La rationalité du chauffard

On a les débats enflammés qu'on mérite : en France, ce sont ceux autour des radars et des limitations de vitesse. D'un côté, des associations pour la sécurité routière qui dénoncent le "clientélisme" des élus qui cherche à ménager leur électorat contre les amendes toujours mal vécues, de l'autre, des automobilistes et des représentants qui ont tôt fait de dénoncer le "fascisme" ou le "totalitarisme" des dites associations qui veulent soumettre tout un chacun à un contrôle permanent. Bref, du débat comme on les aime : inaudible. Pourtant, il y aurait quelques choses à en dire, si on prenait la peine de regarder la conduite automobile comme un objet sociologique.

Le débat, s'il a fait grand cas de diverses études scientifiques brandies par l'une ou par l'autre des parties prenantes, s'est en effet cantonné à une discussion statistique pour savoir si, oui ou non, la vitesse est le facteur, ou un facteur, déterminant des accidents ou de la gravité de ceux-ci. D'ailleurs, c'est toute la stratégie de lutte contre l'insécurité routière qui est marqué par ce biais : ses cibles ont été, depuis bien des années, la vitesse et l'alcool. Avec toujours la même idée : il faut que les conducteurs changent de comportements.

Laissons de côté la question de savoir si la vitesse est un facteur de risque ou pas - et à quel moment elle le devient, et dans quelles conditions, etc. Quelque soit la réponse que l'on donne à cette question, la suite est toujours la même : il faut fixer les bonnes normes en matière de conduite - celles qui réduisent les risques - et obliger les conducteurs à les respecter.

La question de la norme et de son respect est pleinement une question sociologique, peut-être l'une des plus classiques qui soit. Mais elle est considérablement appauvrie dans les débats sur la sécurité routière. Le comportement des conducteurs est généralement présenté suivant deux topiques : d'un côté, il serait la mise en œuvre presque aveugle des normes imposées par le code de la route - et ce serait pour certains le comportement idéal, qu'il faudrait obtenir coûte que coûte par la multiplication des contrôles et des sanctions -, de l'autre, il serait l'expression de passions, celles de la vitesse, un magma d'irrationalité où les individus se laisseraient aller à la recherche de leur seul plaisir et de leur seul intérêt : arriver le plus rapidement à destination, faire les kékés en grosse bagnole pour se la péter grave.

Dans un cas comme dans l'autre, on perd de vue le fait que la conduite automobile est une action sociale dans un sens tout ce qu'il y a de plus weberien, c'est-à-dire dont le sens prêté par l'individu est rapporté aux autres. Le conducteur, quel qu'il soit, même le plus soucieux de sécurité routière, ne sera jamais une simple machine à appliquer les règles du code : celles-ci sont générales, et l'automobiliste fait face à des situations particulières où il faut composer et faire des choix en quelques instants. La majorité des contrevenants n'est pas non plus constituée de purs amoureux de la vitesse qui confondent circuits de F1 et routes départementales. Ils se contentent de conduire de la façon qui leur semble la plus appropriée étant données les conditions auxquelles ils font face. "Leur semble" est le point important : leurs décisions ne sont pas les meilleures dans l'absolu, et les erreurs d'appréciation sont monnaie courante, mais la plupart des conducteurs, on peut en faire sans trop de mal l'hypothèse, essayent de faire au mieux.

Autrement dit, comme le défend Patrick Peretti-Wattel dans un article portant précisément sur ce sujet, les automobilistes mettent en œuvre une rationalité cognitive. Ils ont de "bonnes raisons" de faire ce qu'ils font. "Bonnes" de leur point de vue : ils n'agissent pas de façon irrationnelle ou incohérente, et ils peuvent donner des justifications de leurs actes. Ainsi, lorsqu'ils ne respectent pas une règle, comme, disons à tout hasard, une limitation de vitesse, ce n'est pas par folie ou par amour immodéré du risque, mais plus souvent parce qu'ils pensent soit que c'est ce qu'il faut faire - ils s'y sentent contraint par le comportement des autres, par exemple pour effectuer un dépassement - soit qu'il n'y a pas de risques particuliers à le faire. Certains peuvent par exemple penser qu'ils sont moins dangereux en roulant vite sur une autoroute qu'en y roulant doucement. D'autres savent bien que, sur telle ou telle route, le panneau de limitation de vitesse n'a pas de sens parce qu'il n'y a pas vraiment de danger.

Les représentations de la conduite et du bon conducteur ont donc leur importance pour comprendre les comportements routiers. Et ces représentations ne sont pas forcément des rationalisations a posteriori des amoureux de la vitesse : celui qui est obligé de déboîter soudainement pour éviter la petite voiture qui fait du 60 sur la file de gauche de l'autoroute voit bien, de ses propres yeux, que l'on peut être plus dangereux en roulant à une allure plus que modérée plutôt qu'en allant vite. Les certitudes des uns et des autres peuvent très bien s'enraciner dans les expériences les plus concrètes. Une fois de plus, cela ne les rends pas vraies : l'expérience est souvent trompeuse. Si une voiture très lente au milieu d'une route très rapide peut être dangereuse, cela n'implique pas, du point de vue logique, qu'une réduction globale de la vitesse augmente les risques. Mais ce genre d'expériences enracine les croyances et donc les modes de conduite.

Regarder les choses sous cet angle amène à réfléchir sur la façon dont on peut influencer les comportements des conducteurs. On a privilégié jusqu'ici la sanction : radars, amendes, etc. Mais cela se heurte au fait que les individus considèrent, pour la plupart, qu'ils conduisent bien, qu'ils n'ont pas de fautes parce que, même s'ils peuvent reconnaître avoir enfreint la règle, ils avaient quelques bonnes raisons de le faire. Difficile alors d'accepter la sanction, difficile, même, d'accepter d'être surveillé sur le respect d'une règle dont on peut reconnaître la légitimité sans toutefois cesser de percevoir que sa grande généralité exige des aménagements. De là vient la grogne permanente à l'encontre d'une sanction qui ne peut, simplement, être bien comprise. De là aussi son interprétation comme un simple moyen de remplir les caisses de l'Etat.

Ce qu'il faudrait - et cela n'est pas exclusif des radars, automatiques ou pas - c'est appuyer sur d'autres leviers visant à modifier les comportements des individus. C'est à leurs bonnes raisons qu'il faut s'attaquer, et donc aux représentations de ce qu'est un conducteur ou une voiture. Celles-ci, le plus souvent marketées comme des objets masculins - difficile de faire l'économie d'une analyse en terme de genre - témoignant de la force et de la maîtrise (cf. le magnifique exemple ci-dessous : ou comment une voiture peut remplir exactement la même fonction qu'une bonne chaussette roulée en boule dans le calbar), ne sont pas sans lien avec la sous-estimation des risques et la sur-estimation de ses propres compétences.



On pourrait aussi prendre en compte plus sérieusement cette rationalité cognitive des automobilistes : puisqu'ils ont toujours de "bonnes" raisons de faire ce qu'ils font, y compris lorsqu'il s'agit de faire des erreurs ou de prendre des risques inconsidérées, alors il faut leur donner de bonnes raisons de faire des choix mieux adaptées. C'est plus ou moins ce que font les ralentisseurs - ou "gendarmes couchés" comme on les appelle de par chez moi : les gens ralentissent, comme avec un radar, mais râlent sans doute moins ou ressentent moins profondément une injustice. Si les gens ont tendance à rouler trop vite, on peut soit concevoir des routes qui leur permettent de le faire avec le minimum des risques, soit mettre en place des dispositifs qui les amènent naturellement à lever le pied, sans les faire crier à l'injustice. Il y aura toujours des incorrigibles sur qui cela n'aura que peu d'effet, et pour eux la sanction sera toujours possible. Mais ici comme ailleurs, elle n'est pas la seule solution. Nous avons toujours autant de mal à oublier notre marteau de la responsabilité individuelle.
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2 commentaires:

Rudi a dit…

"Si les gens ont tendance à rouler trop vite, on peut soit concevoir des routes qui leur permettent de le faire avec le minimum des risques"
!!!
Puisque les gens sont durs à changer, changeons les routes pour qu'ils puissent rouler le plus vite possible ??

"soit mettre en place des dispositifs qui les amènent naturellement à lever le pied, sans les faire crier à l'injustice."
!
Empêcher les gens de crier à l'injustice, une fin en soi du code de la route ?

Je titille, super papier comme d'hab hein mais là je suis dubitatif :)

Denis Colombi a dit…

Merci pour le commentaire positif.

J'ai effectivement tendance à penser qu'il est plus de changer les routes que les gens. Les gens sont difficiles. Les routes sont faciles.

(Par ailleurs, c'est aussi ce qui fait que le sociologue a infiniment plus de mérite que le physicien, mais passons)

Quant au fait d'empêcher les gens de crier à l'injustice, il y a derrière aussi une question de légitimité : une norme sera toujours d'autant mieux respectées qu'elles apparaîtra légitime aux yeux de ceux qui doivent s'y plier. Peut-être pas une fin en soi, donc, mais un bon moyen. Qu'on ne semble pas tellement vouloir mobiliser.

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