Et pour faire face au capitalisme tout puissant et à la finance devenue folle, ils se déshabillèrent dans la rue... Et ils ne furent pas les premiers à le faire, et ils ne furent pas non plus les derniers. Se foutre à poil : voilà une méthode de protestation qui fait florès dans les différents mouvements sociaux, des enseignants en colère aux manifestants altermondialistes, des féministes aux amis des animaux. Une méthode de plus versée au répertoire des actions possibles ? "Répertoire" ? "Action collective" ? Hum, my sociological sense is tingling...
Se dénuder pour protester contre quelque chose n'est en soi pas complètement nouveau. On en trouve déjà une trace dans la fameuse campagne "Plutôt à poil qu'à fourrure" de l'association de défense des animaux PETA : mettre des tops-models ou des actrices célèbres et jolies nues face au photographe pour protester contre l'utilisation de la fourrure animale.
Mais bien d'autres mouvements ont repris cette topique. Ce qui est intéressant, c'est que si l'on pouvait trouver une justification directe dans la campagne de la PETA - puisque celle-ci portait sur la question des vêtements finalement - l'utilisation de la nudité est souvent plus métaphorique. Dans le cas du strip-tease organisé par l'association Oxfam dans le cadre des manifestations autour du G20 de Nice, il est même nécessaire de bien lire les explications pour comprendre de quoi il s'agit (et encore, ce n'est pas d'une clarté cristalline je trouve) :
On peut aussi penser au calendrier des "profs dépouillés" qui a fait, il y a quelques temps, le tour du petit monde de l'éducation. Là encore, l'usage de la nudité, d'ailleurs assez bien contrôlée - n'espérez pas vous rincer l’œil, bande de pervers - est tout métaphorique : il s'agit de dénoncer les manques de moyens dont souffre notre belle Education Nationale.
Enfin, toujours dans l'actualité brûlante du moment, on peut noter ces féministes ukrainiennes qui, grimées en femmes de chambre tendance "hentaï", s'en sont pris au domicile de DSK pour protester contre le sexisme et les violences faites aux femmes. Là encore, le happening s'est terminée sur le dévoilement de la poitrine de ces dames, ce qui semble être une habitude du mouvement auxquelles elles appartiennent.
Sur ce dernier exemple, on pourrait discuter longuement de la pertinence de ce genre d'opération par rapport à ce que défendent ces femmes, en particulier quand un journaliste peut finir un article par "Mais avec de tels arguments, il est certain que les féministes se sont bien fait entendre" (ben oui, on va quand même pas se mettre à écouter les moches non plus...).
Il y aurait d'autres exemples à donner : en 2009, Baptiste Coulmont évoquait les opérations "seins nus" dans les piscines orchestrées par certains groupes de femmes, et à peu près à la même époque, des Mexicains se deshabillaient pour protester contre la privatisation de l'entreprise pétrolière nationale...
On peut voir apparaître des points communs et des différences entre ceux relevés ci-dessus. Premier point commun : la nudité protestataire semble toujours collective. On ne se met pas à poil seul : cela se fait en groupe, soit de façon directe lorsqu'il s'agit d'un strip-tease collective, soit de façon indirecte en reproduisant un geste déjà fait par d'autres et en s'inscrivant, donc, dans le même mouvement. Deuxième point commun : la nudité protestataire fait l'objet d'une certaine retenue. On ne montre pas tout, quitte à se contorsionner un peu ou à trouver quelques accessoires pour cela. Même nos féministes ukrainiennes, si elles en montrent plus que les autres, ne vont finalement pas beaucoup plus loin que ceux que font quelques milliers de femmes chaque année sur les plages : dévoiler leurs poitrines. Dévoilement qui, de toutes façons, se heurte au floutage journalistique, ouf, la morale est sauve...
Cette première retenue se recoupe sans doute d'une seconde. Jean-Claude Kaufmann avait analysé les enjeux autour des seins nus sur les plages : il y montrait notamment que, derrière l'apparente liberté et hédonisme affichée par la pratique, se jouait en fait un fort contrôle social. Pour qu'une femme ôte le haut de son maillot, encore fallait-il qu'elle se "sente à l'aise", ce qui voulait dire avoir le sentiment que son corps était acceptable pour les autres et surtout pour les hommes. Ces derniers, regardant sans regarder, ne se privaient pas de jugement sur ce que devait être le sein méritant publicité. Il y a fort à parier que le même genre de mécanisme est à l’œuvre lorsqu'il s'agit de montrer son corps à des fins politiques : l'engagement pour la cause peut être minoré par l'engagement dans le regard des autres, particulièrement ceux dont on se soucie le plus du regard... D'ailleurs, sur les photos des Robins des Bois d'Oxfam, si les corps ne sont pas tous identiques, tout au moins peuvent-ils se targuer d'une certaine jeunesse. Et je suis prêt à parier que si les retraités avaient recourus à un tel happening au moment où ils défilaient l'accueil n'aurait pas été le même dans le public... Et rien ne dit que ces enjeux soient les mêmes pour les hommes et pour les femmes.
Pour autant, les différences sont nombreuses, et elles portent principalement sur la logique qu'il y a derrière ces différentes opérations. Analyse classique et intuitive : présenter son corps nu est un moyen d'attirer une attention médiatique rare, un moyen de "faire parler", d'attirer l'attention, etc. Il est vrai que, pris dans une économie médiatique resserrée, les mouvements protestataires sont en concurrence pour l'accès aux grands moyens de communication. Mais cette analyse n'éclaire pas complètement tous les cas cités. Elle vaut surtout pour ceux - et surtout celles - qui ont un capital particulier à investir dans l'action : capital de popularité pour les actrices de la Peta ou capital "érotique" - faute de meilleur mot - pour les féministes ukrainiennes... Pour les enseignants, si l'objectif est bien d'attirer l'attention, c'est moins la nudité en elle-même qui est utilisée, d'autant plus qu'elle est bien dissimulé, que le geste de "dépouillement" lui-même. Et pour les Robins des Bois d'Oxfam, il est difficile de penser que l'excitation sexuelle soit un ressort bien utile.
Les limites d'une telle explication se renforcent si l'on prend en compte le fait que la nudité est une arme à double tranchant. Elle peut tout autant permettre qu'interdire l'accès à une arène médiatique qui reste, quoi qu'on en dise, soumise à des normes de décence minimale. La nudité attire donc d'autant plus l'attention que l'on a quelque chose d'autre pour motiver le spectateur à aller au-delà de ce qu'il peut trouver dans les grands médias : on est sans doute prêt à rechercher une photo dénudée d'une célébrité (même si je n'ai pas d'explication rationnelle concernant Eve Angeli), pas forcément lorsqu'il s'agit d'une bande d'anonyme dans la rue... En outre, si on veut aller par là, il existe bien d'autres moyens d'attirer l'attention médiatique : les happenings sont multiples et peuvent être plus marquant que la nudité, Act'Up l'a bien montré. Le strip-tease est peut-être un happening du "pauvre" : il n'a finalement un coût de préparation et d'organisation tout minimal... Mais il ne semble pas non plus pouvoir engranger des gains bien importants : lorsque j'ai voulu trouver une photo du strip-tease d'Oxfam, je n'ai rien trouvé dans les médias classiques, si ce n'est quelques lignes évoquant la chose, et c'est vers uns site de l'association elle-même que j'ai dû me tourner.
L'usage de la nudité ne résulte donc pas d'un calcul rationnel visant à maximiser l'efficacité de la protestation. C'est déjà toujours bon de le rappeler. Il semble plutôt que cette pratique ait rejoint ce que Charles Tilly appelle le "répertoire d'action collective" : lorsqu'ils veulent se lancer dans une entreprise protestataire, les acteurs puisent dans un ensemble de pratiques disponibles de la même façon que les acteurs de la commerdia dell'arte puisaient dans un répertoire de rôles et de situations prédéfinies. La notion est importante : elle établit notamment que les formes que prend les protestations a une histoire propre, que l'on ne peut rabattre sur d'autres dimensions. La façon dont s'organisent les mouvements protestataires n'est pas un pur décalque des opportunités qui leur sont offertes. Ces formes évoluent dans le temps, soit par une modification des conditions de la protestation - l'introduction du suffrage universel a contribué à massifier les formes de la protestation, incitant à faire de la manifestation un pseudo-suffrage - soit par la dynamique interne des formes de protestation - ce qui semble plus être le cas de figure qui nous intéresse ici. Le fait que la nudité et le déshabillage rejoignent les formes auxquels les protestataires estiment pouvoir avoir recours - même s'ils ne le font ni tous ni systématiquement - nous dit quelque chose de l'état des conflits et des mouvements sociaux dans nos sociétés.
Ce que relève Charles Tilly, c'est une évolution du XIXème au XXème siècle d'un répertoire "localisé et patronné" vers un répertoire "national et autonome". En simplifiant un peu, les protestations du XIXème, héritées en fait du XVIIIème, s'adressaient à des "patrons", notables et autres puissants dont on cherchait le soutien contre d'autres dans un cadre local, en particulier lors de fêtes et d'assemblées publiques, et centré sur les lieux et demeures de ceux que l'on estimait fautif. Le charivari, l'exercice direct de la violence, l'invasion étaient les formes préférées. Au contraire, le répertoire du XXème, hérité, donc, d'évolutions qui ont cours dès le XIXème (oui, c'est de l'histoire, les évolutions ne sont pas simples, il faut vous y faire), privilégie les grèves et les manifestation : on ne recherche plus le soutien d'un puissant contre une autre mais on s'organise soi-même, et on intervient sur les institutions publiques du pouvoir plutôt que par la subversion d'autres espaces. Autrement dit, apparaît un véritable mouvement social autonome, qui prend place dans le cadre privilégié de l'Etat nation.
Sans doute introduite par l'importance croissante des médias dans les opérations protestataires, la pratique du dénudément public se range de ce point de vue dans une première évolution du répertoire d'action collective qui privilégie les happenings de toutes sortes. On peut l'interpréter comme un approfondissement de l'autonomisation du mouvement social, qui tend vers une spécialisation de certains acteurs non seulement dans son animation, mais aussi dans sa pratique : de petits groupes actifs ne se contentent plus de planifier la mobilisation d'un grand nombre de personnes mais sont directement la mobilisation. Se déshabiller pour la cause, c'est aussi montrer son engagement personnel dans celle-ci, pas seulement en vue d'un public, mais aussi vis-à-vis de ses compagnons de lutte. L'exercice pourrait bien signifier un certain refermement des mouvements protestataires sur eux-mêmes. Il tend peut-être moins à convaincre les autres qu'à rassembler le groupe.
Une deuxième chose apparaît : luttant contre des "logiques" (néolibérales essentiellement) à qui il n'est pas toujours facile de donner un visage précis, on est bien à peine de savoir quoi faire et plus encore de le dire. Si ce n'est, la plupart du temps, se mobiliser, lutter, manifester. Soit l'on n'a pas de solutions précises à proposer, soit l'on ne sait pas à qui se vouer pour l'obtenir - quelles personnes soutenir pour obtenir les changements désirés au G20 ? - soit il faut avant tout que la "masse" prenne conscience du problème et agisse - en arrêtant d'acheter de la fourrure, en cessant d'être sexiste, en rejoignant les "indignés", etc. L'action protestataire ne propose en fait pas grand chose de plus que sa propre poursuite. Donc pourquoi ne pas se déshabiller ? La protestation se nourrit elle-même de sa propre action, le déshabillage est une fuite en avant pour "faire quelque chose".
C'est peut-être de cela dont témoigne le plus le recours courant à la nudité protestataire : d'une autonomisation finalement radicale des mouvements sociaux, reposant sur leurs propres forces et se prenant comme propres fins. Derrière le côté bon enfant de la pratique, il y a quelque chose qui est beaucoup moins rigolo. Peut-être bien une crise la protestation...
Se dénuder pour protester contre quelque chose n'est en soi pas complètement nouveau. On en trouve déjà une trace dans la fameuse campagne "Plutôt à poil qu'à fourrure" de l'association de défense des animaux PETA : mettre des tops-models ou des actrices célèbres et jolies nues face au photographe pour protester contre l'utilisation de la fourrure animale.
Mais bien d'autres mouvements ont repris cette topique. Ce qui est intéressant, c'est que si l'on pouvait trouver une justification directe dans la campagne de la PETA - puisque celle-ci portait sur la question des vêtements finalement - l'utilisation de la nudité est souvent plus métaphorique. Dans le cas du strip-tease organisé par l'association Oxfam dans le cadre des manifestations autour du G20 de Nice, il est même nécessaire de bien lire les explications pour comprendre de quoi il s'agit (et encore, ce n'est pas d'une clarté cristalline je trouve) :
« L’idée de ce strip-tease est de montrer que la mise en place d’une taxe de 0,05 % sur les transactions financières que nous revendiquons, c’est un petit chiffre qui changerait beaucoup de choses », explique Magali Rubino, d’Oxfam France, jointe hier par « Le Progrès ».
Photo empruntée ici. |
On peut aussi penser au calendrier des "profs dépouillés" qui a fait, il y a quelques temps, le tour du petit monde de l'éducation. Là encore, l'usage de la nudité, d'ailleurs assez bien contrôlée - n'espérez pas vous rincer l’œil, bande de pervers - est tout métaphorique : il s'agit de dénoncer les manques de moyens dont souffre notre belle Education Nationale.
Enfin, toujours dans l'actualité brûlante du moment, on peut noter ces féministes ukrainiennes qui, grimées en femmes de chambre tendance "hentaï", s'en sont pris au domicile de DSK pour protester contre le sexisme et les violences faites aux femmes. Là encore, le happening s'est terminée sur le dévoilement de la poitrine de ces dames, ce qui semble être une habitude du mouvement auxquelles elles appartiennent.
Sur ce dernier exemple, on pourrait discuter longuement de la pertinence de ce genre d'opération par rapport à ce que défendent ces femmes, en particulier quand un journaliste peut finir un article par "Mais avec de tels arguments, il est certain que les féministes se sont bien fait entendre" (ben oui, on va quand même pas se mettre à écouter les moches non plus...).
Il y aurait d'autres exemples à donner : en 2009, Baptiste Coulmont évoquait les opérations "seins nus" dans les piscines orchestrées par certains groupes de femmes, et à peu près à la même époque, des Mexicains se deshabillaient pour protester contre la privatisation de l'entreprise pétrolière nationale...
On peut voir apparaître des points communs et des différences entre ceux relevés ci-dessus. Premier point commun : la nudité protestataire semble toujours collective. On ne se met pas à poil seul : cela se fait en groupe, soit de façon directe lorsqu'il s'agit d'un strip-tease collective, soit de façon indirecte en reproduisant un geste déjà fait par d'autres et en s'inscrivant, donc, dans le même mouvement. Deuxième point commun : la nudité protestataire fait l'objet d'une certaine retenue. On ne montre pas tout, quitte à se contorsionner un peu ou à trouver quelques accessoires pour cela. Même nos féministes ukrainiennes, si elles en montrent plus que les autres, ne vont finalement pas beaucoup plus loin que ceux que font quelques milliers de femmes chaque année sur les plages : dévoiler leurs poitrines. Dévoilement qui, de toutes façons, se heurte au floutage journalistique, ouf, la morale est sauve...
Cette première retenue se recoupe sans doute d'une seconde. Jean-Claude Kaufmann avait analysé les enjeux autour des seins nus sur les plages : il y montrait notamment que, derrière l'apparente liberté et hédonisme affichée par la pratique, se jouait en fait un fort contrôle social. Pour qu'une femme ôte le haut de son maillot, encore fallait-il qu'elle se "sente à l'aise", ce qui voulait dire avoir le sentiment que son corps était acceptable pour les autres et surtout pour les hommes. Ces derniers, regardant sans regarder, ne se privaient pas de jugement sur ce que devait être le sein méritant publicité. Il y a fort à parier que le même genre de mécanisme est à l’œuvre lorsqu'il s'agit de montrer son corps à des fins politiques : l'engagement pour la cause peut être minoré par l'engagement dans le regard des autres, particulièrement ceux dont on se soucie le plus du regard... D'ailleurs, sur les photos des Robins des Bois d'Oxfam, si les corps ne sont pas tous identiques, tout au moins peuvent-ils se targuer d'une certaine jeunesse. Et je suis prêt à parier que si les retraités avaient recourus à un tel happening au moment où ils défilaient l'accueil n'aurait pas été le même dans le public... Et rien ne dit que ces enjeux soient les mêmes pour les hommes et pour les femmes.
Pour autant, les différences sont nombreuses, et elles portent principalement sur la logique qu'il y a derrière ces différentes opérations. Analyse classique et intuitive : présenter son corps nu est un moyen d'attirer une attention médiatique rare, un moyen de "faire parler", d'attirer l'attention, etc. Il est vrai que, pris dans une économie médiatique resserrée, les mouvements protestataires sont en concurrence pour l'accès aux grands moyens de communication. Mais cette analyse n'éclaire pas complètement tous les cas cités. Elle vaut surtout pour ceux - et surtout celles - qui ont un capital particulier à investir dans l'action : capital de popularité pour les actrices de la Peta ou capital "érotique" - faute de meilleur mot - pour les féministes ukrainiennes... Pour les enseignants, si l'objectif est bien d'attirer l'attention, c'est moins la nudité en elle-même qui est utilisée, d'autant plus qu'elle est bien dissimulé, que le geste de "dépouillement" lui-même. Et pour les Robins des Bois d'Oxfam, il est difficile de penser que l'excitation sexuelle soit un ressort bien utile.
Les limites d'une telle explication se renforcent si l'on prend en compte le fait que la nudité est une arme à double tranchant. Elle peut tout autant permettre qu'interdire l'accès à une arène médiatique qui reste, quoi qu'on en dise, soumise à des normes de décence minimale. La nudité attire donc d'autant plus l'attention que l'on a quelque chose d'autre pour motiver le spectateur à aller au-delà de ce qu'il peut trouver dans les grands médias : on est sans doute prêt à rechercher une photo dénudée d'une célébrité (même si je n'ai pas d'explication rationnelle concernant Eve Angeli), pas forcément lorsqu'il s'agit d'une bande d'anonyme dans la rue... En outre, si on veut aller par là, il existe bien d'autres moyens d'attirer l'attention médiatique : les happenings sont multiples et peuvent être plus marquant que la nudité, Act'Up l'a bien montré. Le strip-tease est peut-être un happening du "pauvre" : il n'a finalement un coût de préparation et d'organisation tout minimal... Mais il ne semble pas non plus pouvoir engranger des gains bien importants : lorsque j'ai voulu trouver une photo du strip-tease d'Oxfam, je n'ai rien trouvé dans les médias classiques, si ce n'est quelques lignes évoquant la chose, et c'est vers uns site de l'association elle-même que j'ai dû me tourner.
L'usage de la nudité ne résulte donc pas d'un calcul rationnel visant à maximiser l'efficacité de la protestation. C'est déjà toujours bon de le rappeler. Il semble plutôt que cette pratique ait rejoint ce que Charles Tilly appelle le "répertoire d'action collective" : lorsqu'ils veulent se lancer dans une entreprise protestataire, les acteurs puisent dans un ensemble de pratiques disponibles de la même façon que les acteurs de la commerdia dell'arte puisaient dans un répertoire de rôles et de situations prédéfinies. La notion est importante : elle établit notamment que les formes que prend les protestations a une histoire propre, que l'on ne peut rabattre sur d'autres dimensions. La façon dont s'organisent les mouvements protestataires n'est pas un pur décalque des opportunités qui leur sont offertes. Ces formes évoluent dans le temps, soit par une modification des conditions de la protestation - l'introduction du suffrage universel a contribué à massifier les formes de la protestation, incitant à faire de la manifestation un pseudo-suffrage - soit par la dynamique interne des formes de protestation - ce qui semble plus être le cas de figure qui nous intéresse ici. Le fait que la nudité et le déshabillage rejoignent les formes auxquels les protestataires estiment pouvoir avoir recours - même s'ils ne le font ni tous ni systématiquement - nous dit quelque chose de l'état des conflits et des mouvements sociaux dans nos sociétés.
Ce que relève Charles Tilly, c'est une évolution du XIXème au XXème siècle d'un répertoire "localisé et patronné" vers un répertoire "national et autonome". En simplifiant un peu, les protestations du XIXème, héritées en fait du XVIIIème, s'adressaient à des "patrons", notables et autres puissants dont on cherchait le soutien contre d'autres dans un cadre local, en particulier lors de fêtes et d'assemblées publiques, et centré sur les lieux et demeures de ceux que l'on estimait fautif. Le charivari, l'exercice direct de la violence, l'invasion étaient les formes préférées. Au contraire, le répertoire du XXème, hérité, donc, d'évolutions qui ont cours dès le XIXème (oui, c'est de l'histoire, les évolutions ne sont pas simples, il faut vous y faire), privilégie les grèves et les manifestation : on ne recherche plus le soutien d'un puissant contre une autre mais on s'organise soi-même, et on intervient sur les institutions publiques du pouvoir plutôt que par la subversion d'autres espaces. Autrement dit, apparaît un véritable mouvement social autonome, qui prend place dans le cadre privilégié de l'Etat nation.
Sans doute introduite par l'importance croissante des médias dans les opérations protestataires, la pratique du dénudément public se range de ce point de vue dans une première évolution du répertoire d'action collective qui privilégie les happenings de toutes sortes. On peut l'interpréter comme un approfondissement de l'autonomisation du mouvement social, qui tend vers une spécialisation de certains acteurs non seulement dans son animation, mais aussi dans sa pratique : de petits groupes actifs ne se contentent plus de planifier la mobilisation d'un grand nombre de personnes mais sont directement la mobilisation. Se déshabiller pour la cause, c'est aussi montrer son engagement personnel dans celle-ci, pas seulement en vue d'un public, mais aussi vis-à-vis de ses compagnons de lutte. L'exercice pourrait bien signifier un certain refermement des mouvements protestataires sur eux-mêmes. Il tend peut-être moins à convaincre les autres qu'à rassembler le groupe.
Une deuxième chose apparaît : luttant contre des "logiques" (néolibérales essentiellement) à qui il n'est pas toujours facile de donner un visage précis, on est bien à peine de savoir quoi faire et plus encore de le dire. Si ce n'est, la plupart du temps, se mobiliser, lutter, manifester. Soit l'on n'a pas de solutions précises à proposer, soit l'on ne sait pas à qui se vouer pour l'obtenir - quelles personnes soutenir pour obtenir les changements désirés au G20 ? - soit il faut avant tout que la "masse" prenne conscience du problème et agisse - en arrêtant d'acheter de la fourrure, en cessant d'être sexiste, en rejoignant les "indignés", etc. L'action protestataire ne propose en fait pas grand chose de plus que sa propre poursuite. Donc pourquoi ne pas se déshabiller ? La protestation se nourrit elle-même de sa propre action, le déshabillage est une fuite en avant pour "faire quelque chose".
C'est peut-être de cela dont témoigne le plus le recours courant à la nudité protestataire : d'une autonomisation finalement radicale des mouvements sociaux, reposant sur leurs propres forces et se prenant comme propres fins. Derrière le côté bon enfant de la pratique, il y a quelque chose qui est beaucoup moins rigolo. Peut-être bien une crise la protestation...
"la nudité protestataire semble toujours collective"... Hmm, je ne suis pas si sûr : Le "streaking" me semble mettre en jeu un/e individu/e seul/e face à une collectivité, et il y a parfois un message.
RépondreSupprimerJe dirais donc "souvent collective".
C'est vrai, je n'y avais pas pensé. Je me demande quand même dans quelle mesure l'on a un individu véritablement isolé dans ce cas-là.
RépondreSupprimerla commerdia dell'arte ? Un peu de décence ...
RépondreSupprimerA lire "Colère du présent", un polar de Pouy aux éditions Baleine. L'auteur reprend cette idée de manifestants à poil et c'est aussi jouissif qu'indispensable en ces temps de réveil des peuples!
RépondreSupprimer"Se dénuder pour protester contre quelque chose n'est en soi pas complètement nouveau." Mille ans pas nouveau. N'oublions pas Lady Godiva, qui, elle aussi, voulait protester l'injustice financiere.
RépondreSupprimer"Se dénuder pour protester contre quelque chose n'est en soi pas complètement nouveau." Mille ans pas nouveau. N'oublions pas Lady Godiva, qui, elle aussi, voulait protester l'injustice financiere.
RépondreSupprimerEncore un exemple de la nudité comme forme d'action : http://www.liberation.fr/monde/01012372182-alia-magda-ehmahdy-nue-contre-les-salafistes
RépondreSupprimerA l'heure où on assiste à un fort conformisme de la population envers des "modeles" de communication; je pense que la nudité est un moyen qui plus est efficace d'échapper à tout rapprochement. Je ne pense pas que la manifestation soit en crise, se faisant les moyens et les formes utilisés évoluent avec le temps. Finalement, choquer l'opinion pour faire communiquer son mouvement n'est-il pas une bonne idée ? Le fait même, qu'on en discute ici montre qu'ils ont réussi.
RépondreSupprimer@Martin M. : J'ai un peu de mal à voir ce qu'il y a de choquant aujourd'hui dans ces strip-teases protestataires. La chose s'est tellement banalisée, tout comme la nudité d'une façon plus générale, qu'à part quelques groupes très minoritaires, cela ne semble pas soulever l'indignation de grand monde. Si vous pensez que la manifestation n'est pas en crise, il faudrait répondre un peu plus aux arguments que j'ai essayé de développer.
RépondreSupprimerJe me souviens pourtant d'une fois où un chinois (vieux soit dit en passant) implorait, nu, devant les autorités chinoises (je ne sais plus lesquelles) pour protester contre les expropriations de terrains. Bref, ce doit être trouvable facilement, mais en gros il était seul, et même furieusement seul, ce qui accrochait encore plus. Alors peut-être que ça fait parti d'un répertoire, et de toute façon la protestation aurait moins d'impact si elle n'était pas filmée ni regardée, mais bon, je préfère aussi "souvent collective".
RépondreSupprimerOui, il y a une faiblesse dans mon billet sur ce point là. La nudité semble pouvoir être assez souvent, finalement, individuelle. Je me demande si c'est tout à fait la même chose que les situations collectives. Il faut que j'y réfléchisse plus sérieusement.
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