A propos de l'utilité des sciences sociales

J'évoquais dans le dernier billet la question de l'utilité des sciences sociales, en soulignant qu'on ne pouvait pas la limiter à l'utilité économique. Or, je viens de finir Pays de malheur !, de Stéphane Beaud et Younes Amrani, long témoignage de ce dernier, "jeune de banlieue", sur sa trajectoire sociale. Un texte brut, qui éclaire beaucoup sur la façon de travailler des sociologues et sur la réflexivité des individus, au moins autant que sur le rôle du quartier comme ressources et contraintes. A la fin de son témoignage, Younes Amrani écrit :


"Après avoir écrit toutes ces lignes, que faut-il ajouter ? La signification de ce travail pour moi ? Quelle utilité cela peut-il avoir ? Pourquoi m'être dévoilé à ce point ? Un seul mot me vient en tête : comprendre... Cela fait des années que je sais que tout est grillé pour nous [les jeunes des quartiers difficiles]... Alors il ne nous reste plus qu'à comprendre. Comprendre comment on en est arrivé là. Pourquoi tant de jeunes se sont démolis ? Pourquoi tant de familles sont déchirées ? Pourquoi tant de vies sont boussilées ?"

Puis, à la toute fin :

"Je n'ai aucune leçon à donner, aucune morale à faire, personne à blâmer. Je veux simplement comprendre, faire comprendre une chose : comment on en est arrivé là."
Voilà donc un exemple d'utilité très importante des sciences sociales : permettre aux individus de mieux comprendre leur propre trajectoire, de mieux saisir ce qu'il leur est arrivé et pourquoi cela leur est arrivé. La reflexivité, capacité à se regarder agir et à chercher à comprendre son action, est l'une des caractéristiques de notre modernité. La sociologie en constitue l'un des moyens essentiels de ce retour sur soi et sur son action. On peut aussi penser à cette justification de la sociologie que Robert Castel, lorsqu'il écrit :

"L'objectif principal, ou tout du moins un des objectifs principaux de la sociologie, serait de comprendre et de prendre en charge ce qui pose problème aux gens, c'est-à-dire aux non-spécialistes, au vulgum pecus" [1]

Point de vue sans doute extrème - la sociologie doit pouvoir s'intéresser aussi bien à ce qui pose problème qu'à ce qui ne pose pas problème, un problème scientifique n'étant pas la même chose qu'un "problème social" - mais qui a le mérite de souligner que la sociologie se doit de s'adresser à tous, et de se diffuser le plus largement possible. Robert Castel ajoute d'ailleurs :

"Nos spéculations n'ont d'autres significations que de prendre en charge ces problèmes qui sont la trame de la vie des sujets sociaux pour essayer de les rendre intelligibles et éventuellement pour éclairer les décideurs comme on dit aujourd'hui" [1]


On retrouve là une idée bien durkheimienne, même dans le choix du vocabulaire - le terme "spéculation" n'est pas là par hasard - selon laquelle la sociologie et les sociologues doivent se préoccuper de leur utilité, ce que font déjà les autres scientifiques, même s'ils se justifient sans doute différemment. Mais il n'y a pas de raison que cette utilité se fasse seulement au niveau des décideurs ou des politiques publiques, mais également au niveau individuel, de celui qui cherche à comprendre ce qui lui arrive. C'est dans cette perspective que l'on peut lire Pays de malheur !, une excellente lecture d'été pour ceux que ça intéresse.

Vous venez de lire la première note de lecture de Une heure de peine, ou du moins ce qui s'en rapproche le plus. Je n'ai pas envie de faire des résumés ou des fiches de lecture sur mon blog, mais plutôt de donner quelques clefs de lecture ou quelques commentaires. Il y en aura peut-être d'autres à l'avenir. Pour l'instant, le blog va prendre quelques vacances, étant donné que je ne suis pas sûr d'avoir accès à Internet pendant quelques temps. Mais bon, je ne suis pas le premier.

[1] Robert Castel, "La sociologie et la réponse à la demande sociale", in Bernard Lahire (dir.), A quoi sert la sociologie ?, 2004

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Si je peux me permettre : avant de lire "Pays de malheur", il est fort bon de passer par le "premier tome" si j'ose dire, savoir l'ouvrage de Stéphane Beaud "80% au bac... et après ?". D'accord c'est un pavé, mais on peut pour les non-spécialistes s'épargner les questions de méthodologie (la description du terrain d'enquête notamment) pour aller directement à la partie concernant les 4 jeunes gens lâchés en 1e année d'AES.

Denis Colombi a dit…

Shame on me : j'aurais du le préciser dans la note. Tiens, pour me faire pardonner, je ferais une note de lecture sur le premier tome... quand je serais definitivement de retour (ce qui va dépendre de la vélocité d'Alice à transférer ma ligne).

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