Ce que fait un tableau d'affichage, et ce que l'on en fait

Elle est apparue un jour sur la porte de la salle des profs, juste à côté de la machine à café, au beau milieu de toutes sortes d'autres paperasses : une feuille, format A4, portant l'impression d'un poème de Victor Hugo, dont un passage avait été passé au surligneur jaune fluo. Que faisait-elle là ? Quel était le sens de cet affichage ? Je m'interroge encore.



Les photos sont prises au téléphone portable, que l'on me pardonne la médiocre qualité qui pourtant l'avantage d'anonymiser à bon compte cette petite incursion dans l'intimité de la salle des profs. Voici donc, ci-dessus, la fameuse feuille. L'impression a été faite, apparemment, à partir du site d'une écrivaine, mais rien ne permet d'affirmer que c'est là quelque chose de significatif - ce peut-être simplement le premier lien que Google a proposé. Le passage surligné, qui doit bien faire sens pour celui qui est l'auteur de cette mise en scène, est le suivant :

Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire
À vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité ;
D’une tutelle avare on recueille les suites,
Et le mal qu’ils vous font, c’est vous qui le leur fîtes.
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main,
Et renseignés sur l’ombre et sur le vrai chemin ;
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ;

Le texte n'a pas été affiché n'importe où : il est épinglé au milieu de la porte d'entrée de la salle des profs, point stratégique s'il en est. En effet, d'une part, tous ceux qui passent dans cette fameuse salle empruntent à un moment ou à un autre cette porte, qui constitue l'entrée principale, et donc se confrontent à l'ensemble des messages qui y sont laissés. D'autre part, elle se trouve juste à côté de la machine à café, donc près du cœur névralgique des discussions routinières et des moments de pause, là où l'on peut facilement laisser traîner son regard, où l'on a besoin de quelque chose à se mettre sous les yeux quand on attends son café, quand on souffle dessus pour qu'il refroidisse ou quand on se cherche une contenance parce que l'on est encore seul dans cette fameuse salle en attendant que retentisse la sonnerie de la récréation et que l'agitation n'atteigne son plus haut niveau.


Ce n'est pas le seul message affiché. Ils sont légions sur cette porte : messages de l'administration du lycée ou des collègues, messages syndicaux, informations internes diverses... On y met aussi bien l'annonce de la prochaine sortie qui perturbera quelques cours que la pétition pour la sauvegarde de telle ou telle matière ou encore le récit de telle expérience avec des élèves ou des parents que l'on pense important de donner à l'attention de tous. Au final, ce dazibao complexe, où les messages finissent souvent par se recouvrir entraînant parfois discussions, négociations et désaccords sur la hiérarchie à donner à l'information, matérialise la vie du lycée. Plus que cela, il la crée, la rend possible et quelque part l'organise. Ce maigre espace - il y a d'autres panneaux dans la salle, mais, moins stratégiques, ils sont moins utilisés ou pour des informations qui prêtent moins à l'urgence et à la lutte - oblige à superposer, renouveler et confronter les messages. Il crée une lutte de l'information par la simple limite de sa surface.

Plus que cela, une information affichée là change de statut. Elle acquiert une gravité et une officialité plus grande du fait que l'on a voulut la transformer de simple transmission orale en écrit portée à la connaissance de tous. On n'affiche pas à la légère, et on compartimente même assez clairement selon le sens que l'on veut donner à son message. Il existe un code subtil que l'on apprends assez vite. On peut afficher un message humoristique, mais on ne le mettra pas là. Un autre tableau, dans un autre espace de la salle des profs, sera préférée, modifiant de fait la nature du message. Raconter une anecdote relative à un élève pourra être une histoire drôle affiché là ou une dénonciation épinglée ici.

C'est dire que l'affichage de ce poème n'est pas anodin. De fait, ce n'est pas une grande nouveauté. D'autres poèmes, ou chansons, ou textes littéraires ont pu être affichés dans cette salle des profs comme dans toutes celles de France. On comprend la présence de certains - ailleurs, je me souviens de la photocopie d'une page de livre relatant un projet de privatisation des services publics par l'OCDE, dûment surlignée en jaune (fidèle surligneur qui permet de dire tant de chose sans passer par les mots). Ce qui m'a frappé, ici, c'est que la raison d'être de cet affichage m'est resté mystérieuse. Et j'ai pris conscience soudain de la récurrence de ces messages, et j'ai commencé à m'interroger sur leurs buts. Quelle était l'intention du collègue qui a imprimé, surligné et affiché ce texte ? En dessous, peut-être épinglé dans le même mouvement, on peut apercevoir une pétition portant sur les transformations à venir au CNED : y a-t-il un lien ? Il n'est pas évident, c'est le moins que l'on puisse. S'agissait-il plutôt de susciter un débat justement par le côté mystérieux de l'affichage ?

Puis je me suis rendu compte que ce n'était peut-être pas la question la plus importante. Des messages comme ça, il y a en des dizaines dans toutes les salles des profs de France. On en trouve peut-être dans d'autres contextes, dans des salles de pause, près des machines à café et distributeurs de chocolat. Le sens de chaque affichage peut bien se perdre, les messages demeurent. Et sont lus, avec plus ou moins de compréhension, et sans doute une bonne dose d'interprétation et de réinterprétation. Mais ces panneaux imposent de fait à un groupe certaines problématiques dont il faudra discuter : ils sont la matérialisation d'une mise sur agenda. Et les messages qu'ils portent contribuent à définir la situation dans laquelle vivent ceux qui les lisent. Ce petit poème et son surlignage contribuent mine de rien à définir la réalité dans laquelle vivent les enseignants. Et ce d'autant plus qu'il a été choisi dans le pot commun de la culture légitime suffisamment grand public pour pouvoir espérer en "imposer" à ceux qui le lisent (qui socialement ont toutes les chances d'être sensible à cette légitimité). Petit acte de langage, petite écriture anodine en apparence, mais qui mise en relation avec toutes les autres, fait finalement beaucoup de nos vies.

Quelques jours après que j'ai vu pour la première fois la fameuse feuille, elle était déjà recouverte par une autre. La construction de la réalité se fait toujours dans la lutte.
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5 commentaires:

Jérôme Denis a dit…

Un bel exemple de ce que l’on appelle avec l’ami D. Pontille, l’écologie graphique !

Unknown a dit…

Bien vu tout ça. Pour ma part l'interprétation du poème a été rapide.

Juste une question : pour qu'on puisse lire les messages épinglés dessus, je déduis que votre porte de salle des profs est fermée ?
Ça aussi ça parle.

Denis Colombi a dit…

Ben la plupart du temps oui. Mais bon, dans tout établissement, il y a une Martine : http://excusemeteacher.canalblog.com/archives/2010/11/05/19525036.html

Unknown a dit…

Il me semble que ce passage est celui lu dans le telefilm Fracture diffuse sur France recemment qui associe alors ce passage a la situation en banlieue.

Denis Colombi a dit…

Je pense aussi que c'est l'interprétation, mais il est difficile d'en être sûr juste comme ça. Sans le soutien d'un marquage plus profond, l'interprétation du texte est laissé à la bonne réception du public. Avec une chance non-nulle que l'on passe complètement à côté.

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