit peut-être plus clair. Loin de la guerre annoncée, la publication du livre de C&Z relèverait alors, dans cette perspective, du "business as usual", et s'il irrite à raison certains, il contribue aussi à construire leur légitimité - ne sont-ils pas, après tout, des adversaires dignes d'intérêt ? Déterrer la hache de guerre, c'est jouer selon les règles...
Pour aller plus loin :
Un dossier passionnant par les chercheurs du CSO
Il y a une longue tradition en sociologie qui refuse de confondre conflit et scission. On peut la faire remonter à Simmel qui voit dans le conflit une forme positive du lien social, un mode particulier d'association. Il souligne notamment comment la lutte requiert, a minima, un accord sur l'importance de l'enjeu de la lutte. La notion de "champ" développée par Bourdieu va dans le même sens : au sein d'un même univers, il y a certes des individus et des groupes qui s'affrontent, mais c'est pour le contrôle de ce champ et ils participent ainsi tous de la définition de celui-ci. Si, par exemple, au sein du champ littéraire, on se fait concurrence pour obtenir le Prix Nobel, c'est que l'on accorde tous quelque importance à celui-ci. On pourrait opposer que certains rejettent ce prix et les attentes qui y sont attachés : certes, mais pour une partie de ceux-là, il s'agit de s'approprier le pouvoir de définir la littérature - ce que parvient à faire le prix, il n'y a qu'à voir la rage d'un Finkelkraut pour qui "La littérature c’est des livres qu’on lit" (on appréciera la profondeur d'analyse du philosophe préféré des médias français). Autrement dit, tous les belligérants du champ littéraire s'accordent sur l'idée que se battre pour la littérature vaut le coup. De véritables scissions peuvent exister, mais elles demandent à ce que l'on rejette l'idée même de littérature.
On peut lire à cette aune les conflits entre économistes "orthodoxes" et "hétérodoxes" dont l'affaire C&Z n'est finalement que l'épisode le plus récent : s'agit-il d'un conflit de nature à porter, comme nous le promet le vocabulaire guerrier volontiers employé, une scission à venir ou d'un conflit "normal", qui masque des accords et des solidarités plus profondes ? Il y aurait, a priori, de bonnes raisons de pencher pour la première option. Après tout, les hétérodoxes français demandent, sans obtenir pour l'instant satisfaction, la création d'une nouvelle section au CNU (Conseil National des Universités) qui matérialiserait une rupture entre économistes (voir la rubrique dédiée sur le site de l'AFEP, porteuse de cette revendication). Les désaccords sont évidemment profonds, mêlant les considérations strictement scientifiques (quelle méthode ? quelle place pour la modélisation mathématique ? quelle épistémologie ? quels rapports avec les classes sociales ?) et d'autres plus nettement politiques (austérité ou relance ? réduction du temps de travail ou du coût du travail ? et bien d'autres encore).
Pourtant, cela ne doit pas masquer l'accord, finalement beaucoup plus profonds, qui existent entre ces différents économistes quant à l'enjeu de la lutte. Si C&Z ont ainsi lancé un véritable scud sur leurs collègues mais néanmoins ennemis hétérodoxes, c'est parce qu'ils craignent que ces derniers ne trouvent une oreille attentive du côté des responsables politiques. C'est autour de cela que se fait la lutte entre économistes, c'est-à-dire autour d'une conception commune de l'économiste comme conseiller du Prince - et souvent comme conseiller privilégié de celui-ci. Ni C&Z ni les hétérodoxes ne dérogent à cette représentation du rôle de l'économiste. En recourant à la comparaison avec les médecins, C&Z ne disent pas autre chose : ils prétendent, par le recours à la "méthode expérimentale", pouvoir prescrire les bons remèdes à des politiques en mal d'idées. L'appel à la science et à la scientificité se fonde ici moins sur le modèle de la physique la plus pure, dont on a souvent dit qu'elle faisait rêver les économistes, qu'à l'application pratique d'un savoir scientifique. Les économistes que défendent C&Z se soucient moins, visiblement, de révéler les grandes lois de l'économie que de concevoir la bonne politique pour régler les maux du moment.
Les hétérodoxes ne sont pas sur une position différente, et recherchent eux-aussi, explicitement, à peser sur les orientations et les choix politiques : l'activité des Economistes Atterrés, tout comme le nom de leur association, en témoigne. Ils révèlent, en outre, de façon plus claire encore l'enjeu de la lutte. En effet, la demande de création d'une section spécifique au CNU peut soulever la question suivante : si certains chercheurs veulent recourir, par exemple, à des méthodes historiques ou sociologiques plutôt qu'à la modélisation mathématique imposée par l'économie mainstream, pourquoi ne pas aller chercher refuge du côté de la sociologie économique ou de l'histoire économique ? C'est que pouvoir se prévaloir du label "économiste" plutôt que celui de "sociologue" ou d'"historien" est un enjeu important de la lutte. Se présenter comme tel, c'est jouir d'une légitimité, d'une écoute et finalement d'un pouvoir politique tout à fait particulier. Et s'il y a une lutte pour se l'approprier, c'est bien que chacun est d'accord sur son importance.
Cette importance, c'est celle du contrôle, pour ne pas dire du monopole, sur ce qu'il faut bien appeler un savoir d'Etat, pour reprendre une expression utilisée notamment par Yves Dezalay. Ce terme désigne, d'une façon générale, les sciences de gouvernements qui, au travers de leurs exportations et leurs importations, permettent d'imposer les formes politiques légitimes et dominantes. L'économie en fait désormais partie, au côté de son grand frère le droit : l'une comme l'autre sont perçues comme indispensables à la formation des élites politiques et économiques, qu'elles soient nationales ou internationales - ce qui est loin d'être le cas, par exemple, de la sociologie ou de l'histoire. Les gains économiques et politiques qu'il y a à imposer sa vision des choses dans de telles savoirs d'Etat sont dès lors, on le comprend bien, tout à fait important, et il n'est guère étonnant que les luttes pour en acquérir le contrôle soient âpres, et politiques. Leur violence apparente ne signifie pas pour autant un rejet du principe général : à savoir que l'économie est et doit être, pour tous les combattants, la discipline par laquelle se modèle les choix collectifs et les orientations politiques. C'est d'ailleurs ce que relève Philippe Steiner dans une recension (à lire absolument) du dernier ouvrage de Jean Tirole, le prix Nobel d'économie français que le monde nous envie (parait-il) :
Dans l’économie du bien commun, l’économiste joue un rôle clé en établissant les systèmes d’incitation susceptibles « d’aligner les intérêts », c’est-à-dire de faire en sorte que, malgré leurs intérêts différents, les acteurs agissent dans le sens du bien commun, de l’intérêt collectif. La différence entre l’État et le marché s’efface, puisque ce sont deux modalités d’inciter, de distribuer des informations et de responsabiliser (c’est-à-dire souvent de « faire payer ») l’acteur économique. Plus important encore, cela signifie que l’économiste ne s’occupe plus tant de décrire un monde économique déjà là que de le fabriquer. À l’instar d’Eric Maskin, son directeur de thèse au MIT et récipiendaire du prix de la Banque de Suède en 2007, Jean Tirole défend l’idée selon laquelle la tâche de l’économiste est de construire les systèmes d’incitation pour conduire les acteurs vers le bien commun. L’économiste devient un constructeur de système d’échange : « l’économiste ne modélise pas l’acteur économique, mais celui-ci fait ce que le théoricien modélise ». Après Eric Maskin, Leonid Hurwicz, Roger Myerson, les théoriciens des nudges, et bien d’autres, Jean Tirole s’engouffre dans une voie qui est au cœur du néo-libéralisme contemporain. (italiques par votre serviteur)
On sait pourtant, par les travaux des sociologues qui se sont intéressés à la "performativité" des sciences économiques (présentation générale ici par deux des principaux promoteurs de cette approche), que cette capacité qu'a l'économie de transformer le monde passe moins par la façon dont elle modèle les décideurs politiques - qui, bon an mal an, ne sont pas influencés seulement par elle mais plutôt par un champ politique bien plus complexe - mais par son intégration dans des dispositifs, y compris techniques et matériels. Ainsi, si la formule de Black & Scholes a pu transformé le cours des actions et le fonctionnement des marchés financiers, comme le montre Donald McKenzie, c'est parce que les auteurs de cette formule ont pris soin de vendre des feuilles de prix aux traders, lesquels, en les utilisant, ont fait la performativité de la formule (voir cet article d'Olivier Godechot également). Ce genre de phénomènes, bien que rares, ont sans doute plus de poids et plus de force que les déclarations et prises de position officielles des économistes en faveur de telle ou telle option politique... Mais si pour eux, cette lutte-là est si importante, c'est qu'elle renvoie aussi à des enjeux tout à fait matériels : parvenir à se dire "économiste" et à imposer sa vision de la science économique, ce n'est pas seulement être en position de changer le monde, c'est aussi un moyen d'obtenir des postes et des financements... L'argent, nerf de la guerre chez les économistes, ça ne devrait, finalement, pas trop étonner.
Un autre économiste, Keynes pour ne pas le nommer, souhaitait que les économistes soient considérés et se considèrent eux-mêmes comme "des gens aussi humbles et compétents que des dentistes". Il est difficile de ne pas y penser lorsque C&Z appellent ces mêmes économistes à imiter la médecine (sur ce point, voir une réflexion passionnante ici) comme des médecins. Quitte à comparer nos amis de la boutique d'en face aux exemples canoniques utilisés par la sociologie des professions, autant aller au bout de la logique et faire, comme c'est déjà le cas par ici, de l'économie une profession comme une autre. C'est-à-dire comme un groupe qui est parvenu à se réserver un champ d'expertise particulier, et qui cherche tout à la fois à défendre son pré-carré et à obtenir le pouvoir en son sein. Il s'agit alors de mettre de côté les luttes épistémologiques, les grandes oppositions théoriques et même les profonds désaccords politiques pour retrouver ce qui fait l'unité de cette profession : à savoir une prétention à appliquer un savoir professionnel abstrait à une réalité hétérogène à des fins de recommandations pratiques. C'est l'ambition d'occuper ce territoire professionnel qui lie orthodoxes et hétérodoxes - j'en fais au moins l'hypothèse. On voit ainsi apparaître une bien banale lutte de pouvoir. Et on y voit peut-être plus clair. Loin de la guerre annoncée, la publication du livre de C&Z relèverait alors, dans cette perspective, du "business as usual", et s'il irrite à raison certains, il contribue aussi à construire leur légitimité - ne sont-ils pas, après tout, des adversaires dignes d'intérêt ? Déterrer la hache de guerre, c'est jouer selon les règles...
Pour aller plus loin :
Un dossier passionnant par les chercheurs du CSO
Très bon article, merci!
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