Sociologie économique, et plus si affinités

A lire aujourd'hui (ou même après) sur le site nonfiction.fr : ma note de lecture sur le recueil de Mark Granovetter Sociologie économique. Vous pouvez aussi la lire ci-dessous. Cette note est dédiée à tous les agrégatifs de France, et particulièrement aux fortunés disciplines de Jean-Patrice Lacam : faites-moi honneur !


Sociologie et économie : peut-on imaginer deux sciences qui se seraient plus opposées et affrontées au cours de leur histoire ? Tout commence, en effet, dans le conflit : la sociologie naît au XIXe siècle de l'opposition de certains intellectuels à l'économie politique d'alors, à un moment où la révolution marginaliste - courant de pensée apparu vers 1870 dans plusieurs pays d’Europe et qui domine encore la théorie économique - n'en était qu'à ses prémisses. Plusieurs de ses fondateurs – Durkheim, Weber, Pareto... - s'intéressent alors de près à l'économie, les deux derniers occupant d’ailleurs des postes de professeurs d’économie politique, et en critiquent souvent les principaux représentants.

Mais, peu à peu, un cessez-le-feu s'installe : Talcott Parsons, professeur de sociologie à Harvard qui domina sa discipline des années 1950 aux années 1970, établit une séparation en laissant à l'économie le soin d'étudier le marché et les actions rationnelles ne conservant pour la sociologie que les « restes » - selon la formule de Albion Small, rappelée par Mark Granovetter (p. 194) – c'est-à-dire des actions non rationnelles. Une « pax parsonia » qui dure jusqu'à ce qu'un économiste ouvre à nouveau le feu : c’est Gary Becker, qui propose d'appliquer les outils de l'économie à tous les domaines de la vie sociale, comme la famille ou le crime, jusqu’alors chasses gardées des sociologues. Cet « impérialisme économique » rencontre encore une vive résistance et la guerre, qui, si elle n'est pas tout à fait ouverte et sanglante, n'en est pas moins vive.

Ces quelques rappels ne sont pas inutiles pour bien comprendre la portée du recueil d'articles de Mark Granovetter publié récemment en Français. La « nouvelle sociologie économique » qu'il initie à partir des années 1980, et dont on découvre ici les textes majeurs, peut se comprendre en effet comme l'une des meilleures réponses aux prétentions de l'économie : sur les thèmes qui sont les plus chers aux économistes - le marché, l'optimalité, etc. - les sociologues ont non seulement eux aussi des choses à dire, mais ils sont en outre capable de proposer de meilleures réponses. Mais ne nous y trompons pas : il ne s'agit pas d'une contestation facile de l'économie, comme on en rencontre régulièrement, brocardant un libéralisme souvent fantasmatique, mais bien d'une discussion scientifique exigeante qui vise à rencontrer les économistes sur leur propre terrain. C'est pour cela que cette réédition augmentée d'un volume précédemment intitulé Le marché autrement (2000) pourrait ouvrir la voie à une rencontre pacifiée entre économistes et sociologues autour de leur projet commun de compréhension des phénomènes économiques. Plutôt que de nous livrer à une fastidieuse série de résumés des différents articles, nous allons essayer de dégager les quelques éléments clefs qui font le propre de la sociologie économique de Granovetter.


Critique de l'économie... et de la sociologie !


Si Granovetter critique l'économie orthodoxe, il le fait en connaisseur. Que reproche-t-il exactement à celle-ci ? La même chose qu'il reproche à une certaine sociologie : de considérer des individus atomisés. C'est cette double critique qu'il met au coeur de son article programmatique de 1985 « Action économique et structure sociale : le problème de l'encastrement », chapitre 2 du présent ouvrage. Les deux disciplines, en effet, proposent des solutions insatisfaisantes au problème de l'ordre formulé par Hobbes : comment dans un ensemble humain garantir la confiance et éviter les méfaits ? Si Hobbes résout ce problème par l'Etat, l'économie le fait par les marchés concurrentiels, qui « rendent impossibles la force et la fraude » (chap. 2, p.79). Le problème, c'est que l'individu y est alors sous-socialisé : « lors d'un échange avec un autre individu, il peut toujours, tout simplement, s'adresser à la légion d'autres individus qui son prêt à procéder un échange avec lui, selon les termes fixés par le marché. Les relations sociales ne jouent plus, dès lors, que le rôle de simples frictions » (chap. 2, p.80). La sociologie ne fait guère mieux en la matière : Granovetter reproche au structuro-fonctionnalisme de Parsons d'avoir considéré des individus qui ne font que réagir aux normes et aux valeurs qu'ils ont intériorisées. Dans cette conception « sur-socialisée » comme dans la précédente « les relations sociales courantes n'affectent que de manière secondaire leur comportement » (chap. 5, p.206).

Pour éviter ces deux écueils, Granovetter propose de considérer l'action, en particulièrement économique, comme étant « encastrée » dans le social. Reprenant le concept à Karl Polanyi, il en étend cependant l'usage en considérant qu'il n'y a pas de désencastrement de l'économique dans les sociétés modernes : c'est le sujet de son fameux article « La force des liens faibles » (1973), proposé comme premier chapitre. Il y démontre, enquête à l'appui, que les activités sur le marché du travail sont profondément encastrées dans les relations sociales, la majorité des individus trouvant leur emploi par relations. Il y ajoute même que, de façon contre-intuitive, ce sont les liens faibles – les connaissances, les amis d'amis, etc. - qui jouent le rôle le plus important : ceux-ci peuvent en effet être des « ponts », c'est-à-dire relier des réseaux différents, permettant une meilleure circulation de l'information et une plus forte intégration. Il en va de même en matière de mobilisation : si la communauté du West End de Boston, bien connue des sociologues, n'a pu se mobiliser face aux projets de rénovation urbaine qui la menaçait, c'est précisément parce que les liens faibles y étaient trop peu nombreux pour faire émerger un équilibre entre confiance et contrôle réciproques entre les différents groupes de liens forts. L'explication économique classique, appuyée sur les travaux de Mancur Olson, ne peut se passer de l'éclairage sociologique, qui porte sur les relations entre individus.


Repenser le marché, repenser les institutions


Une fois ceci posé, il n'est plus possible de considérer les marchés comme de simples processus d'agrégation de l'offre et de la demande, comme le fait la science économique orthodoxe. Il devient nécessaire d'y jeter un regard de sociologue, attaché aux relations entre individus et à la façon dont celles-ci influencent l'action. Le chapitre 4 de l'ouvrage, « Approches sociologiques et économiques de l'analyse du marché du travail. Une conception socio-structurelle » (1988) est consacré à cette question en discutant les apports respectifs des deux disciplines en présence sur le marché du travail. Critiquant certaines conceptions classiques de l'économie contemporaine sur le marché du travail – les contrats implicites, le salaire d'efficience, etc. – Granovetter montre systématiquement que le rôle du contexte social y est négligé. Il leur reproche notamment d'avoir trop facilement recours à des concepts ad hoc de faible porté heuristique comme la « culture » ou « l'atmosphère » d'une entreprise (chap. 4, p. 172) pour expliquer certains arrangements institutionnels. La nature des réseaux entre individus d'entreprises différentes expliquent par exemple beaucoup mieux certains niveaux de salaires : comme la productivité est le plus souvent difficile à mesurer avec précision, les réseaux jouent un rôle central dans la fixation des rémunérations, déterminant tant les normes des groupes que leur capacité à se mobiliser.

Mais la proposition n'est pas suffisante, principalement parce qu'elle ne sort pas réellement d'une conception purement instrumentale de l'action, où les relations sociales pourraient se lire comme autant d'investissements. Granovetter rajoute donc qu'il est nécessaire de considérer les différentes dimensions de l'action : « comme dans tous les autres aspects de la vie économique, la lutte pour la sociabilité, la reconnaissance, le statut et le pouvoir intervient également » (chap. 4, p. 190). L'action n'est jamais purement intéressée et il ne faut pas oublier ses autres dimensions. Développant ce point dans le chapitre 6 - « Un programme théorique pour la sociologie économique », il s'intéresse alors au rôle de la confiance et du pouvoir (chap. 6, pp.226-234), qui « creusent le fossé entre le comportement et les incitations » (chap. 6, p. 228) chères aux économistes. Ceux-ci connaissent bien le rôle de la confiance, mais ne parviennent pas à l'expliquer de façon satisfaisante : si celle-ci ne découlait que d'incitation à ne pas trahir, les relations seraient impossibles puisque des individus rationnels chercheraient à cacher leurs véritables incitations pour en tirer profit. La seule solution en la matière consiste à tenir compte des relations horizontales qui peuvent expliquer la confiance.

Cette idée invite notamment à reconsidérer le rôle de l'histoire dans l'étude de l'économie, ce que fait Granovetter dans les chapitre 5 - « L'ancienne et la nouvelle sociologie économique : histoire et programme » (1990) - et 6, où il discute, entre autres choses, de la notion d'institution. Là encore, les économistes se sont penchés sur le sujet, notamment grâce aux travaux de Williamson que Granovetter discute longuement. Mais leurs travaux ne sont pas entièrement satisfaisant : la « nouvelle économie institutionnelle » considère en effet que les institutions sont des réponses efficientes à des problèmes particuliers, comme l'existence de coûts de transactions. Une institution existe donc parce qu'elle est efficace. La justification de ce principe n'est que rarement détaillée de façon pleinement satisfaisante. Granovetter montre au contraire l'importance de la situation de départ et de l'action des individus. Il mobilise ici l'exemple devenu classique du secteur de l'électricité aux Etats-Unis. Au moment de sa construction, deux solutions étaient en concurrence : l'utilisation de générateurs locaux par les entreprises ou la création de centrales de distribution de l'énergie. Si la deuxième solution finit par être retenue, ce n'est pas parce qu'elle est meilleure, mais du fait de l'action de Samuel Insull, assistant de Thomas Edison. Celui va mobiliser ses différents relations – dans les domaines scientifiques, industriels et politiques – pour imposer sa solution. On souligne ainsi que les institutions sont des constructions sociales, dans la lignée des analyses sociologiques classiques de Berger et Luckmann. Pour autant, insiste Granovetter, cette approche ne tombe pas dans l'historicisme, qui considère les évolutions comme totalement ouvertes et susceptibles seulement de descriptions. Tout n'est pas possible dans la perspective de la sociologie économique, mais l'efficience n'est pas le seul critère d'évolution. Ainsi, Granovetter affirme que sa construction théorique est plus à même de rendre compte de la dynamique que l'économie hétérodoxe (chap. 5, p.220-222).

Rénover l'économie, mais pas seulement


Ainsi, en suivant la post-face de Isabelle This Saint-Jean, on peut résumer la « nouvelle sociologie économique » de Granovetter autour de trois principes : 1) l'action économique est une action sociale, au sens de Weber, c'est-à-dire tournée vers autrui et ne relevant donc pas de la seule instrumentalité économique ; 2) les individus sont « encastrés dans des systèmes concrets continus de relations sociales » (chap. 2, p.84) ; 3) les institutions sont socialement construites. Si cette approche n'est pas exempte de critique, comme le rappelle justement la post-face, en particulier sur ses difficultés à intégrer les cadres institutionnels et politiques plus larges, elle a le mérite de conserver tous les apports de la sociologie sans renier ceux de l'économie. En particulier parce qu'elle s'exprime dans un langage proche de celui des économistes, sans pour autant tomber dans certains de leur excès de mathématisation : Granovetter propose en particulier de conserver l'hypothèse de rationalité, bien qu'elle « soit toujours problématique » parce qu'elle « constitue une bonne hypothèse de travail » (chap. 2, p.111). La sociologie permet ici de mieux comprendre cette rationalité, en la considérant comme encastrée : les comportements demeurent intelligibles, mais d'une façon différente de ce qu'avance l'économie.

La préface de Jean-Louis Laville est d'ailleurs sans ambiguïté sur le rôle que pourrait jouer la lecture en français des textes de Granovetter : « l'enjeu est de constituer un courant international » d'une « science de l'économie, ouverte à l'interdisciplinarité par son statut revendiqué de science humaine » (préface, p. 11). On ne peut d’ailleurs qu’apprécier la valeur du programme qu’esquisse le Seuil en publiant des auteurs classiques à l’intersection de l’économie et de la sociologie, avec James Galbraith, ou Karl Polanyi (Dont le recueil sera bientôt chroniqué sur nonfiction.fr) Brossant un tableau de la sociologie économique et des théories s'en rapprochant, comme l'économie des conventions, Laville met l'accent sur la possibilité de passer d'un ensemble hétérogène d'approches hétérodoxes de l'économie vers une théorie plus unifiée, plus convergente, susceptible de trouver pleinement sa place en face et parfois contre l'orthodoxie néoclassique (Pour une proposition similaire dans sa critique, mais différentes dans ses propositions, vous pouvez voir la récente revue du MAUSS). Dans ce projet, l'oeuvre de Granovetter doit occuper une place centrale, tant sa discussion de l'économie sur son propre terrain et dans ses propres domaines constitue un point de rencontre entre les différents courants, et en particulier entre sociologie économique anglophone et francophone. La (re)publication de ce recueil dans le contexte scientifique, économique et politique actuel n'a dont rien d'innocent.

Pour autant, ce serait une erreur de réserver l'ouvrage aux sociologues de la vie économique ou aux économistes désireux d'amender leurs constructions théoriques. Les propositions de Granovetter, parce qu'elles concernent l'analyse générale de l'action, sont de nature à intéresser les sociologues au-delà du simple domaine qui donne son titre au recueil. En particulier, il faut insister, avec l'auteur lui-même dans son « Introduction au lecteur français » sur les liens entre les niveaux micro et macro. La lecture des textes originaux permet d'aller au-delà de certaines caricatures que la diffusion de toute pensée ne permet jamais d'éviter. Loin de proposer un niveau « méso-sociologique » qui primerait sur les deux autres, comme on a pu parfois le lire, la sociologie de Granovetter s'intéresse spécifiquement aux passages entre ces deux niveaux. Le concept de « réseau social » est ce qui permet de faire le lien entre les deux, et non un niveau d'étude spécifique qu'il faudrait privilégier. Ainsi, pour expliquer la mobilisation ou la non-mobilisation d'un groupe, il ne faut pas seulement prendre en compte les actions des individus (micro), mais aussi la façon dont elles peuvent s'agréger en fonction des réseaux pour produire ou non la mobilisation (cf. chap. 1). Ainsi, deux groupes en apparence semblable, du point de vue de la sociologie classique, adopteront des comportements radicalement différents en fonction des liens qui préexistent entre eux. Le cadre s'élargit alors et la contribution de Granovetter à la sociologie générale apparaît à la fois comme fondamentale et sous-exploitée. Sociologie économique, certes, et plus si affinités, pourrait-t-on dire.


2 commentaires:

Anonyme a dit…

Super, cette note de lecture. Voilà de quoi satisfaire certains agrégatifs
Frédérique

Denis Colombi a dit…

Ah, j'ai oublié de préciser ça ! Du coup, j'ai rajouté une dédicace au début de la note.

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