Ce fut une année difficile - elles le sont toutes. Le programme est long et complexe. Il y a beaucoup de choses à voir, et des choses très nuancées. Il faut avancer à la fois rapidement pour pouvoir tout voir et suffisamment doucement pour ne laisser personne sur le carreaux, et aussi pouvoir aborder les différents aspects de chaque question. C'est un jeu d'équilibre très difficile, et on tombe souvent. Les élèves sont continuellement intrigués. Par leurs questions, ils remettent en cause, questionnent, s'interrogent, ouvrent des portes. Alors on discute beaucoup, loin de délivrer un cours à des éponges passives qui n'auront qu'à l'ingurgiter et à le dégurgiter. On arrive le matin avec une route droite en tête et, à la fin de la séance, on ne peut constater tous les détours que l'on a dû faire. Bref, on enseigne. Et puis vient le jour du bac, et on s'inquiète, on espère qu'ils auront tout ce qu'il faut pour répondre aux questions, que l'on n'a rien oublié, que ce ne sera pas trop compliqué, que l'on n'aura pas mal interprété un morceau du programme. On respire quand on découvre les sujets et qu'on se dit "ça, ils sauront faire... ça aussi... ça, c'est un peu plus délicat, mais on l'a vu...". Et puis il y a ces gens. Ces gens qui arrivent, regardent pendant trente secondes deux questions des sujets et balancent la sentence : "ENDOCTRINEMENT". En un instant, au nom d'une énième panique morale, ils invisibilisent tous nos efforts, tout notre travail et, plus grave, tout ce que les élèves ont fait et appris.
En cause, cette année, principalement les deux questions de connaissance de la première partie de l'épreuve composée. Trois points chacune, destinée à être traité en à peu près une heure, elles sont rédigées de la façon suivante :
J'ai d'abord vu les débuts de la panique morale sur Twitter, où un partisan de Nicolas Dupont-Aignan (qui a fait toute sa carrière sur le protectionnisme comme solution miracle à tous les problèmes de la France et du monde...) a commencé par diffuser une photographie de ces deux questions accompagnée de la mention "Bac d'économie ou endoctrinement institutionnalisé ?". La même photo a été ensuite reprise par quelques comptes plutôt de gauche (bien que je pense que ceux-là n'ait lu de Marx que le film de Tim Burton...) sur le même thème, par exemple en disant que c'est Pierre Gattaz qui a écrit les sujets... (Je ne mettrais pas de lien vers les comptes en question : je ne tiens pas à faire de la publicité à ces gens-là).
C'est rigolo parce que le même Pierre Gattaz s'était l'année dernière plaint du sujet de raisonnement de l'épreuve composée : lors de son discours d'investiture, il avait ouvert les hostilités contre les SES sans aucune hésitation :
L'Apses lui avait alors très justement répondu. J'espère qu'elle a gardé le brouillon de ce communiqué car avec quelques adaptations, elle pourra le récycler pour le texte dont se fend Francis Daspe, président de la Commission nationale éducation du Parti de Gauche, à propos des épreuves de cette année :
Dans les deux cas, on suppose qu'un sujet du bac peut exercer sur les candidats un effet de lavage de cerveau. On se demande bien comment une telle idée peut naître dans l'esprit de qui que ce soit ! Les candidats vont plancher sur ces sujets pendant au maximum quatre heures de leurs vies (moins, en fait : il s'agit dans tous les cas d'une partie de l'épreuve et non de son entièreté). Comment peut-on sérieusement penser que c'est à ce moment-là que vont se construire les connaissances et les représentations de l'économie des candidats ? Dans nos cours, nous devons déjà lutter contre leurs représentations acquises dans les médias et dans leurs familles (quel collègue n'a pas désespéré de voir ses élèves s'obstiner à parler de la "planche à billet" malgré le temps consacré à présenter les mécanismes de la création monétaire ?). Et l'on voudrait faire croire que deux questions à un examen sont un acte de propagande ?
Mais la correspondance entre ces deux "critiques" ne s'arrête pas là. L'une comme l'autre font disparaître le travail des enseignants : tout ce temps que nous consacrons à former les élèves disparaît et il suffit à ces experts autoproclamés (et notamment tous ceux qui traînent sur Twitter et dont la compétence va de la psychiatrie à l'économie en passant par l'histoire des femmes...) de regarder les sujets pour savoir ce que les élèves ont appris. Ce mépris pour le travail des enseignants et pour les apprentissages des élèves est affligeant. Deux années - car le bac se prépare sur deux ans - d'efforts et de travail, et on vient vous expliquer que vous êtes juste devenu un bon petit soldat du libéralisme/du marxisme-léninisme ? On peinera pourtant à trouver l'unité idéologique à la sortie...
S'ajoute en fait l'ignorance totale de ce qu'est l'évaluation ou de ce qu'est un examen - un problème que l'on retrouve également dans des critiques plus "académiques" des sujets, comme celle d'Henri Sterdyniak. Cette dernière est significative : on voudrait que les candidats au bac fasse une réponse digne d'une leçon d'agrégation. Ce n'est pas le but de l'exercice. Lorsque l'on pose des questions de connaissance, on veut savoir si les élèves disposent... de certaines connaissances. Si on leur demande "Comment la flexibilité du marché du travail peut-elle réduire le chômage ?", c'est que l'on veut savoir s'ils connaissent la représentation théorique qui donne ce résultat. Ils en ont vu aussi la critique, mais on attends d'eux qu'ils connaissent les différents arguments qui se sont échangés dessus. Pourquoi ne pas demander les deux alors, me direz-vous ? Et bien, parce que c'est une épreuve de bac : leur temps est limité, et leur niveau est celui du bac. Etre capable de sélectionner dans un cours certains arguments (et non de réciter entièrement le cours de façon aveugle) et les présenter clairement est un enjeu important à ce niveau-là. Si on leur demande "Vous montrerez de quelle manière les conflits sociaux peuvent être facteurs de cohésion sociale", c'est que l'on veut vérifier leur capacité à construire un enchaînement logique, à argumenter : ils ont également vu qu'il y a d'autres facteurs de cohésion sociale, mais on leur demande de traiter un point précis. Il est évidemment facile de faire une critique d'un sujet d'examen lorsque l'on ne prend pas en compte qu'il s'agit... d'un examen.
C'est que les différents acteurs de ces paniques morales - puisqu'il faut bien donner un nom à ce à quoi on assiste - ne font qu'instrumentaliser un sujet d'examen à leurs propres fins. Ils souhaitent en profiter pour attirer l'attention des médias, toujours friands du marronnier du bac, et essayer de créer un peu de cohésion sociale autour de leurs problématiques - tiens, quelque chose que l'on analyse précisément dans nos cours... On aimerait voir des analyses de la "propagande néolibérale" qui prennent un peu plus attention à la subtilité des phénomènes de performativité plutôt que de tomber en hurlant à la mort sur des enseignants et leurs élèves. La différence avec certains mouvements, comme ceux qui voient dans un autre sujet du bac de cette année ("vous démontrerez que la famille peut être un frein à la mobilité sociale") une attaque "anti-famille" (on n'est plus à ça près dans la bêtise...), est finalement assez subtile...
François Dubet évoquait hier dans une interview comment la parole des enseignants est devenue toujours négative, du moins à partir du moment où elle est collective. C'est en partie une conséquence de ce genre de paniques morales. Comment voulez-vous avoir une parole positive sur vos élèves, dire qu'ils apprennent des choses, qu'ils progressent, que vous faites un vrai travail en classe lorsqu'il suffit à n'importe qui de regarder deux minutes un sujet de bac pour se permettre de rendre un jugement définitif sur votre travail ? Le simple fait d'essayer de dire "non mais en fait, les élèves ça va, ils sont bien, ils apprennent des choses" soulève au mieux du scepticisme, au pire, et plus souvent, de la moquerie devant cet "angélisme". C'est que beaucoup ont intérêt à taper sur l'école pour faire avancer leurs idées, même quand celles-ci n'ont rien à voir avec l'école. Pour vous, c'est peut-être un combat politique où tous les coups sont permis. Pour moi, c'est mon métier. Pour les élèves, c'est leur travail.
En cause, cette année, principalement les deux questions de connaissance de la première partie de l'épreuve composée. Trois points chacune, destinée à être traité en à peu près une heure, elles sont rédigées de la façon suivante :
1. Comment la flexibilité du marché du travail peut-elle réduire le chômage ?
2. A quels risques économiques peuvent s'exposer les pays qui mènent une politique protectionniste ?
J'ai d'abord vu les débuts de la panique morale sur Twitter, où un partisan de Nicolas Dupont-Aignan (qui a fait toute sa carrière sur le protectionnisme comme solution miracle à tous les problèmes de la France et du monde...) a commencé par diffuser une photographie de ces deux questions accompagnée de la mention "Bac d'économie ou endoctrinement institutionnalisé ?". La même photo a été ensuite reprise par quelques comptes plutôt de gauche (bien que je pense que ceux-là n'ait lu de Marx que le film de Tim Burton...) sur le même thème, par exemple en disant que c'est Pierre Gattaz qui a écrit les sujets... (Je ne mettrais pas de lien vers les comptes en question : je ne tiens pas à faire de la publicité à ces gens-là).
C'est rigolo parce que le même Pierre Gattaz s'était l'année dernière plaint du sujet de raisonnement de l'épreuve composée : lors de son discours d'investiture, il avait ouvert les hostilités contre les SES sans aucune hésitation :
Aujourd’hui, l’entreprise est toujours incomprise dans notre pays. (…) Ma plus jeune fille vient de passer son Bac (et l’aura je l’espère). Son sujet de Sciences Economiques et Sociales était "Vous montrerez de quelle manière les conflits sociaux peuvent être facteurs de cohésion sociale…" (Rires) Il y a du travail. Comme si, dans notre pays, la cohésion devait nécessairement passer par le conflit contre l’entrepreneur ! Comment au XXIe siècle peut-on encore avoir une vision de ce type, aussi caricaturale, aussi dogmatique, aussi éloignée de la réalité de nos chefs d’entreprises, du terrain, de la croissance, du stress de garder nos emplois en France, de les développer ?
L'Apses lui avait alors très justement répondu. J'espère qu'elle a gardé le brouillon de ce communiqué car avec quelques adaptations, elle pourra le récycler pour le texte dont se fend Francis Daspe, président de la Commission nationale éducation du Parti de Gauche, à propos des épreuves de cette année :
Dans la partie « Mobilisation des connaissances », les deux questions posées contreviennent de manière scandaleuse aux principes républicains les plus élémentaires en raison de leur orientation idéologique.
Il est d’abord demandé aux élèves d’expliquer « comment la flexibilité du marché du travail peut-elle réduire le chômage ».
Ils doivent ensuite décrire « à quels risques économiques peuvent s’exposer les pays qui mènent une politique protectionniste ».
Ces intitulés constituent une propagande éhontée, en dépit des précautions d’usage bien ténues sur l’utilisation du verbe pouvoir dans les intitulés.
Ils visent bien cependant à inculquer aux futurs bacheliers la soi-disant réalité du TINA thatchérien (there is no alternative dont la traduction est aisée à comprendre : il n’y a pas d’alternative).
En dehors des politiques libérales et libre- échangistes fondées sur l’austérité, la concurrence et le dumping, point de salut. Il n’y aurait donc qu’une seule politique économique possible.
Dans les deux cas, on suppose qu'un sujet du bac peut exercer sur les candidats un effet de lavage de cerveau. On se demande bien comment une telle idée peut naître dans l'esprit de qui que ce soit ! Les candidats vont plancher sur ces sujets pendant au maximum quatre heures de leurs vies (moins, en fait : il s'agit dans tous les cas d'une partie de l'épreuve et non de son entièreté). Comment peut-on sérieusement penser que c'est à ce moment-là que vont se construire les connaissances et les représentations de l'économie des candidats ? Dans nos cours, nous devons déjà lutter contre leurs représentations acquises dans les médias et dans leurs familles (quel collègue n'a pas désespéré de voir ses élèves s'obstiner à parler de la "planche à billet" malgré le temps consacré à présenter les mécanismes de la création monétaire ?). Et l'on voudrait faire croire que deux questions à un examen sont un acte de propagande ?
Mais la correspondance entre ces deux "critiques" ne s'arrête pas là. L'une comme l'autre font disparaître le travail des enseignants : tout ce temps que nous consacrons à former les élèves disparaît et il suffit à ces experts autoproclamés (et notamment tous ceux qui traînent sur Twitter et dont la compétence va de la psychiatrie à l'économie en passant par l'histoire des femmes...) de regarder les sujets pour savoir ce que les élèves ont appris. Ce mépris pour le travail des enseignants et pour les apprentissages des élèves est affligeant. Deux années - car le bac se prépare sur deux ans - d'efforts et de travail, et on vient vous expliquer que vous êtes juste devenu un bon petit soldat du libéralisme/du marxisme-léninisme ? On peinera pourtant à trouver l'unité idéologique à la sortie...
S'ajoute en fait l'ignorance totale de ce qu'est l'évaluation ou de ce qu'est un examen - un problème que l'on retrouve également dans des critiques plus "académiques" des sujets, comme celle d'Henri Sterdyniak. Cette dernière est significative : on voudrait que les candidats au bac fasse une réponse digne d'une leçon d'agrégation. Ce n'est pas le but de l'exercice. Lorsque l'on pose des questions de connaissance, on veut savoir si les élèves disposent... de certaines connaissances. Si on leur demande "Comment la flexibilité du marché du travail peut-elle réduire le chômage ?", c'est que l'on veut savoir s'ils connaissent la représentation théorique qui donne ce résultat. Ils en ont vu aussi la critique, mais on attends d'eux qu'ils connaissent les différents arguments qui se sont échangés dessus. Pourquoi ne pas demander les deux alors, me direz-vous ? Et bien, parce que c'est une épreuve de bac : leur temps est limité, et leur niveau est celui du bac. Etre capable de sélectionner dans un cours certains arguments (et non de réciter entièrement le cours de façon aveugle) et les présenter clairement est un enjeu important à ce niveau-là. Si on leur demande "Vous montrerez de quelle manière les conflits sociaux peuvent être facteurs de cohésion sociale", c'est que l'on veut vérifier leur capacité à construire un enchaînement logique, à argumenter : ils ont également vu qu'il y a d'autres facteurs de cohésion sociale, mais on leur demande de traiter un point précis. Il est évidemment facile de faire une critique d'un sujet d'examen lorsque l'on ne prend pas en compte qu'il s'agit... d'un examen.
C'est que les différents acteurs de ces paniques morales - puisqu'il faut bien donner un nom à ce à quoi on assiste - ne font qu'instrumentaliser un sujet d'examen à leurs propres fins. Ils souhaitent en profiter pour attirer l'attention des médias, toujours friands du marronnier du bac, et essayer de créer un peu de cohésion sociale autour de leurs problématiques - tiens, quelque chose que l'on analyse précisément dans nos cours... On aimerait voir des analyses de la "propagande néolibérale" qui prennent un peu plus attention à la subtilité des phénomènes de performativité plutôt que de tomber en hurlant à la mort sur des enseignants et leurs élèves. La différence avec certains mouvements, comme ceux qui voient dans un autre sujet du bac de cette année ("vous démontrerez que la famille peut être un frein à la mobilité sociale") une attaque "anti-famille" (on n'est plus à ça près dans la bêtise...), est finalement assez subtile...
François Dubet évoquait hier dans une interview comment la parole des enseignants est devenue toujours négative, du moins à partir du moment où elle est collective. C'est en partie une conséquence de ce genre de paniques morales. Comment voulez-vous avoir une parole positive sur vos élèves, dire qu'ils apprennent des choses, qu'ils progressent, que vous faites un vrai travail en classe lorsqu'il suffit à n'importe qui de regarder deux minutes un sujet de bac pour se permettre de rendre un jugement définitif sur votre travail ? Le simple fait d'essayer de dire "non mais en fait, les élèves ça va, ils sont bien, ils apprennent des choses" soulève au mieux du scepticisme, au pire, et plus souvent, de la moquerie devant cet "angélisme". C'est que beaucoup ont intérêt à taper sur l'école pour faire avancer leurs idées, même quand celles-ci n'ont rien à voir avec l'école. Pour vous, c'est peut-être un combat politique où tous les coups sont permis. Pour moi, c'est mon métier. Pour les élèves, c'est leur travail.
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