Dan Ariely, l'homo oecomicus et moi

Dan Ariely a connu un succès fulgurant - pour un universitaire s'entend - en avançant une thèse à la fois simple et séduisante : les individus sont essentiellement irrationnels, et les économistes n'ont rien compris à la vie. Il est difficile de dire laquelle des deux propositions a fait son succès. Le Monde publie aujourd'hui un article plutôt bienveillant à son propos. Article qui ne fait que nourrir les nombreux doutes que j'ai à l'égard de cette "psychologie économique".

Dan Ariely a construit son succès sur une critique assez simpliste de la science économique : grosso modo, il nous dit que les économistes sont quand même bien bêtes parce qu'ils croient que les individus sont toujours rationnels et parfaits. Il nous dit ainsi :

que seraient nos autoroutes s'ils avaient été conçus par des économistes rationnels ? Nous n'aurions pas de bande d'arrêt d'urgence parce que nous n'aurions pas eu besoin de goudronner une voie où personne n'était supposé conduire. Nous n'aurions pas de lignes pour délimiter les voies, ni de limites de vitesse si les gens étaient aussi rationnels qu'on voudrait le croire.

Pourtant, les économistes arrivent si bien à concevoir que les gens ont besoin d'assurance - qui peut se penser comme un équivalent financier de la bande d'arrêt d'urgence - qu'il arrive à certains de participer à leur conception. Mais je suppose que la dénonciation a plus de portée si on fait passer son adversaire pour un idiot.

Pour soutenir son propos, Dan Ariely a organisé toutes sortes d'expériences qui font le bonheur des médias : par exemple, il a demandé à des étudiants de compléter un questionnaire concernant leur comportement sexuel - accepter de coucher avec des mineurs, avec des obèses (la présence de cette question ne cesse de me fasciner d'ailleurs pour ce qu'elle dit de nos sociétés), etc. - en se masturbant. En comparant avec un groupe qui a remplit le même questionnaire "à froid", il remarque que les tabous tombent sous l'effet de l'excitation sexuelle, et en conclut que notre capacité à raisonner dépends de celle-ci. Reste que l'on ne sait pas trop quoi faire de ce résultat : combien de fois par jour faites-vous des choix économiques sous l'emprise de l'excitation sexuelle ?

Ce genre d'approche laisse sceptique le sociologue que je m'efforce d'être, au moins tout autant, si ce n'est plus, que l'approche économique classique. En fait, mon sentiment est que Dan Ariely fait exactement la même erreur que nos amis économistes avec de moins bonnes raisons.

Quelle est cette erreur ? Celle de considérer un individu a-historique. Il est devenu banal de dire que l'homo oeconomicus n'existe pas : le comportement maximisateur et la recherche exclusive de l'intérêt personnel ne sont pas une représentation réaliste du comportement des individus. Et pourtant, l'homo oeconomicus a existé et existe :

Lorsqu'un de ses associés, s'étant retiré des affaires, proposa à Jacob Fugger d'en faire autant - il avait gagné assez d'argent et devait désormais en laisser gagner aux autres -, celui-ci, après avoir taxé le premier de pusillanimité, lui rétorqua qu'il "était d'un tout autre avis et qu'il voulait gagner de l'argent aussi longtemps qu'il le pourrait". [1]

L'oeuvre de Max Weber vise justement à comprendre l'émergence historique de ce comportement si particulier que Pierre Bourdieu le qualifiera de "monstre anthropologique" : comment se fait-il qu'en Occident soit apparu un comportement aussi particulier que le comportement capitaliste ? C'est bien là que réside le problème : les économistes ont tendance à considérer comme naturel et universel ce qui n'est en fait qu'un comportement humain spécifiquement daté, historique. Si l'homo oeconomicus existe - et ce que décrit Olivier Godechot à propos des travailleurs de la finance va dans ce sens [2] - il est socialement construit. Et cela Bourdieu l'avait bien compris lorsqu'il se penchait sur la fabrication de l'habitus économique à partir de ses travaux algériens [3].

Ce point implique que la rationalité n'existe pas pour elle-même : on ne peut la définir dans l'absolu, car elle est toujours un produit historique. La pensée magique que décrit Mauss [4] a sa propre rationalité, même si celle-ci est bien différente de celle de la pensée scientifique. De même, Olivier Godechot met à jour plusieurs façons d'être rationnel, plus formes de rationalités qui guident les comportements des traders. C'est d'ailleurs de là que la théorie économique tire une partie de sa force : lorsqu'elle est adoptée par les individus, elle en vient à orienter leur comportement dans le sens qu'elle indique (ce que l'on nomme généralement "performativité" de la science économique, mais le terme me semble mal choisi). De ce fait, les sociologies vont considérer que l'action économique est un objet d'investigation, tant dans sa production que dans ses différents supports, en particuliers dans les institutions qui la rendent possible et la modèle. Ce que ne font pas les économistes qui la résument volontairement - on verra pourquoi dans quelques instants - à un modèle simple.

Et Dan Ariely dans tout cela ? Il semble qu'il fasse la même "erreur" que les économistes, mais en l'abordant dans l'autre sens. Posant que seul le comportement décrit par les économistes est rationnel, il en conclut que tout ce qui s'écarte celui est irrationnel. Plus encore, il considère également des "failles" dans la rationalité des individus sans s'interroger sur leur production et leur historicité. "S'il n'y a qu'une seule façon d'être rationnel, il y en beaucoup à être irrationnel" peut-on lire dans l'article du Monde : pour un sociologue, il y a avant tout beaucoup de façon d'être rationnel, et celles-ci méritent d'être étudiés et expliqués.

Il n'en reste pas moins que les économistes ont de bonnes raisons de recourir à la fiction de l'homo oeconomicus - et c'est pour cela que j'ai précédemment écrit "erreur" entre guillemets. Désireux de se conformer aux standards des sciences de la nature, ils cherchent à s'exprimer dans une langue formelle, c'est-à-dire mathématique, dont l'avantage est la transposabilité. Pour se faire, ils renoncent à produire une théorie de l'action, et ne considèrent celle-ci que comme un outil méthodologique. Autrement dit, les économistes n'ont jamais prétendu expliquer l'action économique à l'aide de l'homo oeconomicus, celui-ci n'étant qu'une construction méthodologique et non anthropologique. Ce choix a un coût exorbitant du point de vue de la sociologie - rien de moins que de renoncer à comprendre l'action, et donc de restreindre sérieusement le champ de véridicité des propositions - mais il a le mérite de la cohérence.

Or l'approche que promeut la psychologie économique telle que Dan Ariely la diffuse ne propose pas une théorie de l'action beaucoup plus riche : au contraire, elle semble se limiter à dire que l'individu est essentiellement irrationnel et guidé par toutes sortes de passion. La raison en est en partie méthodologique : l'usage de l'expérimentation est certes séduisant, et on ne peut plus médiatique, mais il signifie que l'on renonce à comprendre l'action dans les contextes socio-historiques où elle se déploie. Elle est également théorique : l'approche psychologique se concentre trop sur les motifs internes aux individus pour en saisir la dimension proprement sociale et historique. Et elle conclut donc facilement à l'irrationalité faute de chercher à comprendre comment on en est arrivé là.

L'économie semble depuis longtemps avoir accepté le dialogue avec la psychologie, sans doute parce que les deux disciplines partagent une même ambition épistémologique : se rapprocher du modèle des sciences de la nature. Il n'est pas évident que l'économie y gagne beaucoup. Le risque est grand, au contraire, que l'on trouve dans ce genre de travaux une raison supplémentaire de dire que le monde doit être rapprocher des modèles économiques, puisque ceux-ci sont rationnels alors que les hommes sont irrationnels. Un dialogue avec une science plus différente, devinez laquelle, serait sans doute plus fructueux. Les sociologues, eux, lisent les économistes. La réciproque est trop rarement vraie.

Bibliographie :
[1] Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme
[2] Olivier Godechot, Les traders. Essai de sociologie des marchés financiers, 2002
[3] Pierre Bourdieu, "La fabrique de l'habitus économique", Actes de la recherche en sciences sociales 150, 2003
[4] Marcel Mauss, "Esquisse d'une théorie de la magie", 1902

Read More...