Karl Marx avait placé au centre de son analyse du capitalisme la question de l'exploitation, c'est-à-dire la façon dont on peut arracher à un individu du travail gratuit. En un sens, Willy Wonka avait bien compris le message... Et aujourd'hui, nous sommes tous des petits Oompa-Loompas...
Willy Wonka, vous le savez peut-être, est l'un des personnages du roman de Roald Dahl Charlie et la chocolaterie : génial inventeur mais surtout capitaine d'industrie, il incarne finalement une figure idéalisée assez classique du capitalisme, celle d'un dirigeant un peu paternaliste, entièrement dévoué à son activité, et finalement bien peu motivé par l'argent. C'est un ingénieur ou, comme le dirait Richard Sennet, un artisan, soucieux du travail bien fait. Le fait qu'il soit dans un premier temps obligé de mettre la clef sous la porte à cause de l'espionnage industriel donne une saveur particulière au roman : s'il était écrit aujourd'hui, on parlerait de piratage... et on y trouverait tout autant une justification des droits de propriété intellectuelle.
Willy Wonka fait surtout fonctionner son entreprise - identifiée à une seule et massive usine, la fameuse chocolaterie - grâce aux Oompas-Loompas, un peuple plus ou moins inspiré des pygmées (dans la première version du roman, modifiée après des accusations de racisme, ils étaient noirs et portaient des pagnes...) venu du mystérieux Oompaland. Et pourquoi travaillent-ils ces braves gens ? Pour des cacahuètes. Pardon : pour des fèves de cacao... En un mot, ils ne sont pas vraiment payés, en tout cas pas à la hauteur de leur travail - ils sont la clef du succès de Willy Wonka.
Et personne ne s'offusque, certainement pas les visiteurs privilégiées de la chocolaterie. Pourquoi ? Parce qu'ils ont l'air si heureux, les Oompas-Loompas... Futurama ne manque d'ailleurs pas de rappeler qu'il s'agit là d'une exploitation tout ce qu'il y a de plus capitaliste :
Si ça ne vous rappelle rien, c'est dommage. Parce que finalement, c'est quelque de plus courant qu'on ne pourrait le penser. En fait, nous vivons peut-être dans l'économie des Oompas-Loompas, comme l'appelle le Global Sociology Blog.
Vous ne voyez pas de quoi il s'agit ? Il y a certes le cas de la musicienne américaine Amanda Palmer qui, en proposant de payer des artistes locaux qui voudraient bien l'accompagner pendant sa tournée en "bière et en câlins", a lancé toute cette histoire. Mais ce n'est qu'une goutte d'eau dans un océan de travail gratuit. Il y a d'abord, et peut-être surtout, vous. Oui, vous, là, maintenant, en ce moment. Vous avez peut-être un compte Facebook, et vous avez sans doute fait une recherche sur Google a un moment dans la journée. Ce faisant, vous avez contribué à rassembler de l'information qui sera vendue par les entreprises en question à d'autres entreprises. Et pas pour des clopinettes. Et j'alimente moi-même, en écrivant ce billet et en le publiant plus tard sur Facebook, cette grande machine pour laquelle je travaille, il faut bien le dire, gratuitement. J'attends toujours que Mark m'envoie mon chèque...
Ce n'est pas du travail ? Pourtant votre activité a incontestablement une valeur marchande, peut-être pas bien élevé individuellement, mais bien réelle quand on en fait la somme à une échelle suffisamment grave. En fait, c'est la distinction travail/loisir qui se trouve questionné ici.
Mais il y a peut-être plus grave. Si on en revient au contenu plus spécifique que vous allez trouver sur le net et ailleurs, il faut bien que des gens le produisent : journalistes, artistes, rédacteurs, etc. Et ceux-là se voient confronté à un étrange marché du travail : un marché où on leur dit "travaille gratuitement, ça te fera de la pub !". Le blog lancée par la dessinatrice Tanxxx donne quelques exemples de cette pratique : si vous pleurez de rage, c'est une bonne lecture. Un grand nombre des histoires racontées montrent comment des organisations proposent de payer ceux et celles qui travaillent guère mieux que les Oompas-Loompas :
Ces offres ne viennent pas seulement de particuliers peu au fait des exigences du travail qu'il demande, ou d'associations qui s'imaginent que leur bénévolat est universel, mais aussi de grandes entreprises tout ce qu'il y a de plus installées, comme l'éditeur du Petit Futé :
Ou les éditions Eyrolles :
On peut noter l'utilisation du petit smiley ";-)" au beau milieu d'un mail qui a finalement une vocation très professionnelle et où l'on pourrait s'attendre à un esprit de sérieux un peu plus poussé - même chose pour la parenthèse "passionnant, si si !". Ce n'est pas tout à fait anecdotique : s'il s'agit bien de mobiliser des individus pour une activité économique tout ce qu'il y a de plus intéressée, il faut le faire en se plaçant dans un autre registre que celui de l'économie, en proposant d'autres motivations. Une bonne ambiance, de la passion, de l'humour... Du jeu finalement : l'économie devient un jeu, et j'aurais l'occasion d'y revenir d'ici peu. On est bien ici dans de l'extraction de travail gratuit, et la bonhommie des Oompa-Loompas n'est finalement pas très loin.
Il faut cependant aller plus loin, je pense, que la seule référence aux petits lutins - par ailleurs très énervants. En effet, ce que montre les cas rapportés dans ça te fera de la pub, c'est que, comme l'indique le titre même du blog, le bonheur de travailler n'est pas le seul argumentaire mobilisé : s'y rajoute aussi l'argument de la reconnaissance et surtout celui de la carrière. Ce qui est proposé aux travailleurs, c'est la promesse qu'en acceptant de travailler gratuitement ou à moindre coût, ils graviront les échelons et que, plus tard, ils parviendront en haut de l'affiche. Bref, jeûnez aujourd'hui parce que demain vous aurez un festin.
Cela est bien sûr possible dans le monde de l'art, qui est l'un de ceux où les inégalités sont le mieux tolérés : parce que les différences de rémunération sont censés traduire des différences de talents, on y accepte (presque) parfaitement que certains touchent le pactole pendant que d'autres restent dans la précarité. Mais en outre, on se rend compte à la lecture de ces différents cas, que qu'il le veuille ou non l'artiste est amené à devenir gestionnaire de sa carrière, et même un parfait petit homo œconomicus, cherchant à rationaliser au maximum son travail afin d'investir au bon endroit pour pouvoir un jour toucher le pactole. Le voilà plongé dans le comportement le plus capitaliste qui soit : produire dans l'espoir d'un profit (sous forme de reconnaissance, de publicité, etc.) qui n'aura d'autre destination que d'être réinvesti afin d'obtenir un profit encore plus grand (en termes de futurs engagements et, peut-être un jour au final, d'argent...). A côté de cela, l'attitude qui consiste à demander une rémunération de son travail juste pour pouvoir manger n'a pas grand chose de capitaliste... C'est pourtant elle qui peut-être stigmatisé :
On notera ici l'utilisation de l'expression à la mode "rapport win-win" qui soulève toujours des soupirs d'aise dans les discours les plus managériaux qui soient.
Il y a là quelque chose d'à la fois paradoxal, amusant et extrêmement puissant : la négation apparente du capitalisme et de la dimension économique de l'activité en vient à produire les comportements les plus capitalistes qui soient. Nous ne voudrions pas être capitaliste que nous y serions amenés : une "cage de fer" comme disait Weber.
Ces différents points ont été analysés par Pierre-Michel Menger, notamment dans Portrait de l'artiste en travailleur - je ne fais ici que reprendre certains points de son propos (il ne parle pas d'Oompas-Loompas, et c'est bien dommage). Le sous-titre de l'ouvrage, "métamorphoses du capitalisme", invite cependant à dépasser le seul cadre du monde artistique : les mécanismes qui sont en jeu dans ce champ se retrouvent et se diffusent ailleurs. Les stages sont déjà présentés de cette façon-là : la promesse de la carrière est l'équivalent du "ça te fera de la pub", et justifie également l'extraction d'un travail gratuit. Mais même au niveau de l'ensemble de la carrière des individus - et pas seulement des plus jeunes - et au niveau des plus diplômés et des mieux protégés - et pas seulement à celui des précaires : eux aussi se voient promettre que s'ils ne comptent pas leurs heures, qu'ils acceptent certains postes, qu'ils s'investissent complètement dans leur travail bien au-delà de tout contrat de travail, ils seront récompensés. Il est assuré que leur situation est souvent bien favorable, à tout point de vue, à celle des plus fragiles, mais le fait que les mêmes motivations leur soient attribuées légitiment celles-ci pour tous.
Si l'on suit l'analyse de Menger, nous serions tous promis à devenir des "artistes", c'est-à-dire à gérer une carrière autour de projets différents sans engagement "à durée indéterminée". Peut-être sommes-nous aussi promis à être des Oompas-Loompas. Choix difficile, non ?
Willy Wonka, vous le savez peut-être, est l'un des personnages du roman de Roald Dahl Charlie et la chocolaterie : génial inventeur mais surtout capitaine d'industrie, il incarne finalement une figure idéalisée assez classique du capitalisme, celle d'un dirigeant un peu paternaliste, entièrement dévoué à son activité, et finalement bien peu motivé par l'argent. C'est un ingénieur ou, comme le dirait Richard Sennet, un artisan, soucieux du travail bien fait. Le fait qu'il soit dans un premier temps obligé de mettre la clef sous la porte à cause de l'espionnage industriel donne une saveur particulière au roman : s'il était écrit aujourd'hui, on parlerait de piratage... et on y trouverait tout autant une justification des droits de propriété intellectuelle.
Willy Wonka fait surtout fonctionner son entreprise - identifiée à une seule et massive usine, la fameuse chocolaterie - grâce aux Oompas-Loompas, un peuple plus ou moins inspiré des pygmées (dans la première version du roman, modifiée après des accusations de racisme, ils étaient noirs et portaient des pagnes...) venu du mystérieux Oompaland. Et pourquoi travaillent-ils ces braves gens ? Pour des cacahuètes. Pardon : pour des fèves de cacao... En un mot, ils ne sont pas vraiment payés, en tout cas pas à la hauteur de leur travail - ils sont la clef du succès de Willy Wonka.
Et personne ne s'offusque, certainement pas les visiteurs privilégiées de la chocolaterie. Pourquoi ? Parce qu'ils ont l'air si heureux, les Oompas-Loompas... Futurama ne manque d'ailleurs pas de rappeler qu'il s'agit là d'une exploitation tout ce qu'il y a de plus capitaliste :
Hermes: So you're telling me I could fire my whole staff and hire Grunka Lunkas at half the cost?
Glurmo: That's right. They think they have a good union but they don't. They're basically slaves.
Read more tv spoilers at: http://www.tvfanatic.com/quotes/shows/futurama/season-2/page-46.html#ixzz2AK2u3rbw
Si ça ne vous rappelle rien, c'est dommage. Parce que finalement, c'est quelque de plus courant qu'on ne pourrait le penser. En fait, nous vivons peut-être dans l'économie des Oompas-Loompas, comme l'appelle le Global Sociology Blog.
Vous ne voyez pas de quoi il s'agit ? Il y a certes le cas de la musicienne américaine Amanda Palmer qui, en proposant de payer des artistes locaux qui voudraient bien l'accompagner pendant sa tournée en "bière et en câlins", a lancé toute cette histoire. Mais ce n'est qu'une goutte d'eau dans un océan de travail gratuit. Il y a d'abord, et peut-être surtout, vous. Oui, vous, là, maintenant, en ce moment. Vous avez peut-être un compte Facebook, et vous avez sans doute fait une recherche sur Google a un moment dans la journée. Ce faisant, vous avez contribué à rassembler de l'information qui sera vendue par les entreprises en question à d'autres entreprises. Et pas pour des clopinettes. Et j'alimente moi-même, en écrivant ce billet et en le publiant plus tard sur Facebook, cette grande machine pour laquelle je travaille, il faut bien le dire, gratuitement. J'attends toujours que Mark m'envoie mon chèque...
Ce n'est pas du travail ? Pourtant votre activité a incontestablement une valeur marchande, peut-être pas bien élevé individuellement, mais bien réelle quand on en fait la somme à une échelle suffisamment grave. En fait, c'est la distinction travail/loisir qui se trouve questionné ici.
Mais il y a peut-être plus grave. Si on en revient au contenu plus spécifique que vous allez trouver sur le net et ailleurs, il faut bien que des gens le produisent : journalistes, artistes, rédacteurs, etc. Et ceux-là se voient confronté à un étrange marché du travail : un marché où on leur dit "travaille gratuitement, ça te fera de la pub !". Le blog lancée par la dessinatrice Tanxxx donne quelques exemples de cette pratique : si vous pleurez de rage, c'est une bonne lecture. Un grand nombre des histoires racontées montrent comment des organisations proposent de payer ceux et celles qui travaillent guère mieux que les Oompas-Loompas :
“Les résidents sont invités à participer activement à la vie quotidienne de *******, autant dans le travail de recherche artistique que dans les tâches quotidiennes.
La résidence offre l’hébergement et l’utilisation des ateliers techniques.
Une participation forfaitaire de 15€ par jour et par personne (comprenant nourriture et frais) assurera l’autonomie de la résidence. Les frais de transport sont à la charge des participants.
Enfin, les participants s’engagent à être présent pendant les deux semaines consécutives et à temps plein.”
Il s’agit bien de payer pour travailler. Une diffusion dans “un” lieu d’art parisien non spécifié est promise. Cela ne me fait pas rêver et m’effraye quant au futur de nos conditions de travail. (source)
Ces offres ne viennent pas seulement de particuliers peu au fait des exigences du travail qu'il demande, ou d'associations qui s'imaginent que leur bénévolat est universel, mais aussi de grandes entreprises tout ce qu'il y a de plus installées, comme l'éditeur du Petit Futé :
Déclics, le département beaux livres du Petit Futé travaille actuellement sur un projet éditorial d’envergure, un dictionnaire entièrement consacré à la ville de Lyon, à paraître à la rentrée 2012. [...] J’ai découvert votre site et les photos qu’il contient. Nous serions intéressés par plusieurs d’entre elles afin d’agrémenter les articles et apporter au lecteur une meilleure connaissance de ces sujets.
Je sollicite votre autorisation de reproduction à titre gracieux de ces éléments si vous en possédez les droits et vous remercie – le cas échéant – de m’indiquer les indications de copyright afférentes. Pour les photos qui appartiennent à d’autres photographes, pouvez-vous m’indiquer leurs coordonnées afin de les contacter? N’hésitez pas à m’appeler pour tout complément d’information, et merci d’avance pour votre contribution à cette œuvre.
Ou les éditions Eyrolles :
” Nous osons vous contacter pour savoir lesquels d’entre vous seraient partants pour faire une image d’ouverture de chapitre dans un manuel d’informatique pour Terminale S… Bon, nous ne pouvons rémunérer qu’avec un ou deux exemplaires gracieux et votre nom à jamais associé à un manuel révolutionnaire ;-), vos illustrations n’étant évidemment pas cédées à titre exclusif - surtout que le livre serait à terme en licence CC…
Le livre doit être finalisé rapidement…
Si jamais cela tentait l’un d’entre vous, n’hésitez pas à nous contacter ! Nous vous enverrions le PDF du contenu (passionnant, si si !)
L’informatique pourra enfin à la rentrée être enseignée dès le lycée, et on aimerait que les lycéens s’y retrouvent, avec des visuels qui évoquent un environnement qui leur plaît !
Voilà, encore une fois nous espérons que cela peut intéresser certains d’entre vous :-)
Bien cordialement”
La maison d’édition ? Eyrolles. C’est vachement généreux de leur part de me passer un ou deux livres, quand même, faut leur accorder ça.
On peut noter l'utilisation du petit smiley ";-)" au beau milieu d'un mail qui a finalement une vocation très professionnelle et où l'on pourrait s'attendre à un esprit de sérieux un peu plus poussé - même chose pour la parenthèse "passionnant, si si !". Ce n'est pas tout à fait anecdotique : s'il s'agit bien de mobiliser des individus pour une activité économique tout ce qu'il y a de plus intéressée, il faut le faire en se plaçant dans un autre registre que celui de l'économie, en proposant d'autres motivations. Une bonne ambiance, de la passion, de l'humour... Du jeu finalement : l'économie devient un jeu, et j'aurais l'occasion d'y revenir d'ici peu. On est bien ici dans de l'extraction de travail gratuit, et la bonhommie des Oompa-Loompas n'est finalement pas très loin.
Il faut cependant aller plus loin, je pense, que la seule référence aux petits lutins - par ailleurs très énervants. En effet, ce que montre les cas rapportés dans ça te fera de la pub, c'est que, comme l'indique le titre même du blog, le bonheur de travailler n'est pas le seul argumentaire mobilisé : s'y rajoute aussi l'argument de la reconnaissance et surtout celui de la carrière. Ce qui est proposé aux travailleurs, c'est la promesse qu'en acceptant de travailler gratuitement ou à moindre coût, ils graviront les échelons et que, plus tard, ils parviendront en haut de l'affiche. Bref, jeûnez aujourd'hui parce que demain vous aurez un festin.
Cela est bien sûr possible dans le monde de l'art, qui est l'un de ceux où les inégalités sont le mieux tolérés : parce que les différences de rémunération sont censés traduire des différences de talents, on y accepte (presque) parfaitement que certains touchent le pactole pendant que d'autres restent dans la précarité. Mais en outre, on se rend compte à la lecture de ces différents cas, que qu'il le veuille ou non l'artiste est amené à devenir gestionnaire de sa carrière, et même un parfait petit homo œconomicus, cherchant à rationaliser au maximum son travail afin d'investir au bon endroit pour pouvoir un jour toucher le pactole. Le voilà plongé dans le comportement le plus capitaliste qui soit : produire dans l'espoir d'un profit (sous forme de reconnaissance, de publicité, etc.) qui n'aura d'autre destination que d'être réinvesti afin d'obtenir un profit encore plus grand (en termes de futurs engagements et, peut-être un jour au final, d'argent...). A côté de cela, l'attitude qui consiste à demander une rémunération de son travail juste pour pouvoir manger n'a pas grand chose de capitaliste... C'est pourtant elle qui peut-être stigmatisé :
“Tout travail mérite salaire”, certes, mais tout n’a pas à s’inscrire dans un monde capitaliste jusque boutiste. Nous trouvons tout(e)s - chroniqueuses et artistes - une raison qui nous donne envie de fournir un travail désintéressé, et cette raison est de loin propre à chacun(e). Il s’agit d’un rapport win-win tout ce qu’il y a de plus honnête.
On notera ici l'utilisation de l'expression à la mode "rapport win-win" qui soulève toujours des soupirs d'aise dans les discours les plus managériaux qui soient.
Il y a là quelque chose d'à la fois paradoxal, amusant et extrêmement puissant : la négation apparente du capitalisme et de la dimension économique de l'activité en vient à produire les comportements les plus capitalistes qui soient. Nous ne voudrions pas être capitaliste que nous y serions amenés : une "cage de fer" comme disait Weber.
Ces différents points ont été analysés par Pierre-Michel Menger, notamment dans Portrait de l'artiste en travailleur - je ne fais ici que reprendre certains points de son propos (il ne parle pas d'Oompas-Loompas, et c'est bien dommage). Le sous-titre de l'ouvrage, "métamorphoses du capitalisme", invite cependant à dépasser le seul cadre du monde artistique : les mécanismes qui sont en jeu dans ce champ se retrouvent et se diffusent ailleurs. Les stages sont déjà présentés de cette façon-là : la promesse de la carrière est l'équivalent du "ça te fera de la pub", et justifie également l'extraction d'un travail gratuit. Mais même au niveau de l'ensemble de la carrière des individus - et pas seulement des plus jeunes - et au niveau des plus diplômés et des mieux protégés - et pas seulement à celui des précaires : eux aussi se voient promettre que s'ils ne comptent pas leurs heures, qu'ils acceptent certains postes, qu'ils s'investissent complètement dans leur travail bien au-delà de tout contrat de travail, ils seront récompensés. Il est assuré que leur situation est souvent bien favorable, à tout point de vue, à celle des plus fragiles, mais le fait que les mêmes motivations leur soient attribuées légitiment celles-ci pour tous.
Si l'on suit l'analyse de Menger, nous serions tous promis à devenir des "artistes", c'est-à-dire à gérer une carrière autour de projets différents sans engagement "à durée indéterminée". Peut-être sommes-nous aussi promis à être des Oompas-Loompas. Choix difficile, non ?
13 commentaires:
ça me rappelle des souvenirs, du temps où je travaillais dans la pub : les photographes, stylistes et autres travailleurs de l'image étaient régulièrement sollicités pour travailler gratuitement pour des magazines (de mode le plus souvent) sous prétexte que ça leur donnerait de la visibilité. Il y a toute une partie de l'économie qui repose sur ce beau mensonge.
Intéressant. Il paraît même (si, si!!) que des personnes écrivent des thèses sans être rémunérées, les impriment à leurs frais parfois... Ces personnes ont réussi à croire qu'être doctorantes était une sorte d'honneur et non pas un statut qui donne lieu à rétribution, comme si la connaissance produite suffisait à la rémunération.
[chose amusante : pour valider le billet, il faut "aider" google à déterminer des numéros d'adresses physique et à faire l'OCR des ouvrages de google books]
Comme Tita, ça me fait penser au développement du "crowdsourcing" qui concerne les graphistes.
J'avais écrit un article (plutôt économique) pour montrer que ce genre de démarche avait de bonnes chances de ne pas aboutir à une situation win-win...
http://diveco.wordpress.com/2012/08/22/les-designers-independants-information-imparfaite-et-structure-de-marche/
L'allégorie des oopas loompas révèle bien cette capacité globale de l' "économie" à s'approprier les formes de gratuité qui se développent sur internet, c'est très intéressant.
Pour les artistes, cela montre juste que des gens sont prêts à être rémunérés de manière symbolique (reconnaissance...) plutôt qu'en monnaie sonnante et trébuchante. Ce n'est pas un phénomène nouveau et ce n'est pas très surprenant, je crois.
Ma contribution à cette épineuse question : http://blog.monolecte.fr/post/2012/01/25/Je-suis-une-legende-du-web
@Thomas : ne vous est-il pas venu à l'esprit que tout simplement les gens ont besoin de manger ? Actuellement et dans bien des secteurs, ce système est le seul qui subsiste et grâce auquel on a encore quelque espoir de trouver du travail. La rémunération pas du tout symbolique, c'est l'argent pour ne pas dormir dans la rue...
Oui il y a de l’hypocrisie… : « j’ai intérêt pécuniaire à ce que tu fasses un travail gratuit pour moi, mais je pourrais critiquer ton refus au motif de la beauté de la gratuité et du fun. Bon d’accord c’est parce-que de toutes façons, je trouverai facilement quelqu’un d’autre… »
Sur un autre point, quelle est votre définition du travail ? J’en ai cherché mais aucune ne cadre vraiment avec ce que vous dites. Si écrire sur facebook est un loisir, le fait que cela ait une valeur marchande fait que c’est du travail ? Est-ce que toute production de valeur marchande est issue d’un travail ? Si je comprends bien, le travail est à double sens, car si Marc Z. exploite mes données Facebouk j’ai effectué un travail, sinon ce n’est pas le cas ?
Pas vraiment d'accord avec cette analyse. Le problème n'est pas du tout de travailler sans rémunération. Vous le faites en permanence : tout ce que vous faites à l'intérieur de votre foyer, pour votre famille, pour vos amis, mais aussi quand vous écrivez sur ce blog, c'est du travail gratuit. Une grande majorité de ce que vous faites ne fonctionne pas sur un système de paiement marchand de votre travail ou de ses résultats, mais sur une base de don réciproque (cf. Mauss, Polanyi et tout le mouvement anti-utilitariste). Vous auriez ainsi pu aussi citer l'exemple de Wikipédia, peut-être la plus grosse création basée sur le don.
Le problème n'est donc pas de donner gratuitement son travail. Le problème apparait seulement quand ce don est sorti de son contexte de réciprocité (je te donne - un jour tu me donneras autre chose ou quelqu'un d'autre me donnera qqch) pour être inscrit dans l'échange marchand (tu me donnes, parfait : je vends). Autrement dit, c'est le même problème moral que quand qqn revends un cadeau pour en tirer un bénéfice...
Même au sein du monde marchand et de l'entreprise, un grand nombre de tâches sont réalisées sur la base de la réciprocité, e.a. tous les échanges au sein d'une équipe de travail (vous aidez un collègue, qui vous aidera peut-être en retour dans le futur).
Le problème fondamental est donc quand le don ne se fait pas entre personnes physiques, mais entre une personne et une entreprise. Parce que l'entreprise ne fonctionne en tant qu'institution quasi jamais dans la réciprocité. Ce n'est pas impossible en tant que tel (les fondations derrière Firefox ou Mozilla le font bien), mais quand vous avez une entreprise capitaliste, vous investissez cette entreprise d'une seule volonté : le profit. Et donc, même si les membres de l'entreprise perçoivent la pertinence de rendre, ils ne peuvent pas imaginer que l'entreprise elle-même rende un service gratuit.
Pour revenir à vos exemples, avec Google ou Facebook, justement il y a un échange mutuel de services gratuits, réciproques donc. D'où le fait que la plupart des gens n'y voient aucun problème. Avec Eyrolles, le fait que le livre soit diffusé sous licence CC me parait justifier le don de l'image. Dans les autres cas, c'est plus discutable effectivement.
Enfin, justifier l'impossibilité de la gratuité par la nécessité de manger est erroné : la nourriture peut elle aussi être reçue, sur base du don.
Exiger une contrepartie financière pour la totalité de vos activités ("travail"), oublier ou ne pas reconnaitre l'importance du don dans nos sociétés, c'est se plonger en plein dans un économicisme aveugle et oublier que les liens sociaux et les fondements de nos sociétés sont basés sur le don, non sur l'échange marchand. Refuser la possibilité du travail gratuit (dans un cadre de réciprocité j'entends), c'est réduire l'humain à une machine productrice sans volonté sociale.
A la différence de Serge, je ne pense pas que ce soit un concept comme le don qui soit pertinent ici. J'irais plutôt voir du côté des rétributions symboliques (du militantisme par exemple: http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsp_0035-2950_1977_num_27_1_393715).
On ne travaille pas *que* pour l'argent dans un certain nombre d'emplois, notamment les emplois à vocation (Hughes). Y interviennent notamment d'autres types de rétributions, sur lesquelles jouent (et ont toujours joué) les employeurs.
Les exemples que vous citez font l'objet d'une publicité ; c'est la raison pour laquelle, à mon avis, ils offrent plus de prise à la critique de nos jours.
Reste à voir, une fois épuisé l'effet "surrégénéteur" (qui fait, selon Gaxie, que le l'activité militante/travail n'est pas perçu comme tel, mais comme un loisir), ce qui reste. Ici, le dépit.
Moi ce qui me perturbe, c'est que si des entreprises demandent si souvent du travail gratuit, c'est sans doute parce qu'elles arrivent ainsi à en obtenir. Les gens n'auraient même pas conscience que leur travail artistique a une valeur, que l'entreprise va faire de l'argent avec ?
@Serge : il y a un problème dans votre commentaire : vous parlez de don, mais celui-ci s'avère finalement assez utilitaire : je donne parce que j'attends quelque chose en retour (les MAUSSiens diraient "utilitariste", mais l'utilisation du terme me semble erroné - je ne détaillerais pas tous les problèmes que j'ai avec le MAUSS parce que ce n'est pas sujet ici). Il s'agirait alors plus d'un échange que d'un don (voir la typologie de Testard par exemple).
Mais surtout, il semble que vous vous mépreniez sur mon analyse. Il ne s'agit pas de dire que travailler gratuitement, c'est mal, et qu'il ne faut pas le faire, encore moins que seul l'échange monétaire a droit de cité. Il s'agit de constater que cet argumentaire du "don" (que vous reprenez en partie) est en fait mobiliser pour soutenir, encourager et même produire des comportements typiquement capitalistes, parfois poussé à l'extrême : c'est à l'extorsion d'un travail gratuit que je m'intéresse, non au travail gratuit en général. En incitant les artistes à travailler gratuitement "pour se faire de la pub", on les oblige en fait à se comporter en bon gestionnaires de leur carrière... C'est à la façon dont la motivation du don parvient à produire des comportements qui sont contraire à elle que je m'intéresse ici.
Vous écrivez : "Enfin, justifier l'impossibilité de la gratuité par la nécessité de manger est erroné : la nourriture peut elle aussi être reçue, sur base du don". Sauf que voilà, elle ne l'est pas. Par conséquent, exiger de quelques uns le don alors que l'on ne le fait pas pour les autres est extrêmement problématique. Et c'est là où est le problème : le travail gratuit ne repose pas sur une simple générosité de l'individu, encore moins sur une espèce de mystique du "don roc de la société", mais sur des institutions et des conditions sociales. Si je peux travailler gratuitement à ce blog, c'est que mes besoins les plus simples sont satisfaits... Et ils le sont parce que j'ai une autre activité, marchande et intéressée. On pourrait imaginer les choses autrement : un système de revenu universel permettrait par exemple aux artistes d'accepter au moins de temps en temps de travailler gratuitement sans mettre en péril les autres (car si un artiste se permet de travailler gratuitement, il prend toujours le risque de priver un autre artiste d'un revenu qui lui aurait été nécessaire). Un système tel que celui des intermittents du spectacle peut aussi permettre cela dans une certaine mesure.
@Rudi : votre commentaire pointe quelque chose qui est soulevé dans le billet du Global Sociology Blog que je cite : les frontières les plus classiques que la modernité comme celle entre travail et loisir ou entre commercial et non-commercial s'estompent (ou plutôt leur flou devient plus difficile à ignorer). Pour ne pas totalement botter en touche, je dirais qu'on peut dire que le travail est tout activité qui crée de la valeur. Mais je reviendrais là-dessus dans un prochain billet.
@Coulmont : J'aurais sans doute dû dire un mot de ce qu'il en est dans le monde académique... J'ai eu une remarque similaire sur twitter.
@Thomas PI : pas vraiment : si vous lisez bien, certains sont prêts à être rémunéré par des gains promis dans le futur ("ça te fera connaître, ça paiera plus tard"...), et ce n'est pas propre aux artistes (les stages, tout ça...).
@l'elfe : ont-ils vraiment le choix quand on leur dit que s'ils n'acceptent pas, ils ne pourront pas "rentrer dans le milieu", et donc obtenir plus tard, toujours plus tard, une rémunération ? C'est de cela dont parle le billet.
@les autres : merci pour vos différents commentaires.
Comme Rudy, je m’interroge sur votre définition du travail. Car tout le sel de votre billet vient du décalage de la demande qui devient suffisamment rare pour faire payer ce pour quoi elle payait avant.
D’un point de vue économique, ce qui crée de la valeur, c’est l’échange. S’il est librement consenti, c’est que les deux parties espèrent y gagner quelque chose. En mettant mon statut facebook à jour, j’acquiers une visibilité sur Internet. Zuckerberg lui, a gagné 100 milliards de $. L’échange peut paraître inégal, mais les deux parties ont obtenu quelque chose et le deal est respecté.
En faisant un stage non payé et en espérant une embauche à la clé, je peux être le dindon de la farce, tout comme en suivant une formation à la fac sans débouché professionnel. Ce faisant, je fais une erreur de gestion dans la conduite de ma carrière ; Comme je peux faire une erreur en achetant un produit avarié ou en m’engageant sentimentalement avec une personne qui ne me convient pas.
Interpréter cela comme une manifestation de la « cage de fer » du capitalisme, c’est considérer qu’il y a capitalisme dès que l’individu est amené à faire des choix dans un environnement incertain. Autrement dit, que le capitalisme est inhérent à la nature humaine. Je ne suis pas très loin de le penser, mais je ne suis pas sûr que vous partagez cette opinion.
Dire que "d'un point de vue économique, ce qui crée de la valeur, c'est l'échange" me semble problématique : incontestablement, l'échange crée de la valeur, mais il n'est pas la seule façon de créer de la valeur. Le travail, même en autarcie, est créateur de valeur, de richesse. L'échange permet simplement une création plus importante de valeur - enfin, "simplement", c'est déjà beaucoup
Mais la participation à l'échange n'implique pas nécessairemet un comportement maximisateur, le réinvestissement continuel des profits pour agrandir encore les profits futurs, l'accumulation ou encore l'organisation rationnelle de la production... Il faut d'autres institutions, et d'autres éléments pour cela. C'est lorsque nous sommes poussés à aller vers ces comportements, qui sont bien différents du simple échange, que nous sommes pris dans la cage de fer du capitalisme. Et c'est cela que j'essaye de saisir, peut-être imparfaitement, dans mon billet.
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