Les Etats-Unis ont été frappé par une nouvelle tuerie, comme il s'en produit régulièrement depuis au moins 1999 et la tragédie de Columbine. A Santa Barbara, un jeune homme, Eliot Rodger, a tué au moins six personnes avant de se donner la mort. Dans les jours et sans doute les semaines qui viennent, les portraits du tueur vont pulluler, tentant, par le récit biographique, de donner sens à son acte - le mouvement a d'ailleurs déjà commencé, et les tueries précédentes ont eu leur lot en la matière... Le risque de la biographie est toujours de sur-enchérir sur l'exceptionnalité de l'individu ou de son acte. En bon adepte de la micro-histoire, je suis plus tenté d'utiliser les parcours individuels, aussi exceptionnels qu'ils paraissent, pour partir à la recherche de la normalité.
Eliot Rodger a laissé une vidéo qui explique son geste. Son discours s'inscrit clairement dans la mouvance de ceux que l'on appelle les "masculinistes" : des hommes qui prétendent que la société s'est "féminisée", que les hommes doivent reconquérir le pouvoir en renvoyant les femmes au rang d'objets, qu'il faut être "l'alpha male" (le "mâle dominant", comme dans certaines espèces animales...), et que les hommes peuvent devenir des "pick-up artists" (des "artistes de la drague") c'est-à-dire manipuler les femmes pour coucher avec elles... Si vous voyez des proximités avec Eric Zemmour, ce n'est pas un hasard. Le discours d'Eliot Rodger (dont j'improvise ici une traduction à partir de cet article - mes excuses par avance à toutes les personnes dont la traduction est le métier) laisse voire une haine des femmes que l'on qualifiera rapidement, n'en doutons pas, de "pathologique" :
On n'aura aucun mal à relever les incohérences de ce discours : se prétendre "le parfait gentlemen" au moment où l'on projette de massacrer des femmes, se vanter d'être un gentlemen tout en rêvant d'être le "mâle dominant" qui écrase les autres mâles par la possession des femelles, détester les femmes avec qui on veut pourtant coucher en étant un gentlemen, leur reprocher d'être à la fois "coincées" et des "salopes" qui couchent avec les mauvaises personnes (i.e. pas lui)... Y voir le discours d'un fou n'est guère difficile. Ce qui nous choque le plus est l'apparente trivialité, et pour le dire plus directement la très grande banalité, de la raison évoquée par le tueur pour justifier son acte : il ne supportait pas d'être vierge à 22 ans et de ne jamais avoir embrassé une fille... Il n'aurait paru étrange à personne qu'il souffre quelque peu de cette situation : s'il avait été triste, déprimé ou même dépressif, en manque de confiance en lui, si cette souffrance s'était manifesté chez lui par des comportements allant de la consommation d'alcool à l'expression d'une certaine agressivité envers les autres, cela n'aurait guère paru étonnant. Peut-être lui aurait-on conseillé de se faire aider par un professionnel... et c'est après tout ce qu'il a fait en cherchant de l'aide du côté des masculinistes... Mais en tout cas, nous pouvons facilement considérer que ses meurtres relèvent d'une classe d'actes totalement différente que des réactions plus "normales", plus "habituelles" et finalement pas si rare.
Il y a une réaction "normale" - je ne saurais insister suffisamment sur ces guillemets - à cette situation que je n'ai pas évoqué : qu'un jeune pris dans une grande tristesse amoureuse se suicide, et l'histoire aurait certes été tragique, mais finalement assez, et malheureusement, banale. Pourtant son geste ressemble beaucoup à un suicide : il n'est pas illégitime de penser qu'il savait très bien comment se terminerait sa virée meurtrière... Il n'est alors pas inutile de se tourner vers le maître ouvrage qu'Emile Durkheim a consacré en 1897 au Suicide : dans son introduction, il s'attache à définir rigoureusement le suicide, au-delà des usages "vulgaires" du terme. Après avoir insisté sur la dimension volontaire et consciente de l'acte de se donner la mort, il explique en quoi le suicide est un acte finalement "normal" qui n'a rien de "monstrueux", c'est-à-dire qui ne doit pas être placé dans une classe tout à fait à part :
La remarque de Durkheim consiste ici à rendre au suicide sa normalité : non pas parce que, comme il l'écrit ailleurs, il existe une certaine régularité statistique au suicide, mais bien parce qu'il s'inscrit dans la continuité d'activités par ailleurs courantes, normales, et pour certaines au moins attendus par les normes sociales. Le suicide peut, dans bien des cas, apparaître comme une forme, certes extrême, du dévouement à la tâche - que l'on pense à ceux qui se suicident faute de pouvoir accomplir tout le travail qu'on leur impose... - ou de la tristesse - toutes les personnes tristes ne sont pas dépressives, et tous les dépressifs ne se suicident pas : pourtant, il serait ridicule d'ignorer les liens qui existent entre ces différentes choses, et le continuum sur lequel elle se place. Ce à quoi invite ici Durkheim, c'est à rechercher le normal dans ce qui semble anormal : le suicide n'est pas un acte exceptionnel et inexplicable, il est la poursuite de certaines situations banales qui font notre vie quotidienne ; le suicidé n'est pas un être à part, mais un individu qui est pris dans une situation banale et qui, pour une raison ou pour une autre, y réagit par le suicide. Il ne s'agit pas de nier la spécificité du suicide, mais de le faire apparaître sous un jour nouveau, comme l'expression d'une normalité vers laquelle il s'agit de remonter.
On peut en dire tout autant de ces fusillades et tueries qui émaillent l'histoire récente des Etats-Unis. Elles aussi peuvent se lire comme "la forme exagérée de pratiques usuelles". Et l'acte d'Elyot Rodger apparaît aussi "sous un tout autre aspect, une fois qu'on a reconnu qu'il se rattache sans solution de continuité aux actes de..." Justement à quels actes peut-on le rattacher ? Quelles sont les pratiques usuelles que la tuerie ne fait qu'exagérer, que pousser à l'extrême ? De quelles situations sommes toutes banales doit-on rapprocher ce fait, à quelle classe d'actions faut-il le rapporter pour le comprendre non pas dans son exceptionnalité mais bien dans sa normalité ?
Le discours qu'il tient ne présente finalement qu'une forme extrêmement banale de discours tenus par des adolescents et des hommes adultes sur les femmes : c'est le discours du Nice Guy comme disent les anglo-saxons, celui qui est toujours "friendzoné", un "concept" qui se diffuse si vite qu'il a sa propre page wikipédia. Vous en trouverez également une présentation et une déconstruction dans ce billet dont la lecture me semblerait vitale pour bon nombre d'ados... Dans ces discours, les hommes "gentils" sont présentés comme victimes des femmes dont ils deviennent les amis et qui, alors qu'ils sont toujours là pour les consoler, ne veulent toujours pas les récompenser pour leur gentillesse en couchant avec eux. Derrière ce discours, il y a une représentation et surtout des pratiques très particulières de la drague, de la séduction et des relations entre hommes et femmes. Ce type de discours soutient des pratiques de drague violente (car "les femmes aiment ça"), de petites manipulations pour obtenir du sexe de la part des femmes (en les culpabilisant, en les humiliant, etc.), et de mépris et de haine des femmes, perçues à la fois comme des objets qu'il faut conquérir et comme des salopes qui ne savent pas apprécier la vraie gentilesse.
Cette haine des femmes n'a rien d'exceptionnelle : elle est au contraire extrêmement banale. Elle est répétée et diffusée entre garçons au moment où l'on apprends les relations hommes/femmes, où l'on s'échange des trucs et astuces pour draguer, où l'on apprends comment parvenir à coucher avec une fille, parce qu'il faut à tout prix le faire. Elle va de soi dans les lieux de l'entre-soi masculin, des équipes de sport aux groupes d'amis, où l'on ne prendra pas le risque de la remettre en cause. Elle se retrouve dans les réactions "normales" que j'évoquais plus haut : qu'un homme vierge à 22 ans se montre agressif ou "lourdingue", qu'il harcèle des filles de façon insistante, qu'il soit agressif, rien de tout cela ne paraîtra très étonnant. Elle est surtout omniprésente dans les productions culturelles, séries, comédies romantiques, teen movies, films de super-héros... Pensez aux premières saisons de Friends, à l'intégralité de How I Met Your Mother, à The Big Bang Theory, à Kick-Ass, aux American Pies, etc. Vous compléterez la liste sans mal. Le discours d'Elyot Rodgers n'est pas celui d'un fou : c'est un discours extrêmement banal dans nos sociétés.
Alors évidemment il ne s'agit pas de dire que c'est à cause de ces productions culturelles qu'il est devenu un tueur. De la même façon que toutes les personnes tristes ne se suicident pas, tous ceux qui sont soumis ou adhèrent à ces discours ne finiront pas tueur. Certains se contenteront d'aller grossir les rangs des "pick-up artists" - car eux-mêmes, avec leurs listes de moyen de manipuler les femmes ne sont que la continuité des pratiques de dragues les plus courantes et les plus normales qu'apprennent les hommes... D'autres n'iront même pas si loin... Sans doute faut-il quelques traits "exceptionnels" pour passer à l'acte : Durkheim expliquait le suicide par des situations d'affaiblissement des normes par exemple, et peut-être que cette explication en terme d'anomie aurait ici quelques mérites. Mais quelques soient les traits "exceptionnels" que l'on pourra trouver au tueur, il ne faut pas perdre de vue qu'il était aussi un mec normal. Et que son geste n'était que la poursuite d'une haine banale des femmes par d'autres moyens... C'est ce dont la tuerie de Santa Barbara devrait nous faire prendre conscience : la normalité de cette haine des femmes qui s'est exprimée, cette fois, sur un mode extrême.
Eliot Rodger a laissé une vidéo qui explique son geste. Son discours s'inscrit clairement dans la mouvance de ceux que l'on appelle les "masculinistes" : des hommes qui prétendent que la société s'est "féminisée", que les hommes doivent reconquérir le pouvoir en renvoyant les femmes au rang d'objets, qu'il faut être "l'alpha male" (le "mâle dominant", comme dans certaines espèces animales...), et que les hommes peuvent devenir des "pick-up artists" (des "artistes de la drague") c'est-à-dire manipuler les femmes pour coucher avec elles... Si vous voyez des proximités avec Eric Zemmour, ce n'est pas un hasard. Le discours d'Eliot Rodger (dont j'improvise ici une traduction à partir de cet article - mes excuses par avance à toutes les personnes dont la traduction est le métier) laisse voire une haine des femmes que l'on qualifiera rapidement, n'en doutons pas, de "pathologique" :
"Ce n'est pas juste. Vous, les filles n'avez jamais été attirées par moi. Je ne sais pas pourquoi vous, les filles, n'avez jamais été attirées par moi, mais je vais vous punir pour ça. C'est une injustice, un crime, parce que je ne sais pas ce que vous ne voyez pas en moi. Je suis le mec parfait, et pourtant vous vous jetez sur ces mecs odieux, plutôt que sur moi, le gentlemen suprême."
"Je vais toutes vous punir pour ça", dit-il encore avant de rire
"Quand ce sera le jour de faire les comptes (On the day of retribution), je vais rentrer dans la sororité la plus importante de UCSB, et je vais massacrer chacune de ces salopes coincées de blondes pourries gâtées (every single spoiled stuck up blonde slut) que j'y trouverais. Toutes ces filles que j'ai tellement voulu, elles m'auraient toutes rejeté et m'auraient regardé comme un mec inférieur si je leur avais fait une proposition sexuelle. Alors qu'elles se jettent sur ces brutes odieuses. Je vais prendre beaucoup de plaisir à toutes vous massacrer. Vous allez enfin voir que je suis vraiment le dominant (the superior one). Le vrai mâle dominant (The true Alpha Male)".
On n'aura aucun mal à relever les incohérences de ce discours : se prétendre "le parfait gentlemen" au moment où l'on projette de massacrer des femmes, se vanter d'être un gentlemen tout en rêvant d'être le "mâle dominant" qui écrase les autres mâles par la possession des femelles, détester les femmes avec qui on veut pourtant coucher en étant un gentlemen, leur reprocher d'être à la fois "coincées" et des "salopes" qui couchent avec les mauvaises personnes (i.e. pas lui)... Y voir le discours d'un fou n'est guère difficile. Ce qui nous choque le plus est l'apparente trivialité, et pour le dire plus directement la très grande banalité, de la raison évoquée par le tueur pour justifier son acte : il ne supportait pas d'être vierge à 22 ans et de ne jamais avoir embrassé une fille... Il n'aurait paru étrange à personne qu'il souffre quelque peu de cette situation : s'il avait été triste, déprimé ou même dépressif, en manque de confiance en lui, si cette souffrance s'était manifesté chez lui par des comportements allant de la consommation d'alcool à l'expression d'une certaine agressivité envers les autres, cela n'aurait guère paru étonnant. Peut-être lui aurait-on conseillé de se faire aider par un professionnel... et c'est après tout ce qu'il a fait en cherchant de l'aide du côté des masculinistes... Mais en tout cas, nous pouvons facilement considérer que ses meurtres relèvent d'une classe d'actes totalement différente que des réactions plus "normales", plus "habituelles" et finalement pas si rare.
Il y a une réaction "normale" - je ne saurais insister suffisamment sur ces guillemets - à cette situation que je n'ai pas évoqué : qu'un jeune pris dans une grande tristesse amoureuse se suicide, et l'histoire aurait certes été tragique, mais finalement assez, et malheureusement, banale. Pourtant son geste ressemble beaucoup à un suicide : il n'est pas illégitime de penser qu'il savait très bien comment se terminerait sa virée meurtrière... Il n'est alors pas inutile de se tourner vers le maître ouvrage qu'Emile Durkheim a consacré en 1897 au Suicide : dans son introduction, il s'attache à définir rigoureusement le suicide, au-delà des usages "vulgaires" du terme. Après avoir insisté sur la dimension volontaire et consciente de l'acte de se donner la mort, il explique en quoi le suicide est un acte finalement "normal" qui n'a rien de "monstrueux", c'est-à-dire qui ne doit pas être placé dans une classe tout à fait à part :
[Les suicides] ne constituent pas, comme on pourrait le croire, un groupe tout à fait à part, une classe isolée de phénomènes monstrueux, sans rapport avec les autres modes de la conduite, mais, au contraire, qu'ils s'y relient par une série continue d'intermédiaires. Ils ne sont que la forme exagérée de pratiques usuelles. En effet, il y a, disons-nous, suicide quand la victime, au moment où elle commet l'acte qui doit mettre fin à ses jours, sait de toute certitude ce qui doit normalement en résulter. Mais cette certitude peut être plus ou moins forte. Nuancez-la de quelques doutes, et vous aurez un fait nouveau, qui n'est plus le suicide, mais qui en est proche parent puisqu'il n'existe entre eux que des différences de degrés. Un homme qui s'expose sciemment pour autrui, mais sans qu'un dénouement mortel soit certain, n'est pas, sans doute, un suicidé, même s'il arrive qu'il succombe, non plus que l'imprudent qui joue de parti pris avec la mort tout en cherchant à l'éviter, ou que l'apathique qui, en tenant vivement à rien, ne se donne pas la peine de soigner sa santé et la compromet par sa négligence. Et pourtant, ces différentes manières d'agir ne se distinguent pas radicalement des suicides proprement dits. Elles procèdent d'états d'esprit analogues, puisqu'elles entraînent également des risques mortels qui ne sont pas ignorés de l'agent, et que la perspective de ces risques ne l'arrête pas ; toute la différence, c'est que les chances de mort sont moindres. Aussi n'est-ce pas sans quelque fondement qu'on dit couramment du savant qui s'est épuisé en veilles, qu'il s'est tué lui-même. Tous ces faits constituent donc des sortes de suicides embryonnaires, et, s'il n'est pas d'une bonne méthode de les confondre avec le suicide complet et développé, il ne faut pas davantage perdre de vue les rapports de parenté qu'ils soutiennent avec ce dernier. Car il apparaît sous un tout autre aspect, une fois qu'on a reconnu qu'il se rattache sans solution de continuité aux actes de courage et de dévouement, d'une part, et, de l'autre, aux actes d'imprudence et de simple négligence.
La remarque de Durkheim consiste ici à rendre au suicide sa normalité : non pas parce que, comme il l'écrit ailleurs, il existe une certaine régularité statistique au suicide, mais bien parce qu'il s'inscrit dans la continuité d'activités par ailleurs courantes, normales, et pour certaines au moins attendus par les normes sociales. Le suicide peut, dans bien des cas, apparaître comme une forme, certes extrême, du dévouement à la tâche - que l'on pense à ceux qui se suicident faute de pouvoir accomplir tout le travail qu'on leur impose... - ou de la tristesse - toutes les personnes tristes ne sont pas dépressives, et tous les dépressifs ne se suicident pas : pourtant, il serait ridicule d'ignorer les liens qui existent entre ces différentes choses, et le continuum sur lequel elle se place. Ce à quoi invite ici Durkheim, c'est à rechercher le normal dans ce qui semble anormal : le suicide n'est pas un acte exceptionnel et inexplicable, il est la poursuite de certaines situations banales qui font notre vie quotidienne ; le suicidé n'est pas un être à part, mais un individu qui est pris dans une situation banale et qui, pour une raison ou pour une autre, y réagit par le suicide. Il ne s'agit pas de nier la spécificité du suicide, mais de le faire apparaître sous un jour nouveau, comme l'expression d'une normalité vers laquelle il s'agit de remonter.
On peut en dire tout autant de ces fusillades et tueries qui émaillent l'histoire récente des Etats-Unis. Elles aussi peuvent se lire comme "la forme exagérée de pratiques usuelles". Et l'acte d'Elyot Rodger apparaît aussi "sous un tout autre aspect, une fois qu'on a reconnu qu'il se rattache sans solution de continuité aux actes de..." Justement à quels actes peut-on le rattacher ? Quelles sont les pratiques usuelles que la tuerie ne fait qu'exagérer, que pousser à l'extrême ? De quelles situations sommes toutes banales doit-on rapprocher ce fait, à quelle classe d'actions faut-il le rapporter pour le comprendre non pas dans son exceptionnalité mais bien dans sa normalité ?
Le discours qu'il tient ne présente finalement qu'une forme extrêmement banale de discours tenus par des adolescents et des hommes adultes sur les femmes : c'est le discours du Nice Guy comme disent les anglo-saxons, celui qui est toujours "friendzoné", un "concept" qui se diffuse si vite qu'il a sa propre page wikipédia. Vous en trouverez également une présentation et une déconstruction dans ce billet dont la lecture me semblerait vitale pour bon nombre d'ados... Dans ces discours, les hommes "gentils" sont présentés comme victimes des femmes dont ils deviennent les amis et qui, alors qu'ils sont toujours là pour les consoler, ne veulent toujours pas les récompenser pour leur gentillesse en couchant avec eux. Derrière ce discours, il y a une représentation et surtout des pratiques très particulières de la drague, de la séduction et des relations entre hommes et femmes. Ce type de discours soutient des pratiques de drague violente (car "les femmes aiment ça"), de petites manipulations pour obtenir du sexe de la part des femmes (en les culpabilisant, en les humiliant, etc.), et de mépris et de haine des femmes, perçues à la fois comme des objets qu'il faut conquérir et comme des salopes qui ne savent pas apprécier la vraie gentilesse.
Cette haine des femmes n'a rien d'exceptionnelle : elle est au contraire extrêmement banale. Elle est répétée et diffusée entre garçons au moment où l'on apprends les relations hommes/femmes, où l'on s'échange des trucs et astuces pour draguer, où l'on apprends comment parvenir à coucher avec une fille, parce qu'il faut à tout prix le faire. Elle va de soi dans les lieux de l'entre-soi masculin, des équipes de sport aux groupes d'amis, où l'on ne prendra pas le risque de la remettre en cause. Elle se retrouve dans les réactions "normales" que j'évoquais plus haut : qu'un homme vierge à 22 ans se montre agressif ou "lourdingue", qu'il harcèle des filles de façon insistante, qu'il soit agressif, rien de tout cela ne paraîtra très étonnant. Elle est surtout omniprésente dans les productions culturelles, séries, comédies romantiques, teen movies, films de super-héros... Pensez aux premières saisons de Friends, à l'intégralité de How I Met Your Mother, à The Big Bang Theory, à Kick-Ass, aux American Pies, etc. Vous compléterez la liste sans mal. Le discours d'Elyot Rodgers n'est pas celui d'un fou : c'est un discours extrêmement banal dans nos sociétés.
Alors évidemment il ne s'agit pas de dire que c'est à cause de ces productions culturelles qu'il est devenu un tueur. De la même façon que toutes les personnes tristes ne se suicident pas, tous ceux qui sont soumis ou adhèrent à ces discours ne finiront pas tueur. Certains se contenteront d'aller grossir les rangs des "pick-up artists" - car eux-mêmes, avec leurs listes de moyen de manipuler les femmes ne sont que la continuité des pratiques de dragues les plus courantes et les plus normales qu'apprennent les hommes... D'autres n'iront même pas si loin... Sans doute faut-il quelques traits "exceptionnels" pour passer à l'acte : Durkheim expliquait le suicide par des situations d'affaiblissement des normes par exemple, et peut-être que cette explication en terme d'anomie aurait ici quelques mérites. Mais quelques soient les traits "exceptionnels" que l'on pourra trouver au tueur, il ne faut pas perdre de vue qu'il était aussi un mec normal. Et que son geste n'était que la poursuite d'une haine banale des femmes par d'autres moyens... C'est ce dont la tuerie de Santa Barbara devrait nous faire prendre conscience : la normalité de cette haine des femmes qui s'est exprimée, cette fois, sur un mode extrême.
Avant ton papier, j'ai lu celui-ci - http://seenthis.net/messages/260385- et je l'ai commenté ainsi :
RépondreSupprimer"Oui, c’est un peu ce que j’avais noté en suivant le fait divers : le fait que le mec ne se pose pas trop de question sur ses propres critères de choix (a priori, il estimait avoir le droit à une fille blonde sexy qui est l’archétype de la fille que tout le monde veut) et sur son manque d’efforts pour intéresser quelqu’un (comme il est parfait intrinsèquement, pourquoi se faire chier à séduire ?). Oui, j’ai pensé à cette culture des #beaufs (j’ai tendance à classer les #masculinistes dans la classe des beaufs qui, à mon sens, les définit bien mieux !) qui passent leur temps à juger que les #femmes ne font pas assez d’efforts pour être parfaites du haut de leur gueule de groin bedonnante qui pue sous les aisselles.
Ces mecs ne cherchent pas une femme avec laquelle partager quelque chose, ils veulent un #trophée pour se valoriser. Et ensuite, ils haïssent les femmes collectivement de ne pas se jeter sur eux.
Ce sont bien des #beaufs. Certains tentent d’enrober la merde qu’ils ont entre leurs deux oreilles sous des arguments idéologiques, mais en moyenne, ils ne sont pas assez élaborés pour cela."
La clé, c'est la réification des femmes, comme objet de prestige à s'approprier, comme trophée, donc... ce qui implique une négation de leur humanité et justifie leur domination totale... jusqu'au meurtre (plutôt vécu comme un SAV musclé!)
Toute cette histoire autour de la tuerie de UCSB commence à me donner un petit goût de vomi en travers de la bouche. Bien sûr, la NRA et autres fêlés d'extrême droite me dégoutent toujours autant, mais j'ai presque autant de mal avec les nombreuses missives publiques liant la misogynie à cet acte abject.
RépondreSupprimerParce que voilà, un acte pareil est perpétué, d'abord, par un malade mental. Et ne pas parler de maladie mentale dans une situation pareille, c'est ignorer l'éléphant qui est dans la pièce.
Un malade mental vous dira qu'il a tué parce que Dieu le lui a demandé. Un malade mental vous dira qu'il a tué parce que son voisin était possédé. Vous n'écouteriez normalement pas la justification d'un malade mental.
Il faut arrêter de justifier cet acte en lui donnant un motif politique. Ce gars est un malade mental et comme pour tous les autres, c'est de ce problème précis dont nous devrions parler.
Parlons du fait que dans notre société, nous n'avons que très peu d'empathie encore pour les malades mentaux. Que nous y appliquons un sceau de honte et de déni général, ajoutant au poids qu'est le fardeau de la dépression, de la schizophrénie, des troubles bi-polaires, anxieux etc.
Parlons du fait que dans notre société, nous n'investissons à peu près pas dans les infrastructures traitant ces patients et encore moins dans la prévention et la détection des signaux précurseurs.
Parlons du fait que dans ce cas précis, les policiers ont été prévenus et n'ont pas vu ces avertissements vidéos comme probants. Ce qui tend à prouver qu'ils n'ont reçu aucun formation élémentaire en intervention psychosociale ou n'ont pas de ressources vers lesquelles diriger ces dossiers.
Parlons du fait que statistiquement. il y a au moins une personne autour de nous qui souffre de maladie mentale et que plus de la moitié d'entre eux n'ont accès à aucune aide autre qu'une médicamentation généralement hautement inadéquate et/ou peu suivie par des ressources compétentes.
Oui, l'égalité homme-femme est encore un mythe et la misogynie existe. Oui, des crimes ont lieu chaque jour contre des femmes, parce que ce sont des femmes. Mais le crime dont il est question, aujourd'hui, est le produit d'une maladie mentale, pas d'une culture misogyne.
Et ça m'énerve que le féminisme politique tombe dans le piège de la récupération d'un acte aussi tragique.
+++++++
J'en profite aussi pour vous inviter à ne jamais mentionner le nom du tueur.La leçon à donner à quiconque aurait la même idée que lui, c'est que ce n'est pas une bonne manière de devenir célèbre, montrons lui qu'on ne se rappellera que du nom de ses victimes, jamais du sien. De nombreux spécialistes du domaines pensent que la moitié de ces événements seraient évités si les médias ne mettaient pas autant l'emphase sur le meurtrier mais bien sur les victimes.
Rappelons-nous des victimes:
Katherine Cooper
Veronika Weiss
Christopher Michael-Martinez
Cheng Yuan Hong
George Chen
Weihan Wang
@Edouard : Merci, je n'aurais jamais pu imaginer un commentaire qui passe aussi radicalement à côté de tout le propos du billet, dont je doute même que vous l'ayez simplement lu. Et aussi incohérent : d'une part, vous méprisez les personnes souffrant de maladie mentale en les privant de toute capacité d'action, ensuite, si vous n'êtes pas capable de voir que la maladie mentale est sociale et ne prends pas n'importe quelle forme dans n'importe quelle société, c'est probablement que vous ne savez pas de quoi vous parlez. Désolé de vous le dire comme ça, mais quand vous commentez sans rien dire du billet, je n'ai pas envie de prendre des gants.
RépondreSupprimerCe qui me tue avec cet événement, c'est le traitement médiatique qu'il en est fait. J'ai conscience qu'il ne faut pas attendre grand chose des journaux et qu' un crime sera reconnu sexiste bien plus facilement s'il est perpétué par une minorité ou un étranger ( comme un musulman. Là c'est facile de concevoir qu'il peut avoir un comportement sexiste allant jusqu'au meurtre étrangement...).
RépondreSupprimerMais là la vidéo d'explication laissé par le meurtrier est à mon sens évidente. On ne tend plus la perche aux journalistes, on la leur met dans l'oeil dans là. Mais non, jamais ils n'interrogent les règles et les normes dans lesquelles on vit ( vierge = looser ). Jamais surtout ils n'évoquent l'appartenance ou du moins l'influence du mouvement masculiniste.
On se contente de dire qu'il haïssait les femmes. On insiste sur le fait qu'il était malade ( syndrome d'Asperger ). J'ai beau ne rien connaître au syndrome d'Asperger ou presque, je ne pense pas que la misogynie en soit un symptôme.. Bref comme dit au début de votre billet on réduit cela à un acte individuel en se reportant aux particularités de l'individu. Ici le syndrome d'Asperger vient à point nommé et permet de complètement négliger la donnée 'sociétale' quand bien même elle est criante...
edouard, vous n'entendez rien à la maladie mentale. Des psychotiques tuent pour des raisons délirantes: ça relève de la maladie mentale. Un psychopathe tue par intolérance à la frustration et tendances dépressives caractéristiques: c'est de la psychopathie qui, comme son nom ne l'indique pas, ne relève pas de la maladie mentale, mais d'une structure psychique bien spécifique dépourvue d'empathie et de respect pour autrui. Un psychopathe conserve toutes ses capacités de jugement. Ce tueur n'était donc a priori pas un malade mental (son acte tomberait sous le coup de l'irresponsabilité, s'il était en plein délire psychotique) mais un connard extrême. Ensuite, quand bien même on parlerait de psychose dans ce cas présent, comme l'indique l'auteur à la suite de centaines de psychiatres du monde entier, toutes les maladies mentales sont imprégnées de la société du malade et sont à ce titre révélatrices de ce qui merde dans une culture donnée. De rien.
RépondreSupprimerEdouard, quand je vous lis, je vois l'exemple type du cours sur cet épouvantail utile de toute société dont le gouvernement se repais pour infliger ses discours sur l'insécurité : le monstre.
RépondreSupprimerCet être définitivement et intrinsèquement anormal, malade, absolument pas comme nous, irrémédiablement déviant et apparut spontanément dans une lumière bleutée un soir de pleine lune sans doute.
Vous allez jusqu'à lui refuser tout caractère individuel jusqu'à refuser de le nommer, faudrait pas qu'il ai le moindre lien humain inné ou culturel avec notre si merveilleuse société voyons.
Quand je vous lis, je vois moults similitudes avec cet autre épouvantail utile : le violeur. (et tous ses mythes associés)
Avez-vous lu cet extrait de "Why Does He Do That? Inside the Minds of Angry and Controlling Men" de Lundy Bancroft, où elle explique que les hommes misogynes pensent que leur violence est justifiable jusqu'à un certain point ?
RépondreSupprimerhttp://seebster.tumblr.com/post/76751602620/when-an-abusive-man-tells-me-that-he-became
En discutant avec des hommes avec des hommes abusifs avec leur partenaire, elle leur demande pourquoi ils ne sont pas allés plus loin - par exemple en lui mettant un coup de pied dans la tête, et la réponse la plus fréquente est "bon sang, je ne ferais jamais un truc pareil."
La misogynie de ces hommes leur fait donc placer leur curseur du niveau de violence qui leur semble acceptable, normal donc.
Dans notre société, siffler une femme dans la rue, faire des commentaires sur l'apparence physique d'une inconnue, est à peu près toléré. Un homme peut rouler une pelle à une journaliste en direct alors qu'elle est en train de faire son boulot, et les hommes sur le plateau trouveront que c'est drôle. Un homme peut se filmer en train de simuler des actes sexuels non consentis sur des inconnues, et beaucoup s'étonneront du retour négatif. Un homme politique renommé peut... Bref, pas la peine de poursuivre.
Elliott Rodger, au moins, met (à peu près) tout le monde d'accord : son curseur était vraiment trop poussé. Tirer sur des femmes (et des hommes) dans la rue, c'est intolérable pour (à peu près) tout le monde.
Et au fond, quand les féministes discutent de la tuerie d'Isla Vista, c'est aussi pour poser cette question : "et vous, n'y aurait-il pas un problème avec VOTRE curseur ?"
Alors forcément, il y a des gens qui soit s'empressent de répondre que LEUR curseur A EUX est incroyablement bas et donc la preuve absolue que la misogynie n'est pas un problème, soit préfèrent dire qu'on devrait parler d'autre chose - par exemple, un truc qui ne pourra jamais les concerner de près ou de loin - genre, au pif, la maladie mentale !
Merci Denis de rappeler que la discussion concerne tout le monde.