Mais pourquoi signe-t-on une pétition ?

Comme vous le savez déjà, l'Apses - l'Association des professeurs de Sciences Economiques et Sociales - a récemment lancé un "manifeste pour enseigner la société", sous-titré "Les sciences économiques et sociales pour relever les défis du XXIème siècle". Plus de mille personnes ont déjà signés le texte. Mais au fait, pourquoi signe-t-on les pétitions ?


A ma connaissance, il n'existe pas encore de sociologie de la signature des pétitions. Il y a cependant une raison évidente : c'est un engagement a priori peu coûteux - le temps pour apposer une signature est plutôt faible - qui peut, d'un point de vue individuel, donner bonne conscience à celui qui y a recours. Rien de boulversant, si on accepte que le faible coût de l'engagement ne réduit pas forcément la conviction des personnes ou l'efficacité de la mobilisation. Surtout que les pétitionnaires peuvent aussi s'engager d'autres façons.

Plus intéressant par contre est ce passage tiré de A quoi sert la sociologie ?, un ouvrage dirigé par Bernard Lahire et publié en 2002. Dans une note de bas de page de son texte "Utilité : entre sociologie expérimentale et sociologie sociale", ce dernier écrit :

"Il n'est pas cynique de rappeler ici les profits symboliques que les intellectuels peuvent avoir à donner régulièrement à lire leur nom dans la presse intellectuelle, à associer leur nom à d'autres plus prestigieux qu'eux, etc. Une sociologie de la façon dont se signent les pétitions seraient amenée à constater que, dans plus d'un cas, la décision de signer ou de ne pas signer est moins liée à la "cause" défendue qu'aux noms des premiers signataires auxquels on veut s'associer ou vis-à-vis desquels on entend se démarquer"


Le caractère public des signatures compte probablement beaucoup, particulièrment pour les premières. Et le capital social de chacun - les réseaux mobilisables par les individus - aussi. Ces éléments vont grandement conditionner la réussite ou non de la pétition.

Le fait que l'on ait intérêt ou non à signer une pétition ne dévalorise en rien la pétition en elle-même. Au contraire, cela rend la signature d'autant plus importante pour ceux dont le nom est susceptible d'en appeler d'autres : non seulement une signature prestigieuse fait toujours son effet auprès des destinataires finaux, mais en plus il attirera probablement d'autres signatures renforçant d'autant plus le poids du texte.

On peut même avancer que le texte précis d'une pétition ou d'un manifeste a moins d'importance, au final, que la qualité de ses signataires. En la matière, savoir qui parle est peut-être plus important que ce que l'on dit - dans une certaine mesure, bien sûr. Ce qui signifie que l'on peut être d'accord avec l'idée générale d'un texte et non avec ses détails et signer quand même.

D'ailleurs, le nom de Bernard Lahire figure parmi les signataires du manifeste de l'Apses. Au côté de ceux de
Philippe Askenazy, Christian Baudelot, Alain Caillé, Yves Deloye, Marie Duru-Bellat, Roger Establet, Jacques Freyssinet, Jacques Généreux, Bernard Guerrien, Michel Lallement, Philippe Meirieu, Erik Neveu, Dominique Plihon et d'autres encore, qu'ils m'excusent si je les oublie. Espérons que ça suffira.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

A noter toutefois que le "coût" d'une signature devient de plus en plus important pour de nombreux d'entre nous (intellos précaires) à cause de la visibilité accrue des signatures.

Parce que de nombreuses pétitions se retrouvent en ligne, il n'est pas rare qu'une recherche google sur votre nom conduise directement à la demi-douzaine de pétitions que vous avez pu signer. Or, s'il est parfois bon de se sentir valorisé à côté de signataires prestigieux, il peut être très dangereux de soutenir certaines causes lorsque l'on est en permanence à la recherche du prochain contrat.

Et une sociologie de la pétition serait d'autant plus la bienvenue que ce phénomène s'applique certainement très différemment selon les professions : un acteur peut avoir intérêt à se montrer "engagé" tandis qu'un journaliste préférera plus probablement éviter toute publicité sur ses opinions politiques.

Denis Colombi a dit…

Excellente remarque. On peut même penser que les gains, et non seulement les coûts, sont différenciés en fonction de la position de l'individu : l'intellectuel ou le militant "professionnel" y gagne sans doute plus que le lycéen ou le citoyen lambda. Il y a donc plusieurs types de calculs et de rationalité derrière.

TheSocialScientist a dit…

La sociologie des pétitions est traité en partie par la sociologie politique dans les formes d'actions politiques (elle vient souvent dans la hiérarchie de ces pratiques tout de suite après le vote).
Pour des études de cas plus précises, je crois que dans le petit opuscule dans la collection de Bourdieu, Raison d'Agir, sur les rapports entre Grève de 1995, intellectuels et médias, il y a une analyse assez fine des deux pétitions de l'époque. Si je me souviens bien, ils mettent en avant le fait que parmi les critères de valeur d'une signature, il y a sa rareté. C'est assez logique, moins vous signez souvent une pétition, plus cela à de force quand vous en signez une.
Sinon, il faut voir du côté de l'histoire des intellectuels. JP Sirinelli a écrit un ouvrage sur les pétitions d'intellectuels.

Une petite remarque: la liste des signataires que vous donnez, informe autant sur la teneur politique de laa pétition, que sur votre propre engagement (je me demande au passage comment vous avez eu ces noms, vu que sur la page de l'Apses, la liste est alphabétique sans distinction de profession...).

Denis Colombi a dit…

Merci pour les indications bibliographiques.

Les signataires de la pétition que j'ai cité signent en qualité de chercheurs reconnus dans leurs disciplines respectives, défendant un enseignement à vocation scientifique et pédagogique. Je doute qu'ils partagent tous les mêmes opinions politiques sur d'autres sujets (entre Marie Duru-Bellat d'un côte et Baudelot et Establet de l'autre, je ne suis pas sûr que l'unanimité politique soit simple à obtenir).

Quant à mon propre engagement, mis à part celui pour la défense des SES, il serait extrêmement hasardeux de tirer des conclusions à partir des notes de ce blog - où tout ce qui pourrait donner une indication est patiemment gommé.

J'ai recupéré les noms sur l'ancienne page de l'Apses qui donnait accès au manifeste : la présentation était alors différente, et surtout les noms moins nombreux.

Anaïs a dit…

Toujours très intéressant de lire vos articles, et celui-ci en particulier.
Merci et bonne continuation.

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