Scènes de la lutte politique dans des toilettes publiques

La sociologie a ce défaut qu'elle finit rapidement par contaminer tous les aspects de votre vie, au point qu'il peut être difficile d'arrêter de regarder le monde sous cet angle. Même lorsque l'on se rend dans un lieu normalement dédié à la satisfaction de bien naturels besoins. Certains y voient des signes divers d'inégalités ou de sexisme. Pour ma part, dans la continuité de ce que j'ai pu écrire récemment, j'ai vu dans des toilettes récemment visité un espace d'expression politique.

C'est en me rendant dans la bibliothèque d'une grande école parisienne que je suis tombé par hasard sur quelques graffitis qui m'ont réfléchir. Commençons tout d'abord par poser les choses, afin de rendre le propos aussi vérifiable que possible. L'objet du délit se trouve donc situé au 30 rue Saint-Guillaume dans le 7ème arrondissement de Paris, au premier étage du bâtiment - et, pour des raisons évidentes, je n'ai visité que le côté réservé aux hommes. Voici une photo générale (oui, sortir son appareil photo dans un tel lieu peut sembler étranger, mais c'est aussi ça, d'être sociologue) :

Cliquez sur les images pour les voir en plus grand

A priori, rien de bien folichon. Des tags dans les toilettes, ce n'est pas exactement ce que l'on peut appeler une découverte sociologique de première ampleur. Et j'ai traîné mes guêtres dans suffisamment d'établissements d'enseignement, secondaires ou supérieurs, pour ne pas m'étonner outre mesure de la présence de quelques graffitis. Alors pourquoi ceux-ci ont-ils retenus mon attention ? Observons de plus près :


Il ne s'agit pas des habituels petites annonces invitant à des échanges que Benoit XVI réprouve, mais d'un véritable dialogue politique qui s'est visiblement instauré entre plusieurs participants. Un tag originel, en noir, peut-être distingué au centre : il liste une série de grandes dates historiques, toutes renvoyant à des révolutions ou révoltes françaises - de 1793 (étrange d'ailleurs de choisir la Terreur comme point de référence) à 1968 - et se termine par un "2011" accompagné d'un point d'interrogation. La signification ne demande donc pas d'avoir fini son cursus dans la maison pour être saisie. Mais au cas où, l'auteur a cru bon de rajouter "la commune refleurira".

Ce premier message me fascine pourtant. Habitué à chercher à expliquer les comportements des individus, celui-ci, le fait de laisser à cet endroit une marque écrite, et celle-là en particulier, me pose quelques problèmes. Difficile d'y voir l'intérêt quand le gain d'un tel message, anonyme qui plus est, est de l'ordre du zéro absolu. Difficile aussi d'y voir, simplement, le sens prêté par l'auteur à sa propre action. C'est donc de là dont je suis parti, de la difficulté de comprendre l'expression politique par les tags dans les toilettes publiques.

On pourrait d'abord essayer de rationaliser tout cela en se tenant compte de l'institution où cette forme d'expression prend place. Que les étudiants qui fréquentent le plus cette bibliothèque fassent sciences popo, ça pourrait ne pas être si étonnant (désolé, il fallait que je fasse ce jeu de mot). Il me semble cependant que la chose est ici un peu différente de ce qui peut se faire le plus souvent. Fions-nous pour cela à une source inattaquable, à savoir le Guide du Routard de l'IEP de Bordeaux, édition 2005-2006, création de Mie de Pain et Démocratie, journal simple et funky auquel j'ai eu l'honneur et la joie de participer en mon jeune temps. Voilà ce que l'on peut lire dans une rubrique consacrée aux toilettes de l'institut de Pessac (le texte n'est pas de moi, mais probablement de Choléra ou de Bartabas, je ne suis plus sûr) :

Vous avez le temps de repérer les meilleurs citations. Dans mon meilleur de (je me refuse à parler de best of, parce que j'aime pas le McDo), citons le mythique : "- M. Le tapon est professeur d'économie ? - Héron, Héron, petit, pas Tapon", le grinçant "Sardin m'a tuer", le facile "Institut de l'Eradication de la Pensée", le philosophique "Dieu est mort (Nietzsche)/Nietzsche est mort (Dieu)", ou encore le suréaliste "message de l'Amicale des bouchers girondins"...

Florilège rigoureusement authentique (je le sais, j'y étais), et qui laisse à penser que, si dans ces lieux de haute tenue intellectuelle, on préfère tutoyer les hautes sphères de la pensée plutôt que d'y rechercher quelques partenaires d'un soir, on y exprime d'abord des messages à caractère humoristique (d'une folle drôlerie, il faut bien le dire) plutôt que des incitations à la mobilisation politique. On a d'ailleurs un exemple sur la photo ci-dessus avec le "Mieux vaut chier à la bibli ici que bosser à l'Apple Store en face" (je vous avais prévenu, on se bidonne grave).

On notera toutefois qu'un certain nombre de ces graffiti, tant ceux relevés à Bordeaux que les parisiens que je commente ici, ont pour thème la dévalorisation de l'institution dans laquelle les étudiants se sont pourtant plus ou moins battu pour rentrer (voir l'image suivante, qui a subit une rotation de 90° pour être plus lisible). Ce type d'expression se comprend plus facilement, parce qu'elle est finalement assez classique dans la pratique du graffiti. Porter un regard désabusé ou humoristique sur l'environnement dans lequel on évolue est presque la raison du graffiti depuis qu'il a dépassé le stade du simple tag, c'est-à-dire de la simple signature. S'exprimer dans les toilettes a dès lors du sens.


Pour un slogan politique plus radical, les choses sont encore un peu difficile à comprendre. Continuons donc à observer le mur en question. Comme on peut le voir, le premier graffito et son invitation à la révolte populaire n'est pas resté sans répondre. On peut tenter de reconstituer une chronologie. Un deuxième intervenant, armé d'un marqueur violet, lui a fait une première réponse par un commentaire laconique sur chaque date, concluant que l'on était pas "parti pour" le refleurissement de la commune, avec visiblement quelques regrets au bout de la plume. Vient ensuite un commentaire du commentaire au-dessus, relié au premier par d'autres flèches. Et en même temps, ou après, ou avant - il devient difficile de reconstituer la séquence - d'autres remarques soit sur les réponses, soit sur le débat lui-même (voir photo suivante).


Voici donc cet innocent mur de toilette transformé en lieu de débat politique, où l'on s'affronte avant tout sur la définition des évènements et le sens à leur prêter - définir si les dates évoquées sont, ou non, de "vraies" révolutions, de vraies révoltes. L'actualité, d'ailleurs, intervient assez vite dans cet affrontement. Trois semaines après avoir pris la première photo, je suis retourné au même endroit pour découvrir qu'un nouvel intervenant avait pris part à la discussion.


Le stylo bille noir pense que les révoltes dans le monde arabe constituent le soulèvement tant attendu pour l'année en cours. Ce point est important. Il témoigne qu'il ne s'agit pas simplement de réactions rigolardes à quelqu'un qui aurait le mauvais goût de s'exprimer dans les toilettes, mais bien d'un dialogue politique : il y a des gens qui discutent d'un sujet, et d'autres qui commentent leurs discussions, éventuellement en s'en moquant ou en remettant en cause sa légitimité ou sa forme. C'est exactement ce qui se passe quotidiennement dans le débat public français.

Mais pourquoi répondre au message original ? Pourquoi prendre la peine d'interrompre ou de prolonger son passage aux lieux d'aisance pour ajouter une intervention à un débat dont on n'est même pas sûr qu'il s'agisse bien d'un dialogue ? Alors que l'on n'a aucune certitude, loin de là, que celui à qui on s'adresse verra la réponse qu'on lui fait ?

On peut supposer que c'est la forme écrite du message qui suscite la réponse, ce qui verse de l'eau au moulin d'une performativité de l'écrit. C'est parce que le message est là, parce qu'il n'est pas une parole qui s'envole mais un écrit qui reste, parce qu'il acquiert, en étant transformé en partie d'un environnement quotidien, une certaine permanence qu'il appelle à une réponse. On ne se sentirait pas obliger de faire la leçon à quelqu'un qui, se présentant dans le hall de la bibliothèque, crierait haut et fort la même série de date et la même conclusion. On se contenterait sûrement d'attendre qu'il soit mis dehors manu militari et on le considérait comme fou. Mais à celui qui prend la peine d'écrire le message sur un mur, même celui le moins considéré du monde, on se sent obligé de répondre, nonobstant le fait que son geste n'en est peut-être pas moins fou.

Mais la force de l'écrit n'est pas une explication suffisante. En effet, il y a dans ces mêmes lieux, d'autres messages écrits qui ne suscitent pas de réponses.


Faut-il donc chercher l'origine de la réponse dans le contenu du message, dans quelque caractéristique grammaticale des propos tenus qui serait de nature à susciter une réponse ? C'est douteux. Le message d'où tout est parti est assez péremptoire. S'il contient un point d'interrogation, celui-ci n'est que rhétorique, et d'ailleurs les premières réponses n'ont absolument pas porté sur celui-ci. Il faut donc qu'il y ait autre chose.

La meilleure explication que je puisse trouver est la suivante. Les graffiti ont toujours été une pratique profondément agonistique, c'est-à-dire une forme de lutte et d'affrontement par l'écriture. L'objectif des premiers taggers étaient de laisser leur "signature" partout, y compris dans des endroits que les autres ne pouvaient pas atteindre - par exemple, les métros new-yorkais. Il s'agit toujours de se mesurer aux autres. On peut se reporter par exemple à ce passage de Street Art. The graffiti revolution de Cedar Lewishon, où ce dernier interviewe la graffiti writer Lady Pink :

Cedar : From 1975 to when you started in 1979, graffiti expanded incredibily fast from just being very basic tags to being this fully formed art form. Why do you think it developed so quickly ?
Lady Pink : Because of the competition in the different boroughs. The subway trains would travel from Brooklyn to the Bronx and people would challenge each other, not verbally or physically, but for better work, bigger work, more work.

C'est à une forme d'affrontement assez proche que l'on assiste sur le mur qui nous intéresse : on rivalise d'à propos, d'esprit ou même de culture, comme en témoigne le texte de Chateaubriand apparaisant sur la photo suivante :


On y voit aussi la façon dont des mots d'esprit, dont je laisse chacun seul juge de la qualité et de la profondeur, viennent se mêler aux commentaires sur le message originel. On est bien dans une forme d'affrontement, et c'est cette relation particulière qui est à l'origine des différents tags, c'est la lutte qui donne la motivation suffisante pour rentrer dans le jeu, braver l'interdiction d'écrire sur les murs pour apporter son trait d'esprit au débat. Et cet affrontement découle avant tout de la forme du message : c'est parce que celui-ci est inscrit sur un mur que ce type de relation se met en place entre les participants.

En effet, les premiers graffiti, en se présentant sous une forme humoristique, changent la signification du mur et font de lui un lieu d'affrontement. Le reste découle naturellement de cette redéfinition de l'espace des toilettes en espace politique et en espace de lutte. La série de dates s'inscrit ainsi dans cette logique : puisque le lieu existe en tant qu'espace d'expression et d'affrontement, autant proposer un message guerrier, qui n'appelle pas tellement de réponses mais sonne plutôt comme une prévision ou un défi, en tout cas, quelque chose qu'il faut mettre à l'épreuve.

Il est sûr cependant que n'importe quel espace ne peut pas être redéfini ainsi. D'ailleurs, il existe d'autres pratiques de graffiti au sein de la même institution (cf. photo suivante). Celles-ci, parce qu'elles sont plus aisées à contrôler par ceux qui exercent un pouvoir sur l'espace, ne peuvent être subverties de la même façon. Il faut également tenir compte du fait que les murs des toilettes sont définis comme des lieux potentiels d'expression depuis bien longtemps.


On pourrait penser qu'une réflexion sur les murs des toilettes, fussent-elles susceptibles de recevoir les postérieurs de futurs leaders politiques, ne mérite pas une heure de peine. Mais il y a peut-être des leçons plus générales à en tirer. A commencer par celle-ci : parce qu'il est défini comme un lieu d'affrontement, ce mur n'est pas un lieu de dialogue ou de débat, pas un espace où l'on n'essaye de convaincre l'adversaire mais l'où on essaye avant tout de l'humilier et de le ridiculiser aux yeux d'un public que l'on ne rencontre vraiment jamais. Or, de quelle façon est défini le débat politique plus classique si ce n'est celle-là ? Si l'on trouve parfois que le débat public n'a pas la qualité qu'il devrait avoir, il faut peut-être moins en chercher la raison dans les caractéristiques de ce qui y prennent part que dans la façon dont ils s'affrontent. C'est sans doute la restitution de leurs paroles sous une forme écrite ou enregistré, dans la presse écrite, puis dans la télévision et aujourd'hui, encore plus, via Internet, qui conduit à cette forme de lutte qui, finalement, n'est peut être pas si différente de ce qui se passe ici, dans ces lieux d'aisance...
Bookmark and Share

Read More...

De la pédagogie en politique

Le désormais fameux sondage Harris, à défaut d'avoir quelque pertinence, a au moins joué son rôle : celui de lancer la campagne électorale de 2012 (ou au moins de l'avoir officialisé, car elle a plus probablement démarré le 7 mai 2007) et d'en fixer la narration. La question du Front National est malheureusement destinée à faire de la question de l'immigration une des thématiques centrales du débat politique des prochains moins. Encore... Mais les commentateurs commencent à traduire cela sous la forme d'une "inquiétude des Français" face à la mondialisation. On peut souligner que, par rapport à celle-ci, la classe politique française fonctionne généralement selon un deux poids, deux mesures : d'un côté, la "pédagogie", de l'autre, la "réponse aux inquiétudes des Français".

D'un côté, il y a la mondialisation de l'économie, sa concurrence internationale et surtout celle des travailleurs entre eux, sa mobilité des capitaux, sa nécessité d'être "compétitif", son incitation, devant laquelle on ne peut guère reculer, à "réformer" le système français, particulièrement en ce qui concerne la protections sociale, pour le mettre à l'heure du monde. Face à cette mondialisation-ci, la forme d'approche politique qui s'est imposée a été celle de la "pédagogie" : il faut expliquer aux Français que le monde a changé et que pour survivre dans ce nouveau contexte, ou tout au moins maintenir sa place et sa situation, il faut consentir à quelques sacrifices plus ou moins important.

De l'autre, il y a une mondialisation complémentaire à la première, celle des hommes et des femmes, ceux qui quittent leurs pays pour aller travailler ailleurs. Non moins ancienne que la première (sans doute même plus), elle en partage certains traits, comme une invisibilisation partielle - on fait plus attention aux déplacements des pauvres qu'à ceux des riches comme on fait plus attention à certains mouvements de capitaux qu'à d'autres. Tout au moins ne les voie-t-on pas sur le même mode : il faudrait attirer les riches et empêcher les pauvres de rentrer. Comme la précédente, elle est vécue sur le mode de la menace pour notre pays. Mais la réaction politique a été tout autre : plutôt que de tenter d'expliquer aux Français ce qu'il en est, il faut "répondre à leurs inquiétudes" sans les remettre en question.

Pourtant, on pourrait traiter politiquement la mondialisation humaine comme on traite la mondialisation économique (la distinction entre les deux étant d'ailleurs douteuse). On pourrait expliquer, par exemple, seulement par exemple, que la France est très loin d'être le pays qui reçoit le plus de migrants en Europe. Que accueillir l'immigration ne revient pas, selon une formule trop souvent entendue et mal comprise, à accueillir "toutes la misère du monde". Que la misère, le chômage et leurs cortèges de difficultés qui frappent certains quartiers doivent moins à l'immigration qu'à la ségrégation urbaine, l'enfermement scolaire et social, et autres, bref à ce qui se passe ici et maintenant et qui frappe des personnes qui sont aussi française que moi plutôt qu'à une vague frappant depuis l'extérieur. Qu'il faudrait peut-être aussi réfléchir sur les conditions d'accueil et d'arrivée, et que même Hughes Lagrange est d'accord avec ça. En un mot, on pourrait faire preuve de "pédagogie" et expliquer aux Français quels sont les vrais enjeux.

On pourrait, mais on ne le fait pas. Au contraire, celui qui s'y risquerait prendra toujours le risque de se voir reprocher un "angélisme" de mauvais aloi, de refuser de répondre aux angoisses des Français, voire de mépriser ceux-ci par "parisianisme" ou je ne sais quoi. Autant de reproches que l'on ne fera pas à celui qui voudra défendre que ces mêmes Français doivent accepter le jeu de la mondialisation économique.

Ce point nous rappelle que les "problèmes politiques" ne s'imposent jamais tout seul, simplement parce qu'ils sont problématiques. Ils font toujours l'objet d'une lecture de la part de la classe politique. On me dira sans doute que, même si tous et toutes décidaient demain que l'on peut ignorer la mondialisation économique, celle-ci n'en cesserait pas moins d'exister et d'imposer certaines défis à la France, à sa situation économique et à sa politique du même tonneau. Et on aura raison de le dire. Mais de la même façon, continuer à lire les problèmes d'insécurité comme se ramenant à des problèmes d'immigration n'empêchera jamais que ceux-ci aient d'autres origines. On ne réglera pas les problèmes de ségrégation urbaine, par exemple, en retirant la nationalité aux Français par acquisition ayant commis certains crimes... Et pourtant, c'est ce que l'on continue à faire. En le faisant passer pour une attitude responsable qui plus est.

Deux topiques du débat politique donc : la "pédagogie" et la "réponse". Mais pourquoi l'une parvient-elle à s'imposer dans certains domaines tandis que l'autre domine sur certaines questions ? Comment expliquer leur répartition dans le débat public ? Surtout que l'on pourrait s'attendre à ce que la "réponse aux inquiétudes des Français" ait une popularité plus grande auprès de ceux qui veulent séduire "l'opinion publique" (qui n'existe toujours pas, par ailleurs).

Sans doute faut-il revenir à la question de l'activité politique elle-même, et au fait qu'elle consiste le plus souvent à qualifier des évènements d'une certaine manière : les hommes politiques ne sont jamais que désigner ce contre quoi on peut lutter et ce que l'on doit accepter. Mais pour que ces tentatives de qualification soient acceptés, il faut pouvoir en donner des "preuves" - même faussées. Difficile d'obtenir des résultats en matière économique : difficile, donc, de tenter la topique de la "réponse". La "pédagogie" est donc une ressource. Il est plus facile, en revanche, d'exposer des résultats en matière d'immigration, qu'il s'agisse de lois ou d'arrestation. La "réponse" peut donc pleinement jouer. Derrière cette question, il y en a une autre, plus profonde : celle du pouvoir des Etats, de ce sur quoi ils peuvent encore jouer. Rien que ça.
Bookmark and Share

Read More...

Sexe, marchés et jeux vidéo

Sur le blog Sociological Images, un post s'intéresse à l'inflation poitrinaire de certaines héroïnes de jeux vidéo (pour voir l'image, cliquez sur "lire la suite", bande de pervers). On pourrait en conclure à un sexisme très fort dans les jeux vidéo. Mais alors comment expliquer que ce même univers ait pu fournir quelques exemples d'héroïnes féminines beaucoup plus "positives" ? Pour le comprendre, il faut se pencher sur l'organisation du marché (attention : ce qui est après le saut est No Safe for Work comme disent les anglo-saxons).


Si l'image ci-dessus peut avoir quelque chose de frappant, je doute pour autant qu'elle représente une transformation récente ou même une simple évolution dans le (plus si) petit univers des jeux vidéo. La mise en avant de personnages féminins plus ou moins sexualisés n'est pas franchement nouveau, et pourrait être considéré en la matière comme une tendance lourde. Il faudrait sans doute faire quelques statistiques, objectiver un peu tout cela, mais reconnaissons qu'il y a peu d'indices qui laissent à penser que ce soit là un phénomène récent.

On pourrait donc penser que le monde des jeux vidéo est un univers sexiste où le corps des femmes est exploité afin de séduire une audience que l'on suppose à la fois masculine et hétérosexuelle - les sociologues américains parlent d'hétéronormativité, une notion plus rare dans la littérature française (et c'est bien dommage). Mais quand on y pense, les jeux vidéo mettent également en avant des personnages féminins forts, assez éloignés des stéréotypes de passivité trop souvent attaché aux femmes. Il y a certes un bon lot de princesses à sauver, mais même des "enlevées" professionnelles comme Peach ou Zelda ont pu être mise en scène de façon plus "musclée" : dans la série des Super Smash Bros, par exemple, elles maravent graves des tronches.

Il est très difficile de trouver une image des deux personnages en train de combattre (pour la source de celle-ci, cliquez). On essayera de comprendre pourquoi plus loin dans le billet.

Evidemment, Peach ne nous épargne la rositude et les poses stéréotypes - jusqu'aux coups de poêle à frire assénés sur la tête de l'adversaire... Zelda a aussi tendance à prendre une place de plus en plus active dans sa série : de simple "objet à sauver à la fin du palais" dans les premiers, elle est devenu guide du héros (travestie, certes, en homme) dans Ocarina of Time ou chef d'un bateau pirate qui ne s'en laisse pas compter dans The Wind Waker.

Mais d'autres personnages évitent même ces stéréotypes. L'exemple le plus fameux est celui de Lara Croft : une archéologue qui crapahute joyeusement dans la jungle, flingue des espèces en voie de disparition à tout va, court, saute, résout des énigmes, et renverrait volontiers Indiana Jones au rang de petit rigolo avec un fouet. On me dira qu'elle porte un mini-short et a une poitrine généreuse. Certes. Mais le mini-short peut sans doute se justifier quand on se balade dans des zones tropicales. Et vue les stéréotypes attachés aux femmes poitrinairement avantagées, le fait que le joueur ne la contrôle ni pour se dégoter un mec, ni pour choisir une trente-sixième paire de talons aiguilles, c'est déjà pas mal.

Sans doute certains lecteurs se disent-ils, à ce stade, que je délire : considérer Lara Croft comme un personnage féministe ! Pourtant, dans le cadre du jeu, elle en a certains aspects. Dans le cadre du jeu. C'est ça qui est important. Parce que lorsque les médias mainstram se sont penchés (massivement qui plus est) sur le personnage, c'est ce genre d'image qui a été utilisé et diffusé :


Voici une Lara Croft ramenée au statut de simple mannequin de mode. Si les médias mainstream ont été très intéressés par le physique du personnage, ils ont été beaucoup moins empressés de se souvenir que pour être archéologue, il faut en avoir dans le ciboulot. Plus encore, l'attitude donnée au personnage dans ces représentations est beaucoup plus "sensible", ici avec un petit côté craintif : exit, donc, le côté aventurier et volontaire !

Pour m'en référer toujours à Howard Becker et à ses mondes de l'art, pour sortir du monde du jeu vidéo et s'intégrer à celui des médias de plus grandes audiences - le premier Tomb Raider date de 1997 rappelons-le - il a fallut se plier aux conventions de ceux-ci, aux règles et aux attendus de ceux qui peuvent contrôler l'accès des biens culturels à un public plus large : journalistes, presse, etc. Et ceux-ci ont été attiré et ont diffusé des images respectant les canons de la photo de mode et de la présentation sexualisé des femmes dans la presse, y compris la passivité des attitudes. Première leçon donc : l'exploitation du corps des femmes à des fins promotionnelles n'a pas à voir seulement avec une force "naturelle" de la sexualité sur les comportements d'achat, mais sur l'existence d'une structure et d'un système d'attentes de telles représentations dans le marché des biens culturels.

Ce n'est pas le cas seulement pour Lara Croft. Pensons au personnage de Dora l'exploratrice. Certes la série peut sembler irritante d'un point de vue adulte avec son univers sucré, ses chansons simplistes et sa façon de s'adresser au spectateur. Il n'en reste pas moins que c'est l'un des seuls personnages féminins destinés aux enfants qui ne soit pas ultra-féminisé : pas de talons hauts, pas de petites jupes ou de piercing au nombril, pas d'intérêt pour la mode et les frivolités, mais un look adapté à son activité principale - l'exploration - dans laquelle elle n'a rien à envier aux hommes. Franchement, à choisir entre ça et certaines autres séries, je sais ce que je préférerais que mes futures filles regardent... (de toutes façons, je leur lirais La Huitième Fille de Pratchett, elles apprendront vite). Pourtant combien de fois les médias ont-ils mis l'accent sur ce côté finalement assez féministe de Dora ? Une fois de plus, ce sont les jouets et les autres produits dérivés qui, pour attirer l'attention, ont dû se plier aux normes du sexisme.

Mais on peut aller plus loin. Regardons donc ce qui arrive à une autre héroïne du monde des jeux vidéo, pour le coup beaucoup plus ancienne que Lara Croft : j'ai nommé Samus Aran, héroïne de la série Metroid, peut-être l'une des figures les plus anciennement féministes en la matière. Samus est une chasseuse de prime de l'espace qui met régulièrement ses services à la disposition d'un gouvernement galactique en lutte contre les inquiétants Pirates de l'espace autour d'une race extraterrestres - les metroids - à exploiter à des fins militaires quand Samus serait plutôt prête à se débarrasser de cette menace. On le voit, on est très loin de Léa Passion Talons Aiguilles. D'ailleurs son apparence ne laisse aucun doute là-dessus : Samus n'est pas là pour la gaudriole. Voyez plutôt.


La série, d'ailleurs, s'abstient généralement de jouer sur la féminité de son héroïne. Celle-ci constituait une surprise dans le premier épisode de la série (sur NES), le joueur ne découvrant que dans une séquence finale où il fallait avancer sans l'armure, que le personnage qu'il contrôlait depuis le début était en fait une femme - ce qui interrogeait de façon très intéressante nos présupposés en la matière, puisque nous avons en effet tendance à penser qu'un personnage principal est, par défaut, un homme. Mais par la suite, il n'a pas été question de mettre en scène de façon caricaturale sa féminité : certains personnages l'appellent affectueusement "young lady" ou "princess" sans que cela ne conduisent à une dévalorisation puisqu'on la voit parler d'égale à égal avec eux, voire avec une position supérieure ; on ne lui a pas adjoint un petit copain ou un amoureux auquel elle serait prête à sacrifier sa vie de chasseuses de prime est son indépendance ; dans tous les épisodes, elle est le moteur de l'action et se caractérise par son sang-froid et son courage, pas par ses émotions "hystériques" (ce que Nintendo avait pourtant fait dans Super Princess Peach où les émotions de celles-ci, comme sa tendance à pleurer, étaient ses armes - image ci-dessous).


Certes, on me dira que, dans les premiers épisodes (en gros avant le passage à la 3D), Samus apparaissait en bikini dans les génériques de fin, pour peu que le joueur réalise certains objectifs (comme parvenir à la fin dans un temps donné), ce qui pouvait laisser penser qu'elle était une "récompense". Mais c'est assez secondaire par rapport à l'ensemble de la série. Et il faut remettre les choses dans leur contexte : je me souviens avoir toujours eu, à l'époque, une vraie attente vis-à-vis des scènes finales des jeux, espérant y voir, comme récompense, des images d'une qualité graphique supérieure à l'ensemble du jeu indépendamment de leurs contenus.

Mais ce personnage a fait l'objet de réappropriation de la part des joueurs. En tapant "Samus Aran" sous Google Image, on peut en voir un exemple très concret.

Ici, j'ai simplement tapé "Samus" (cliquez pour voir en plus grand).

Bon nombre des résultats sont des "fan-art", c'est-à-dire dans le jargon de la pop-culture, des dessins réalisés par des fans dans une perspective à la fois d'hommage et d'appropriation - les personnages pouvant être mis en scène dans des situations qui n'existent pas dans les œuvres originales. Concernant Samus, ceux-ci sont assez parlant. Reprenant parfois le personnage version "zero suit" (sans armure) tel qu'il apparaît à la fin de Samus Zero Mission (remake sur GameBoy Advance du premier jeu sur NES) et dans Super Smash Bros Brawl, parfois avec son armure, beaucoup de ces fan-art consistent en des "féminisation" d'une héroïne visiblement insuffisamment stéréotypés au goût des joueurs. Qu'on en juge :


On retrouve, comme chez Lara Croft, la même adaptation des poses des mannequins, identifiées comme typiquement féminines. Au visage souvent austère et grave que présente Samus dans la plupart des épisodes - il s'agit d'une orpheline qui consacre sa vie au combat et à la violence, elle n'a de toutes évidences que peu l'occasion de se bidonner franchement - est substitué un air beaucoup plus avenant et séducteur, recherchant visiblement le regard d'un spectateur, probablement masculin. D'autres images transforment certaines de ses caractéristiques les plus guerrières en arguments érotiques :


Pour les ignares qui n'ont jamais joué à un Metroid, il faut savoir que l'armure de Samus lui permet de se réduire en boule ("morphball" dans le jeu) et ainsi d'accéder à des lieux difficiles d'accès ou de déposer des bombes dévastatrices. Ici, c'est juste une occasion de spéculer sur sa vie sexuelle. D'autres choses existent avec son armure, qui se trouve elle aussi pouvoir être sexualisée.

D'autres représentations sont plus radicales encore dans la sexualisation - et je n'ai pas voulut aller voir ce qui se passe sur des sites plus particulièrement pornographiques... En se tenant à une simple recherche sur Google, on trouve déjà plusieurs situations où elle apparaît attachée et ligotée (un parallèle à faire avec Fantômette ?).

Image trouvée ici : évidemment, pour montrer qu'elle est l'une des "filles les plus sexy", il faut la montrer comme ça...

Ce dernier cas est particulièrement éclairant. Samus apparaît incontestablement comme un personnage féminin fort, ayant même des caractères généralement attribués au masculin (le courage, la détermination, un certain refus des règles, une forte indépendance). Par certains aspects, on pourrait la juger comme "dominante". Mais ce n'est apparemment pas cet aspect qui est érotisée. Au contraire, c'est précisément par une re-féminisation, une "mise à sa place" en d'autres termes, que les "fans" (je met les guillemets parce que je trouve ce traitement d'un aussi beau personnage très décevant) se la réapproprient. Pour qu'elle puisse être classée parmi les "héroïnes les plus sexy", il faut qu'elle soit attachée : une femme ne peut pas être active et sexy à la fois...

Voilà donc une deuxième leçon : la sexualisation des héroïnes n'est pas seulement le fait des producteurs de jeux vidéo ou des médias qui les entourent, mais également du public lui-même et de la façon dont il reçoit les biens qui lui sont proposés.

Essayons maintenant de répondre à cette question : pourquoi utiliser la sexualité (celle des femmes donc) pour vendre des jeux vidéo ? Sur Sociological Images, l'explication est la suivante : c'est un moyen d'attirer le regard dans le flux continu de publicité que reçoit chaque jour le spectateur moyen. C'est donc la concurrence entre les différents produits - et la structure du marché - qui explique ce recours au sexe. Mais voilà : pourquoi recourir à cela et pas à autre chose ? Pourquoi ce choix particulier ? On pourrait passer par l'humour, par la violence - j'avais déjà analysé l'utilisation de la violence dans les jeux vidéo ici - ou autre chose.

Pour le comprendre, je pense qu'il faut regarder le marché du jeu vidéo d'un œil sociologique. Cela signifie qu'il ne faut pas penser le marché comme la simple rencontre d'un offreur et d'un demandeur le temps d'un échange - ou ici la tentative de séduction d'un acheteur isolé par l'usage d'une imagerie sexuelle - mais tenir compte des relations qui peuvent exister entre les différents offreurs d'un côté, les différents demandeurs de l'autre, et entre les uns et les autres. Sur le marché du jeu vidéo, les biens font l'objet, une fois distribués, d'une intense circulation entre demandeurs. Ils sont objets de discussions et supports de relations : on joue ensemble, on se rassemble entre fans, on discute. Ces relations contribuent à reconstruire sans cesse le sens des biens : comme ces relations se sont historiquement d'abord établies entre garçons - pour toutes sortes de raisons sur lesquelles il serait trop long de revenir ici - elles sont un terreau favorable à la sexualisation illustrée par le cas de Samus Aran.

Cette circulation des biens culturels ne demeure pas silencieuse. Elle s'exprime au contraire de différentes façons, se donne à voir, et ce de plus en plus via Internet qui contribue à la rendre publique. Les producteurs peuvent facilement l'observer. Il faut ainsi tenir compte de la façon dont les offreurs prennent connaissance de la demande. Dans le cas des jeux vidéo, il serait intéressant d'étudier ce qui se passe dans les nombreux salons de jeux où il semble bien exister une ségrégation sexuelle relativement marquée, puisque les femmes y apparaissent, au moins dans les compte-rendus fait par la presse, essentiellement comme danseuses ou potiches aguicheuses, tandis que les hommes pourraient bien être sur-représentés dans les visiteurs et les journalistes (je ne parle même pas des équipes de production, de promotion et de distribution).

C'est donc là, dans l'ensemble du fonctionnement du marché, que peut se trouver l'origine du sexisme dans les jeux vidéo et de son maintien. Les joueurs, loin d'être les consommateurs passifs d'une imagerie venus d'en haut, y contribuent activement. Tout comme l'ensemble des médias, y compris les plus mainstream, y compris, peut-être, ceux dont on pourrait attendre une plus grande vigilance en la matière - combien de magazines grand public ont consacré des pages à une Lara Croft érotisée ? Loin donc de se limiter à un évènement isolé ou à la dérive d'une industrie prête à tout même à l'exploitation du corps des femmes pour maximiser ses profits, le sexisme dans les jeux vidéo devrait nous faire réfléchir tous à ce que nous faisons et à la façon dont nous y contribuons.
Bookmark and Share

Read More...

Le président de l'UNI ne sait pas lire

Cela faisait un petit moment que je n'avais pas relayé les tribulations de la discipline que j'enseigne, ces bonnes vieilles sciences économiques et sociales. Le débat s'était en effet re-déplacé pour se faire entre enseignants et, à quelques occasions, entre chercheurs, ce qui me semblait plus sain, sans que je sois pour autant toujours d'accord avec la façon dont les choses se déroulait. C'est donc un nouveau post de Olivier Vial, président de l'UNI, le syndicat de droite des étudiants, qui me pousse à remettre le couvert. Parce que une fois de plus, quelqu'un dont la compétence est si basse qu'il n'est même pas fichu de lire un programme s'imagine que les sciences sociales ne devraient être qu'une validation de ses propres opinions politiques.

Je ne vais pas discuter des orientations politiques de l'UNI ou d'Olivier Vial. Celui-ci est de droite et visiblement libéral et le revendique, et c'est très bien. En tant que président d'un syndicat, c'est son rôle. Mais en tant que président d'un syndicat d'étudiants, on pourrait s'attendre également de sa part à un minimum de rigueur et de sérieux, surtout dans l'étude d'un texte. Et c'est là que le bât blesse.

Son post se veut un hommage aux nouveaux programmes de Terminale qui viennent d'être mis à la consultation (et que l'on pourra trouver ici). Le problème, c'est qu'il ne les a ni lu ni compris. Et c'est bien naturel puisque, contrairement à ce que semble passer Olivier Vial, les sciences économiques et sociales demandent des compétences spécifiques - en économie et en sociologie - et qu'il ne suffit pas d'avoir un vague intérêt pour la chose publique pour pouvoir en dire quelque chose. Surtout quand, visiblement, on ne sait pas lire.

Lisons donc le début de son post :

La consultation nationale sur les programmes scolaires pour la classe de terminale des séries générales a débuté depuis le début [on appréciera, par ailleurs, la qualité de la rédaction] de cette semaine. Des programmes de SES (Sciences économiques et sociales) allégés en Marx et débarrassés des "bourdieuseries" superflues : voilà ce que devraient étudier les lycéens français à la rentrée 2012.

Il y a quelques années, dans une "grande école au coeur de l'université" où j'ai eu l'honneur d'user mes fonds de culotte, un fameux enseignant de la Maison(TM) avait l'habitude de donner le conseil suivant aux étudiants qui, en début d'année, venaient lui demander comment mener à bien des démarches clairement expliqués dans nombre de papiers à leur disposition : "1) Apprendre à lire ; 2) Lire ; 3) Comprendre l'information". Je voudrais aujourd'hui conseiller à l'étudiant Vial de suivre la même démarche. En effet voici ce que l'on peut lire dans le programme de Terminale dont il pense, naïvement, faire l'éloge du libéralisme :

On présentera les théories des classes et de la stratification sociale dans la tradition sociologique (Marx, Weber) et on s’interrogera sur leur pertinence pour rendre compte de la structuration sociale des sociétés contemporaines.

On le voit Marx est cité. Plus que cela, il est l'un des seuls auteurs explicitement cité dans ce programme. "Allégé en Marx" ? Soyons sérieux. Les anciens programmes convoquaient également Marx, sans le citer, dans le programme d'enseignement obligatoire de première à propos des classes sociales. Certes, la spécialité de terminale où Marx était étudié en tant que tel, toujours à propos des classes sociales d'ailleurs, disparaît. Mais on y étudiait aussi d'autres auteurs classiques, comme Adam Smith ou David Ricardo, auxquels je mettrais ma main à couper qu'Olivier Vial ferait les yeux doux.

Débarrassé des "bourdieuseries" nous dit également Olivier Vial. S'il connaissait un peu la sociologie, il aurait vu que le chapitre sur la socialisation du programme de première conduira naturellement les enseignants à aborder les théories bourdieusiennes. Et dans le programme de Terminale - que M. Vial a la prétention de commenter, ne l'oublions pas - on peut lire ceci :

3.2 Les pratiques culturelles sont-elles déterminés socialement ? [question à laquelle tout enseignant répondra naturellement "oui" et consacrera le chapitre à spécifier ce que cela veut dire]
Après voir mis en évidence que les pratiques culturelles sont différenciées en fonction des milieux sociaux et qu'elles possèdent une légitimité inégale, on montrera que les préférences et comportements culturels peuvent être éclectiques. On expliquera l'existence de profils culturels dissonants à partir de la pluralité des expériences de socialisations des individus

Que contient ce passage ? Le début du paragraphe est une référence transparente au modèle de la légitimité culturelle... développé par un certain Pierre Bourdieu en 1979 dans La distinction. La fin renvoie de toute évidence (entre autre mais particulièrement) aux travers de Bernard Lahire qui se revendique de Bourdieu et cherche à aménager le dit modèle sans lui faire perdre de sa force. Élève Vial : "quand on sait pas, on dit pas".

Mais ce n'est pas tout. Plus loin, commentant une contre-proposition certes peu enthousiasmante (mais pour de toutes autres raisons que celle qu'il avance) de programme diffusée par l'APSES, Olivier Vial se lamente de la place accordée aux conflits sociaux comme moteur du changement social - avec un argument aussi profond que de se plaindre que, quand il y a une grève, il ne peut pas prendre son train (c'est drôle d'ailleurs : c'est exactement ce que me disait Robert l'autre jour à l'apéro). Que n'a-t-il pas lu l'intitulé du point 2.2 de la partie sociologie du programme qu'il pense défendre : "La conflictualité sociale : pathologie, facteur de cohésion ou moteur du changement social ?"

Mais le plus grave ne se situe peut-être pas dans le manque de rigueur évident de l'élève Vial. Quand on prétend qu'il faut éviter le "café du commerce" - ce qu'il répète à propos du contre-programme de l'APSES -, on évite d'en faire : voir la remarque précédemment cité sur les grèves. Et surtout on se renseigne sur ce que sont les sciences sociales.

Car Olivier Vial "pense" - je met des guillemets pour bien marquer mes doutes quant à l'effectivité d'une telle action au moment de l'écriture de son post, je m'en explique plus loin - qu'il ne faut pas enseigner Marx ou Bourdieu. C'est qu'il ne sait pas que l'un comme l'autre ont produit des analyses et des travaux d'une grande qualité et qui sont utiles scientifiquement. Il se contente d'y voir une couleur politique qu'il faut abattre. Et on comprend bien la logique de son message : "débarrassons-nous enfin de tout ce qui est de gauche pour le remplacer par des idées de droite !". Mais non, cher Olivier Vial, les sciences sociales et les sciences économiques et sociales ne sont pas là pour valider votre opinion politique, aussi respectable soit-elle. Il y a certes des gens qui voudraient que les SES servent à défendre des valeurs "de gauche", et je les ai flingués avec la même force que je met à vous descendre lorsque j'en ai eu l'occasion. Parce que, que l'on veuille que les sciences sociales défendent le libéralisme ou qu'elles défendent la solidarité, on sera toujours déçu. Comme le disait Jean-Claude Passeron, les sciences sociales décevront toujours quelqu'un : révolutionnaire un jour, conservateur le lendemain.

On ne peut pas se permettre de rejeter le travail sociologique de Pierre Bourdieu au prétexte qu'il s'est engagé politiquement à gauche. Si vous le pensez, mon cher Olivier, c'est que vous êtes un idiot. Prenons donc le travail réalisé dans La distinction : vous aurez beau être de droite, vous ne pourrez pas faire autrement que de constater que les pratiques culturelles sont hiérarchisées et que cela produit et légitime des inégalités. Cela ne vous plaît pas ? Cette idée vous dérange ? Cela ne veut pas dire que c'est faux. Et le travail empirique de Pierre Bourdieu et de ceux qui l'ont suivit est là pour soutenir cette proposition. Max Weber disait, dans sa célèbre conférence sur le métier de savant, que l'un des vertu de la science était de nous obliger à accepter des idées qui nous déplaisent. C'est ainsi que les hommes ont dû accepter l'idée qu'ils descendaient du singe. C'est ainsi que même un homme de droite devrait être prêt à accepter l'idée que nous vivons dans une société de classe si les preuves que l'on apporte à cette idée sont suffisantes.

Autrement dit, si Marx et Bourdieu figurent dans ce programme, ce n'est ni parce que les SES sont de gauche, ni parce que le groupe d'expert n'a pas fait son travail. C'est parce que ce groupe est compétent et que les travaux de Bourdieu et de Marx sont d'un incontestable intérêt pour les sciences sociales.
Posons une dernière question en guise de conclusion : comment Olivier Vial en est-il venu à écrire un texte aussi manifestement mal informé et incompétent ? Outre sans doute un don personnel pour un tel exercice - il n'est pas le premier, souvenez-vous de Valérie Ségond - je fais l'hypothèse que l'on peut reconstituer ainsi le cheminement de sa pensée : "APSES = gauche, or APSES n'aime pas nouveau programme, donc nouveau programme = droite, droite = bien". Il ne me semblerait même pas totalement impossible qu'il y ait quelque chose comme "Social = gauche, donc Prof de sciences économiques et sociales = gauche". C'est en effet l'opposition de l'APSES qui a de toute évidente susciter le mauvais pamphlet du président de l'UNI. C'est tout le malheur des sciences économiques et sociales. Elles sont certes un enjeu citoyen dont chacun devrait s'inquiéter. Elles participent certes à la formation du citoyen qui, rappelons-le, est l'un des objectifs de l'ensemble du système éducatif français. Mais il est difficile pour certains de comprendre qu'elles ne peuvent correctement remplir cette mission que si elles conduisent à un mode de pensée scientifique sur la société et son économie, c'est-à-dire qu'elles nous conduisent à renoncer temporairement à nos convictions politiques pour accepter des idées qui nous déplaisent. Quitte à reprendre ensuite nos convictions, mieux armés et mieux informés. Mais tant que l'on ne voudra que soit enseigner que les idées qui politiquement nous brossent dans le sens du poil (et qui, nécessairement, défrisent l'autre bord politique), on sacrifiera l'ambition des sciences sociales sur l'autel de la paresse intellectuelle. C'est de cela dont le texte d'Olivier Vial est la métaphore.

Un dernier mot encore, sur ce fameux nouveau programme de terminale. Évidemment, je ne peux que regretter que la sociologie n'ait pas une place équivalente à celle de l'économie, tout en sachant que le groupe d'experts qui l'a rédigé n'est pour rien dans ce choix. Mais les thèmes choisis me semblent intéressants, en tout cas, ils sont peu différents de ce qui se faisait précédemment. Mon sentiment est plus celui d'un bon toilettage et d'une articulation plus marquée avec le programme de première (avec la reprise de certaines notions qui pourront donc être évaluées au bac). Rien qui ne soit honteux en tout cas à la première lecture. Sans doute des points à discuter sur certaines formulations ou certaines notions. Ce qui pourra se faire, je l'espère, lors de la consultation prévue. Pour cela, il ne faudrait pas que les lectures comme celles d'Olivier Vial, de quelques bords qu'elles soient, se multiplient. Celle-ci, plutôt que d'apporter un soutien à ce programme, risque bien de provoquer des réactions du même type de la part de ses adversaires politiques. Ce ne sera au profit de personne. Et certainement pas des élèves.
Bookmark and Share

Read More...