La "révolution" de Cantona : sur le capitalisme et la morale

Depuis quelques jours, un appel au "bank run" de l'ancien footballeur Eric Cantona a fait couler pas mal d'encre et de salive. On parle de révolution... Vraiment ?

Plus alertes que moi, vous avez sans doute déjà vu la fameuse interview. Je la remet quand même parce que je lui trouve un petit côté fascinant.



Je l'avoue : je m'attendais à quelques précisions, à une certaine analyse de la part du l'ex-footballeur/acteur, pas une analyse économique profonde, mais un semblant d'explication. Mais non. La conversation ressemble à une brève de comptoir et sent plus le pastagas et la pétanque que la sueur des fronts d'une avant-garde révolutionnaire penchée sur la recherche de nouveaux moyens d'actions.

Une idée simple, servie à la louche : faire sauter les banques en retirant son argent. La crise de liquidité, peu probable car on ne voit pas pourquoi la banque centrale refuserait de refinancer les banques, comme arme politique... Je m'attendais vaguement à ce que soit reprise l'idée fausse qui veut que la monnaie scripturale ne soit pas de la "vraie" monnaie, idée popularisé par le film L'argent-dette et que tout élève de première ES peut contester les doigts dans le nez une main dans la poche, mais même pas.

Il est d'ailleurs assez drôle de voir les instigateurs de ce mouvement soutenir que la plupart des gens ne connaissent pas suffisamment les principes de la création monétaire (ce qui est sans doute vrai) et que eux veulent les y sensibiliser alors qu'ils se contentent d'opérer un vif retour à l'étalon-or. Jacques Rueff aurait été ravi.

Le plus étonnant, et le plus significatif, est la fin de la vidéo. Car même si son plan diabolique fonctionnait, que propose de faire Eric Cantona ? Ben... rien. Si : "on va nous écouter autrement". Comme projet révolutionnaire, on m'accordera que c'est un peu court.

Y a-t-il quelque chose de plus développé du côté du site bankrun2010.com (tiens, un .com pour un tel projet, l'ironie est savoureuse une fois de plus) ? Voyons ça :


Nous, les citoyens du 21ème siècle, héritiers des générations qui se sont sacrifiées pour que nous soyons et demeurions des citoyens libres et dignes, nous exigeons la création d’une BANQUE CITOYENNE, au service des CITOYENS, une banque qui mettrait notre argent à l’abri des fièvres spéculatives, à l’abri des bulles financières toutes condamnées à exploser un jour, à l’abri des opérations qui transforment nos emprunts en actifs et se servent de nos dettes pour acheter d’autres richesses.

Nous voulons des banques qui ne prêtent que les richesses qu’elles possèdent. Des banques qui aident les petites et moyennes entreprises à relocaliser l’emploi, des banques qui prêtent à taux zéro. Des banques qui soutiennent les projets qui profitent aux citoyens plutôt qu’aux « marchés » Des banques où déposer notre argent tout en ayant la conscience tranquille. Des banques dont nous n’aurons plus à nous méfier. Des banques dont le succès sonnera le glas des marchands de morts, de maladies et d’esclaves. Sur les ruines de l’ancien système, nous voulons construire un système bancaire qui ne sacrifiera plus la dignité humaine sur l’autel du profit.

En un mot comme en cent : ils veulent des "banques solidaires". Voilà le projet révolutionnaire. Je lisais justement il y a peu cet article sur la légitimation des banquiers solidaires. En voici une petite citation :

le micro-crédit [profite] d’un nouvel âge, d’un « nouvel esprit » du capitalisme (Boltanski, Chiapello, 1999) ; ce nouvel esprit reposant sur la valorisation de la contribution positive de l’entreprise pour la collectivité en termes de lutte contre l’exclusion et de respect des droits fondamentaux. Le prêt contracté dans un organisme solidaire renvoie aux mêmes pratiques qu’un prêt bancaire classique (calcul du ratio de risques, élaboration d’un système de garantie, échelonnage de la dette, évaluation du projet d’utilisation des fonds). Les activités, prises en charge la plupart du temps par des professionnels de la finance, relèvent, dans les deux cas, de la comptabilité, de l’évaluation par bilan comptable.

Ce mouvement, comme bien d'autres qui pensent être dans la contestation sans concession du capitalisme, fait l'erreur de croire que le capitalisme est sans morale ou amoral, et que le "moraliser" serait un acte révolutionnaire (pourtant cette thématique a pu être reprise par des personnes dont le statut de révolutionnaire peut, tout au moins prêter à débat). C'est oublier que le capitalisme a toujours eu besoin de s'appuyer sur une morale extérieure à lui. Elle était religieuse à l'origine, s'appuyant sur les principes d'un certain protestantisme pour justifier la poursuite effrénée du profit. Aujourd'hui encore, les traders ne sont pas dénué de morale. Qu'on lise cet extrait d'un entretien que j'ai fait il y a quelques temps avec précisément un trader :

Par contre, moi, j'ai aucun problème à faire... par exemple, BP, tu vois, BP, c'est une compagnie pétrolière, elle a eu son problème en Louisiane, etc. L'action a été divisé par quatre. Moi, je veux dire, ils ont que ce qu'ils méritent. Moi, j'y vais, je vends BP comme un porc, parce que tu sais que les mecs, de toutes façons, ils vont perdre de l'argent et je veux dire, ils l'ont bien mérité. La Grèce, par exemple, je suis désolé, la Grèce l'ont bien mérité aussi. Ils ont dépensé... ils ont dépensé au-dessus de leurs moyens. C'est vraiment l'histoire de la cigale et de la fourmi. C'est la cigale, ils ont dansé tout l'été, ils ont dépensé, ils ont eu un déficit budgétaire énorme, et maintenant, ils vont dire "oh, y'a des grands méchants traders qui veulent plus nous prêter d'argent". Oui, ben, fallait dépenser moins d'argent.

On retrouve bien une morale dans la juste punition tombant sur ceux qui l'ont mérité, sur ceux qui ont abusé de la dette publique... Tiens, d'ailleurs, la condamnation de la dette publique se retrouve également chez nos amis de bankrun, pour d'autres raisons certes (parce que ce ne serait pas de la "vraie" monnaie) mais quand même. D'ailleurs, en faisant la critique de la création monétaire par les banques, que font-ils si ce n'est promouvoir un comportement de "fourmi", une gestion "de bon père de famille", voire de "vertueux ascète protestant" ?

La transformation du capitalisme par le biais d'une modification de son "esprit" moral n'est pas une mauvaise idée. Encore faudrait-il réfléchir sérieusement sur ce fameux esprit et ce que l'on va en faire, pour ne pas faire la promotion de principes économiques dépassés. Et surtout ces mouvements gagneraient à prendre conscience de ce qu'ils réclament vraiment, à savoir une plus grande association des citoyens aux prises de décision économique. Se déplacer sur le terrain de la démocratie, aussi bien étatique que dans l'entreprise, serait peut-être plus efficace que de préparer un énième happening politique qui, pour médiatique qu'il soit, a peu de chance de porter ses fruits.
Bookmark and Share

5 commentaires:

Citoyen a dit…

Si vous permettez, je pense que le paragraphe en question montre plus le fait que les individus ont besoins de justifier ce qu'ils trouvent avantageux par une certaine vision morale, que du fait que les motifs moraux soient vraiment déterminants.

Regardez, Jon Elster le dit mieux que moi:

There are so many plausible-sounding normative conceptions of justice, fairness, or the common good that a person would have to be unlucky or incompetent if he failed to locate one that (according to some plausible-sounding causal theory) coincided with his self-interest

Page 100: http://books.google.es/books?id=AjnRGYuCbU8C&pg=PA100&lpg=PA100&dq=There+are+so+many+plausible-sounding+normative+conceptions+of+justice,+fairness,+or+the+common+good+that+a+person+would+have+to+be+unlucky+or+incompetent+if+he+failed+to+locate+one+that++(according+to+some+plausible-sounding+causal+theory)+coincided+with+his&source=bl&ots=gV6nHkRrEb&sig=SMcGN2B2bljzaUny2grk0lE1xxc&hl=es&ei=0cT7TPWwMIKA4Qa5yLyrBw&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=5&ved=0CDQQ6AEwBA#v=onepage&q&f=false

Denis Colombi a dit…

Certes, cela pourrait être une simple idéologie au sens de Pareto, c'est-à-dire une justification après coup. Mais je crois la chose un peu plus complexe : le paragraphe ne question arrive, dans l'entretien, après une longue justification du refus du trader en question de spéculer sur les valeurs alimentaires au nom d'une conception morale. Il s'interdit donc quelque chose à quoi il aurait intérêt. On le voit plutôt essayer de combiner plusieurs exigences morales. D'autres éléments montrent également que ce principe de justice "marchand" se retrouve dans d'autres domaines de sa vie.

Citoyen a dit…

Peut être devriez vous écrire aux Monthy Pyton qui sont peut être mal documentés: http://www.youtube.com/watch?v=YUhb0XII93I

Denis Colombi a dit…

Une belle illustration de ce qu'est l'homo oeconomicus. Il faudrait que j'en trouve une version sous-titrée pour mes élèves. Mais je ne vois pas le lien avec ce que vous disiez précédemment.

Citoyen a dit…

Aucune; j'illustrais juste un contre-exemple a votre entretien que je trouvais sympa :) Non que je le trouve raisonnable comme représentation de la réalité, bien sur, mais sympa.

Enregistrer un commentaire

Je me réserve le droit de valider ou pas les commentaires selon mon bon plaisir. Si cela ne vous convient pas, vous êtes invités à aller voir ailleurs si j'y suis (indication : c'est peu probable).